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Montebourg s’alarme d’une «catastrophe» économique et démocratique

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C’est peu dire que les quatre notes qu’Arnaud Montebourg a adressées confidentiellement à François Hollande tout au long des deux années où il a été ministre du redressement productif puis ministre de l’économie, et qu’il a accepté, sous notre insistance, de remettre à Mediapart, sont d’une grande importance. Car elles révèlent sous un jour nouveau la gravité des désaccords sur le cap économique qui existaient dans les rangs de la gauche mais aussi au sein même du gouvernement. Tout comme elles révèlent aussi un épisode jusque-là en grande partie illisible : les conditions dans lesquelles Arnaud Montebourg a accepté de participer au gouvernement de Manuel Valls, au lendemain de la débâcle historique des socialistes lors des élections municipales de mars 2014, et les vraies raisons de son départ du gouvernement lors du remaniement ministériel de la fin du mois d’août 2014.

Ces notes secrètes qu’Arnaud Montebourg a accepté de nous remettre permettent donc de réécrire en partie l’histoire des débuts de ce quinquennat. Et elles permettent, dans le même temps, de mieux comprendre les conditions dans lesquelles la catastrophe économique qui a marqué les premières années de ce quinquennat s’est doublée d’une catastrophe démocratique, puisque ces notes secrètes, comme nous allons le voir, n’ont fait l’objet d’aucun débat public. Et pas même d’un débat en tête-à-tête entre son auteur, Arnaud Montebourg, et leur destinataire, François Hollande. En clair, ces notes, que le chef de l’État a aussitôt enterrées, constituent une nouvelle illustration des dérives graves auxquelles conduisent les institutions de la Ve République, permettant au chef de l’État d’imposer ses décisions, sans débat collectif, sans même à avoir à en rendre compte.

Maintenant que ces quatre notes sont sur la place publique, revisitons donc l’histoire des débuts de ce quinquennat, pour voir ce qu’elles nous en apprennent. Et écoutons ce qu’en dit Arnaud Montebourg qui, plutôt de nous accorder un entretien, a préféré nous apporter ses explications et ses éclairages sur les chaînons clefs de cette histoire.

Quand le premier gouvernement de Jean-Marc Ayrault se met en place, en mai 2012, au lendemain de la victoire de François Hollande à l’élection présidentielle, Arnaud Montebourg n’est pas aux avant-postes pour la définition de la politique économique. Ministre du redressement productif, il a la charge de superviser l’industrie. Et comme celle-ci est sinistrée du fait des politiques d’austérité qui ont submergé l’Europe et connaît des plans sociaux innombrables, il a suffisamment à faire pour sauver ce qui peut l’être, sans se mêler des arbitrages qui ne le concernent pas directement. En clair, le ministre de l’économie, ce n’est pas lui ; c’est Pierre Moscovici. Et les choix de politique économique, il n’y prend pas part directement : ils sont mis en œuvre par un quatuor comprenant François Hollande, Jean-Marc Ayrault, Pierre Moscovici et surtout Jérôme Cahuzac qui, ayant la charge du budget, a un rôle clef dans le dispositif mis au point par l’Élysée.

Il n’y prend pas part et, d’ailleurs, le quatuor ne fait rien pour l’y associer. Pour toutes les mesures fiscales qui sont prises, dont certaines pèsent lourdement sur les entreprises, il n’est pas même consulté.

Accaparé par la noria de plans sociaux qui se succèdent les uns aux autres, Arnaud Montebourg constate pourtant, de loin, que les choix qui sont faits par le quatuor ne sont pas, c’est le moins que l’on puisse dire, des choix de croissance. Avec les premières mesures d’austérité qui sont prises dès le début de l’été 2012, et surtout dans le cadre de la préparation du projet de loi de finances pour 2013 – avec au premier chef ces mesures d’austérité fiscale –, il comprend que son rôle de ministre de l’industrie risque d’en être de plus en plus gravement affecté.

Pour finir, Arnaud Montebourg décide donc de dire son inquiétude au chef de l’État. Comme il estime que partout dans le monde l’austérité en période de récession n’a jamais permis de relancer la croissance mais a toujours eu pour effet, à l’inverse, d’empirer les choses, il veut mettre en garde François Hollande. D’où cette première note qu’il adresse au chef de l’État le 11 septembre 2012 (lire 2012-2014 : les notes secrètes de Montebourg à Hollande). « Je n’ai pas voulu à cette époque me mêler du débat sur le cadrage de la politique économique. Ce n’est pas moi qui en avais la charge, mais Pierre Moscovici. Mais je savais aussi que la politique d’austérité qui commençait aurait des effets sur le secteur dont j’avais la charge, celui de l’industrie. D’où cette première alerte sérieuse avec la note du 11 septembre 2012 », explique avec le recul Arnaud Montebourg.

Cette première note, co-écrite avec l’économiste Xavier Ragot, que l’ancien patron de Saint-Gobain, Jean-Louis Beffa, a présenté à Arnaud Montebourg, est déjà, à elle seule, pleine d’enseignements. D’abord, elle révèle un fait majeur : les désaccords sur la politique économique ont donc commencé quasiment dès le début du quinquennat de François Hollande, alors que l’on retient le plus souvent qu’ils ont vraiment pris forme seulement avec la bataille entre le gouvernement et les frondeurs socialistes, à l’approche des municipales de mars 2014.

Mais cette note éclaire aussi les effets désastreux qu’a le système français de monarchie républicaine sur le débat public : sur l’effet d’étouffoir qu’il provoque. Car, en ce mois de septembre 2012, c’est un débat de première importance que soulève Arnaud Montebourg : n’est-il pas temps de s’émanciper de la folle doxa bruxelloise selon laquelle l’austérité est le gage du retour de la croissance, alors que toutes les expériences dans le monde montre l’inverse ? Et ce débat primordial, il le lance avec d’infinies précautions. D’abord, il prend bien soin de ne pas faire de ses inquiétudes l’objet d’une controverse publique. « L’existence même de ces notes sont la preuve de ma loyauté. Elles attestent que membre d’une équipe, je me suis battu dans la collégialité secrète du gouvernement », explique Arnaud Montebourg. Cette note, Arnaud Montebourg ne la transmet donc qu’au chef de l’État, et à personne d’autre.

Et puis cette note du 11 septembre 2012 – comme d’ailleurs les suivantes – est habile. Comme on le constate en la lisant, elle ne prend pas l’exact contre-pied des orientations économiques d’ores et déjà annoncées, et ne demande pas au chef de l’État de se déjuger. Non ! Suggérant que le plan d’austérité déjà annoncé porte non pas sur les 33 milliards d’euros envisagés mais seulement sur 25, elle propose en fait une inflexion. En quelque sorte, la note est, si l’on peut dire, « hollando-compatible ». « Je suis dans une équipe ; je ne suis pas en conflit : j’essaie de prendre en compte les positions que défendent mes interlocuteurs et en l’occurrence celles que défend le chef de l’État. Je ne suis pas au congrès du Parti socialiste ; je siège dans le gouvernement de la France, qui est l'une des puissances mondiales. Cela crée des devoirs que je me suis employé à respecter », fait valoir Arnaud Montebourg.

Et pourtant, cette loyauté que veut scrupuleusement respecter Arnaud Montebourg, en n’exprimant ses inquiétudes qu’en privé, par une note qui n’a pas d’autres destinataires que François Hollande, n’est pas le moins du monde récompensée. Comme le dit mon confrère Edwy Plenel dans un billet de blog (lire Les notes Montebourg ou le débat empêché), ailleurs qu’en France, les choses se seraient passées différemment : « Dans une démocratie parlementaire, ce débat aurait été public, associant les divers élus et les autres composantes de la majorité. Les citoyens en auraient été juges et acteurs, parce que clairement informés. Sous la Cinquième République, rien de tel. Le débat est confiné aux cabinets et aux experts, réduit à des notes des ministres au président auxquels ce dernier n’est pas tenu de répondre, et sa vitalité intellectuelle s’épuise vite dans des combinazione gouvernementales où les ambitions personnelles prennent le pas sur les logiques de conviction. »

Dans le cas présent, Arnaud Montebourg prend le soin d’adresser secrètement au chef de l’État une note très longue et très argumentée, lui faisant part d’inquiétudes qu’il a la loyauté de ne pas exprimer en public, et en retour quelle réponse reçoit-il ? Aucune ! Pas la moindre…

C’est l’un des aspects les plus stupéfiants de cette histoire, qui en dit long sur le début de quinquennat : ni par écrit ni à l’oral, François Hollande ne répond à son ministre du redressement productif. Expert en évitement, il a l’inélégance – que lui autorisent les institutions et les pouvoirs exorbitants qu’elles lui confèrent – de faire comme si cette note n’existait pas.

Et le plus invraisemblable, c’est que ce théâtre d’ombres se poursuit tout au long des mois suivants, en 2013 puis au début de 2014. Car, comme on l’a vu, Arnaud Montebourg adresse par la suite deux autres notes secrètes très argumentées à François Hollande, pour lui proposer de nouveaux ajustements à la politique économique, tournant le dos à l’austérité : une note en date du 29 avril 2013 (lire Quand Montebourg plaidait pour « une grande explication avec l'Allemagne ») co-écrite avec Xavier Ragot, et enfin une troisième note, en date du 31 janvier 2014 (lire Quand Montebourg expliquait à Hollande comment créer 1,5 million d’emplois), à laquelle l’économiste Mathieu Plane apporte son concours. Et a chaque fois, le résultat est le même : néant ! Pas la moindre réponse ! Pratiquant l’esquive, François Hollande fait le mort.

« J’ai compris que Hollande ne voudrait pas réformer ses préjugés économiques. Aucune de ces notes n’a reçu réponse. J’ai eu juste une discussion une fois en deux ans, et d’un revers de main, mes propositions ont été désagréablement écartées », raconte Arnaud Montebourg.

En fait, la seule discussion qui a lieu et à laquelle fait allusion Arnaud Montebourg survient le 17 décembre 2012. Ce jour-là, François Hollande va visiter l’usine Radiall de Château-Renault (Indre-et-Loire) dont le PDG est Pierre Gattaz, le président du Medef. Le chef de l’État invite donc le ministre du redressement productif à monter avec lui dans sa voiture pour faire le voyage ensemble, et la discussion s’arrête un instant sur la première note, et mais elle est vite tranchée par François Hollande : « Ce n’est pas à l’ordre du jour ! »

Et c’est tout : nul autre échange ! Toutes les autres notes restent ainsi sans réponse. Lors des réunions du « pôle économique » qui rassemble le chef de l’État, le secrétaire général et le secrétaire général adjoint de l’Élysée, le premier ministre et les ministres de Bercy, Arnaud Montebourg défend périodiquement des thématiques proches de ces notes. « Sans évoquer l’existence de ces notes, je m’en suis régulièrement inspiré pour défendre mes convictions, lors des nombreuses réunions que nous avons eues à l’Élysée, dans le Salon vert. Les suites ? Aucune. Refus ou incapacité absolus de mener ce débat de politique économique qui existe pourtant partout dans le monde », explique à Mediapart Arnaud Montebourg. Et il ajoute : « Lors de ces réunions, je n’ai pas évoqué ces notes, parce qu’elles étaient entre François Hollande et moi-même ; j’en reprenais seulement le contenu. Mais les notes lui sont bien parvenues : elles étaient sur son bureau ou je les ai vu plusieurs fois sommeiller lorsque je le rencontrais ».

En somme, Arnaud Montebourg tombe dans le piège des institutions de la Ve République. Lui qui en a si souvent, dans le passé, décrit les vices ; lui qui a depuis si longtemps analysé les pouvoirs exorbitants qu’elles confèrent au chef de l’État, l’autorisant à décider tout seul de tout ou presque tout, le voilà contraint, par loyauté, de ne pas faire d’esclandre public et de garder le secret sur les notes alarmistes qu’il lui adresse ; mais le voici aussi contraint de subir l’humiliation de ne recevoir aucune réponse. Le coup d’État permanent ! L’humiliation du coup d’État permanent, infligé à celui qui en a été le plus fervent détracteur…

Lorsqu’on lui en fait la remarque, Arnaud Montebourg réfute la critique. « Peut-être, objecte-t-il, mais le système est une réalité avec laquelle il faut bien faire. De surcroît, on aurait eu un autre président, même sous la Ve – on aurait eu un François Mitterrand ou un Lionel Jospin, il n’est pas certain que cela se serait passé de la même façon. Jean-Pierre Chevènement l’a souvent raconté : François Mitterrand acceptait le débat public. Et Lionel Jospin aussi. »

Et la remarque n’est pas fausse. Car c’est aussi ce que révèlent ces notes secrètes : même s’il est protégé par les mêmes institutions, François Hollande se comporte d’une manière qui n’a pas grand-chose à voir effectivement avec François Mitterrand ou Lionel Jospin. Dans le premier cas, on se souvient en effet que tout procédait de l’Élysée, mais cela n’a pas empêché que de grands débats d’orientation économique aient lieu, avant que le président n’arbitre. Ce fut le cas tout particulièrement juste avant le « virage de la rigueur ».

Et quand Lionel Jospin était premier ministre, de 1997 à 2002, le débat a aussi été fréquent. Les deux poids lourds du gouvernement de l’époque, Dominique Strauss-Kahn et Martine Aubry, souvent en désaccord, se sont périodiquement affrontés. Et Lionel Jospin a toujours laissé le débat se mener, avant de rendre ses arbitrages.

L’histoire des notes secrètes d’Arnaud Montebourg révèle donc plus que la seule violence des institutions ; elles confirment aussi le tempérament propre de François Hollande, qui pratique sans cesse l’évitement. Cet art de l’esquive, ma consœur Lenaïg Bredoux l’a aussi beaucoup documenté dans une longue enquête écrite en mai 2014 : Paroles d’anciens des cabinets : « Hollande a menti une fois, c’était au Bourget »). Il est aussi remarquablement détaillé par les longs récits de Christian Salmon sur Mediapart, et notamment celui-ci : L’après-Hollande a commencé.

Quoi qu’il en soit, qu’Arnaud Montebourg soit ou non tombé dans le piège des institutions qu’il a lui-même si souvent décrit, le fait en tout cas est là, que ne conteste pas l’intéressé : l’histoire de ces notes vient encore une fois illustrer la folie du système absolutiste français. « Il y a eu une défaillance démocratique. Cela me conforte dans ma conviction qu’il nous faut défendre un autre projet démocratique, celui de la VIe République, que je défends depuis 15 ans », admet Arnaud Montebourg.

Et quand on le presse de détailler cette mécanique absolutiste qui a étouffé le débat qu’il portait, il veut bien se prêter à l’exercice : « Une fois, j’ai fait une démarche. Je suis allé voir un ami proche du chef de l'État, hors appareil de l'État. Je lui ai dit que j’avais remis une note au chef de l’État et qu’il ne m’avait pas répondu. Je lui ai demandé s’il voulait bien intervenir. C’était la note exposant la politique à mettre en œuvre pour créer 1,5 million d’emplois. Cela n’a pas eu plus de suite. L'exercice du pouvoir est malheureusement absolutiste. On accepte en France que le président de la République ait tous les pouvoirs. Les conséquences sont extrêmement graves parce que du coup, on risque de ne pas pouvoir disposer de débat serein, y compris à l’intérieur du gouvernement, si le président ne le souhaite pas ou s'il craint ce débat. Tout cela affaiblit notre pays. Le système absolutiste de la Ve République a pour conséquence d’affaiblir notre pays, parce qu’il contribue à ce que de mauvaises décisions soient prises. Des décisions prises par un homme seul, entouré de courtisans qui n’ont souvent ni l’expérience, ni les outils techniques pour évaluer les projets. L’Élysée est une toute petite maison. Les conseillers du président ne peuvent pas le conseiller utilement : ils n’ont pas l’appareil administratif qui permet de faire des évaluations. Et pourtant la France repose exclusivement sur les décisions ou non-décisions d'un homme seul, avec ses préjugés, ses faiblesses et ses failles. C'est très embêtant pour un grand pays comme le nôtre. »

Bref, c’est la principale leçon de l’histoire de ces notes qui alertent le chef de l’État sur les ravages de l’austérité. Avec le recul, elles alertent aussi les citoyens sur les ravages de la catastrophe… démocratique ! Et de cela, Arnaud Montebourg veut bien convenir : « La catastrophe économique s’est doublée d’une lourde difficulté démocratique », reconnaît-il.

Mais ce que ces notes révèlent va encore au-delà. Elles permettent aussi de mieux décrypter l’obscure séquence politique qui se déroule d’avril 2014, quand Arnaud Montebourg accepte de faire équipe avec Manuel Valls, jusqu’à la fin du mois d’août de la même année, quand le même Manuel Valls reproche à son ancien allié de plaider publiquement pour un changement de cap économique, et provoque un remaniement gouvernemental au terme duquel Arnaud Montebourg quitte le gouvernement.

Car, par bien des aspects, la séquence politique est apparue sur le moment opaque ou illisible. On a observé à l’époque, en avril 2014, Arnaud Montebourg accepter le portefeuille de ministre de l’économie, et procéder à de grandes embrassades avec Manuel Valls, voyant en lui quelqu’un de « passionnément à gauche » ; alors que, lors des primaires socialistes de 2011, il lui faisait à bon droit grief de n’avoir « qu’un pas à faire pour aller à l’UMP ». Et puis, à peine six mois plus tard, les deux alliés ont fini par divorcer. Une séquence assez sinueuse, qui sur le moment a semblé passablement opaque et pas franchement glorieuse.

Or, maintenant que l’on connaît le quatrième document secret, c’est-à-dire la lettre qu’Arnaud Montebourg adresse à François Hollande le 30 mars 2014 au matin, c’est-à-dire, quelques heures avant la clôture du second tour des élections municipales (lire Les conditions secrètes de Montebourg pour faire équipe avec Valls), cette séquence devient d’un seul coup plus intelligible.

Comme on l’a vu, Arnaud Montebourg dit clairement au chef de l’État dans cette lettre qu’au lendemain de la débâcle prévisible des municipales, une réorientation de la politique économique lui semble plus que jamais impérieuse : « Nous aurions donc l’inconvénient de cumuler le déshonneur de passer pour de mauvais gestionnaires des comptes publics avec la responsabilité d’avoir fait bondir le chômage dans des proportions inouïes. Peut-on cumuler, par crainte excessive de Bruxelles, le naufrage économique programmé pour la France et la tragédie politique de l’élimination de la gauche de la carte électorale pour ses erreurs de jugements ? »

Et il assortit cette interpellation de cette condition : « Vous l’avez compris, au total, elles sont la condition sine qua non de l’utilité de mon travail au redressement industriel du pays. » En clair, Arnaud Montebourg prévient François Hollande en termes polis qu’il refusera d’être membre du prochain gouvernement, si celui-ci n’a pas la principale mission de procéder à un changement de cap économique.

Or, à l’époque, que se passe-t-il ? Arnaud Montebourg se voit proposer de devenir… ministre de l’économie. Il en conclut donc qu’il n’y a pas le moindre quiproquo : si ce portefeuille lui est confié, c’est qu’il a gagné sa bataille et qu’il est chargé de mettre en œuvre ces nouvelles orientations. « Manuel Valls, explique-t-il, a manifesté sa compréhension de la situation économique. D’ailleurs, la lettre que j’ai envoyée à François Hollande entre les deux tours des municipales est une demande de changement de politique économique. Or, trois jours ou quatre jours plus tard, je suis nommé ministre de l’économie. C’est donc sur la base de cette lettre : c’est bien ce que cela veut dire. En plus, c’est Manuel Valls qui m’appelle et me dit : c’est toi le ministre de l’économie. Dans mon esprit, il ne pouvait pas y avoir de quiproquo, d’autant que Manuel Valls avait eu connaissance de cette lettre mais aussi de celle préconisant des mesures pour créer 1,5 million d’emplois. »

Selon Arnaud Montebourg, il n’y a donc pas la moindre ambiguïté. « À l’époque, insiste-t-il, la position que Manuel Valls exprime est claire. Il me dit : "C’est toi qui as raison !" Donc nous sommes tombés d'accord, si je puis dire, sur le mouvement qu’il fallait faire pour remettre en marche l’économie française. »

Dans ce constat que Manuel Valls serait d'accord sur une réorientation de la politique, y a-t-il chez Arnaud Montebourg une part de candeur – feinte ou réelle ? Quoi qu'il en soit, François Hollande envoie très vite des signes multiples faisant comprendre qu’il ne veut pas changer la politique économique d’un moindre iota. Et Manuel Valls fait de même. Pendant un temps, Arnaud Montebourg fait comme si de rien n’était, mais continue de défendre publiquement les orientations consignées dans sa lettre du 30 mars 2014, estimant que cette lettre est la base de l’accord scellé entre Manuel Valls et lui-même. En clair, sans que la presse ne le mette vraiment en scène, le ministre de l’économie défend publiquement une orientation qui s’écarte de celle défendue par l’Élysée ou Matignon.

Le 10 juillet 2014, lors d’un happening à Bercy avec forte mise en scène, le nouveau ministre de l’économie, Arnaud Montebourg, présente ainsi sa feuille de route du redressement économique de la France pour les trois années à venir. Or, quelle est cette feuille de route ? Pour une bonne part, c’est la reprise, presque mot pour mot, de l’infléchissement économique qu’il avait proposé à François Hollande dans sa troisième note, celle qui recommandait d’affecter le produit des économies budgétaires selon une règle dite des trois tiers (lire Quand Montebourg expliquait à Hollande comment créer 1,5 million d’emplois). Brisant le secret de sa note, mais sans en révéler l’existence, Arnaud Montebourg propose donc d’affecter le produit des efforts budgétaires selon une « règle des trois tiers » entre réduction des déficits et baisses d’impôts pour les entreprises et les ménages. « Un tiers serait affecté à la réduction du déficit public, garantissant notre sérieux budgétaire et la poursuite de l’assainissement des comptes publics », détaille-t-il. « Un tiers serait affecté à la baisse des prélèvements obligatoires sur les entreprises […] Un dernier tiers serait affecté à la baisse de la pression fiscale sur les ménages afin d’améliorer leur pouvoir d’achat », ajoute-t-il.

« Cette règle des trois tiers est de nature à soutenir la croissance, permettant par un autre chemin le rétablissement de nos comptes publics. Et nous pourrions de la sorte nous remettre à créer de l’emploi et cesser enfin d’en détruire », insiste-t-il.

Ce 10 juillet 2014, François Hollande et Manuel Valls, qui ont naturellement lu la note en question, écrite six mois plus tôt, sont les seuls à comprendre la source d’inspiration d’Arnaud Montebourg. Et pourtant, les annonces du ministre de l’économie n’ont aucune suite. Ce jour-là, ni Matignon ni l’Élysée ne s’en offusquent, alors que le propos d'Arnaud Montebourg quelques semaines plus tard, à Frangy-en-Bresse (Saône-et-Loire), sera exactement de la même veine.

Il faudra attendre le premier conseil des ministres de la mi-août, à la fin des vacances du gouvernement, pour que, pour la première fois, Manuel Valls reproche à Arnaud Montebourg de défendre une orientation économique qui s’écarte de celle du gouvernement. Ce jour-là, Thierry Mandon, le secrétaire d’État à la réforme de l’État, se penche vers Arnaud Montebourg et lui souffle à l’oreille : « Tu vois ! Ton accord avec Valls vient d’exploser… »

La suite, on la connaît. Quelques jours plus tard, le 24 août suivant, à l’occasion d’une intervention lors de la traditionnelle fête de la Rose de Frangy-en-Bresse, Arnaud Montebourg confirme publiquement ce qui était consigné dans sa lettre du 30 mars 2014, et qui était la base de son accord avec Manuel Valls : « J'ai proposé comme ministre de l'économie, au président de la République, au premier ministre, dans la collégialité gouvernementale, et sollicité une inflexion majeure de notre politique économique », déclare-t-il ce jour-là.

Le quiproquo est alors définitivement levé : dès le lendemain, Manuel Valls, estimant qu’Arnaud Montebourg a franchi une ligne jaune, présente la démission de son gouvernement pour en constituer un autre, sans Arnaud Montebourg, mais aussi sans Benoît Hamon ni Aurélie Filippetti.

Une nouvelle fois, Arnaud Montebourg n’a-t-il donc pas été piégé, tout à la fois par les institutions présidentialistes qui interdisent tout véritable débat ; mais aussi piégé par François Hollande et Manuel Valls, qui avaient impérativement besoin de sa présence au gouvernement, après le séisme des municipales et le départ annoncé des Verts de la majorité ? En tout cas, avec le recul, Arnaud Montebourg admet que les derniers mois qu’il a vécus au gouvernement ont été un enfer et qu’il était las de se battre contre le conformisme. « Je me suis affronté au conformisme. Au conformisme de politiques économiques suicidaires », lâche-t-il.

Et puis, il ne regrette surtout pas d’avoir dit les choses clairement ce 24 août, à Frangy-en-Bresse : « Dans une entreprise, quand vous en êtes le directeur financier, et que vous sentez que la situation se dégrade, vous alertez le PDG. Et s’il ne fait rien, que faites-vous ? Vous avertissez les actionnaires. Eh bien, c’est un peu ce que j’ai fait : et comme les actionnaires de la France, ce sont en quelque sorte les Français, ce sont eux que, pour finir, j’ai voulu informer de la gravité de la situation. C’est ce que j’ai fait à Frangy-en-Bresse », explique-t-il.

Comme libéré de tant de débats escamotés, de tant de combats épuisants mais sans le moindre effet, Arnaud Montebourg dit librement aujourd’hui ce qu’il a sur le cœur. À savoir que les politiques d’austérité conduisent toute l’Europe – et la France avec elle –, vers une catastrophe économique, laquelle conduit tout droit vers une catastrophe politique et démocratique. « Ce gouvernement participe à la fabrication du chômage et du populisme. Nous sommes en train de porter la marche du Front national vers le pouvoir. Je ne veux pas être co-responsable de cette politique suicidaire. À un moment, il fallait que les choses soient dites », lâche-t-il.

Cette liberté de parole que retrouve Arnaud Montebourg ne dissipe, toutefois, en rien le sentiment qui se dégage des quatre documents qu’il avait secrètement envoyés à François Hollande. Le sentiment d’un gâchis formidable. Le gâchis des deux premières années de ce quinquennat…

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