Arnaud Montebourg ne l’avait jusque-là jamais révélé : tout au long des deux grosses années au cours desquelles il a occupé les fonctions de ministre du redressement productif, puis de l’économie, de mai 2012 à août 2014, d’abord au sein du gouvernement de Jean-Marc Ayrault, ensuite de celui de Manuel Valls, il a périodiquement adressé des notes à François Hollande pour l’enjoindre de changer le cap de la politique économique et notamment de tourner le dos à la politique d’austérité.
Ces notes longues et argumentées, qui sont au nombre de quatre, étaient jusqu’à ce jour restées confidentielles – sauf l’une d’entre elles, la troisième, en partie dévoilée par Le Nouvel Observateur. Arnaud Montebourg a cédé à notre insistance et accepté de les remettre à Mediapart. Nous les publierons donc les unes après les autres ces prochains jours. Si nous avons choisi de les mettre de cette façon en valeur, c’est qu’elles nous semblent importantes, pour plusieurs raisons.
En premier lieu, ces notes éclairent le parcours d’Arnaud Montebourg lui-même. Car, de proche en proche, le bouillonnant ministre du redressement productif a certes fait entendre sa différence. On l’a ainsi entendu tempêter lorsque le site de Florange a été fermé, en violation des engagements pris par François Hollande pendant la campagne présidentielle. On l’a aussi entendu maugréer contre le cap choisi à la faveur d’un entretien au Monde le 9 avril 2013 : « Cette politique d’austérité conduit à la débâcle ».
Mais il a fallu attendre le courant du mois d’août 2014 pour qu’Arnaud Montebourg dise enfin, de manière détaillée et publique, que cette politique économique lui semblait radicalement contraire aux intérêts du pays. Il l’a fait une première fois à la faveur d’un entretien au Monde, le 23 août 2014, et puis surtout, dès le lendemain, le 24 août 2014, à l’occasion d’une intervention lors de la traditionnelle fête de la Rose de Frangy-en-Bresse (Saône-et-Loire) : « J'ai proposé comme ministre de l'économie, au président de la République, au premier ministre, dans la collégialité gouvernementale, et sollicité une inflexion majeure de notre politique économique », avait-il déclaré ce jour-là.
On sait l’onde de choc que cela a provoqué : dès le lendemain, Manuel Valls présentait la démission de son gouvernement pour en constituer un autre, sans Arnaud Montebourg, mais aussi sans Benoît Hamon ni Aurélie Filippetti.
Bref, ignorant le détail de ce qui se discutait dans les sommets du pouvoir, on n’a le plus souvent retenu d’Arnaud Montebourg que ses propos tonitruants de l’été 2014. Comme s’il faisait un esclandre un peu inattendu et qu’il quittait l’équipe gouvernementale sur un coup de tête.
Les quatre notes présentent donc le grand intérêt de corriger cette impression et de révéler qu’en réalité, la politique économique choisie par François Hollande a, depuis le début, fait débat, pas seulement entre le gouvernement et les frondeurs socialistes, mais bien avant et au sein même du gouvernement. En quelque sorte, ces notes rendent plus lisible le cheminement intellectuel d’Arnaud Montebourg, qui n’a cessé depuis son entrée au gouvernement de combattre la politique d’austérité même si, par loyauté, il n’en a longtemps rien dit publiquement.
Le deuxième intérêt de ces notes, c’est qu’elles viennent naturellement conforter le camp, de plus en plus garni, de ceux qui reprochent à François Hollande de s’être écarté des engagements de la campagne présidentielle pour suivre une politique d’austérité ; le camp de plus en plus étoffé de ceux qui préconisent une autre politique économique. On le verra au fil de chacun de ces documents : à chaque fois, Arnaud Montebourg déplore le cap qui est choisi mais surtout détaille des pistes alternatives – souvent avec prudence.
Ces notes n’ont donc pas qu’un intérêt historique ; elles fonctionnent comme autant d’invitations au débat démocratique. Alors que la France connaît toujours une croissance anémiée et un chômage à des niveaux historiques, ces notes soulèvent une question, qui est plus que jamais au cœur de notre présente actualité : n’y a-t-il pas une autre politique économique possible ? Ne serait-il pas temps de regarder en face les dégâts humains et sociaux d’une politique économique qui contrevient aussi spectaculairement aux engagements pris par la gauche avant 2012 ?
Et puis, le troisième intérêt de ces notes, c’est qu’elles viennent aussi éclairer les enjeux du débat actuel qui secoue l’Europe. Car à plusieurs reprises, nous le verrons, Arnaud Montebourg s’inquiète du carcan de l’austérité qui n’étouffe pas seulement la France mais tout le continent ; et il regrette que notre pays, pour desserrer cet étau, n’ait jamais eu le courage d’envisager de nouvelles alliances, avec les pays du sud de l’Europe notamment, pour faire entendre raison à l’Allemagne.
De la Grèce, et des secousses qu’elle traverse, il n’est pas fait directement mention dans ces notes. Mais c’est évidemment aussi à elle que l’on pense, lorsque l’on parcourt les documents d’Arnaud Montebourg. Car même si, depuis que l’ex-ministre du redressement productif a posé la plume, les événements se sont accélérés, les questions qu’il pose sont au cœur de l’actualité de ces dernières semaines : pour venir en aide à la Grèce, mais aussi sortir l’Europe de l’ornière, ne serait-il pas temps de mettre en œuvre une autre politique économique, plus solidaire ? Ne serait-il pas temps d’inventer une autre « coordination européenne » ?
Commençons donc la lecture des différentes notes qu’Arnaud Montebourg a adressées à François Hollande. D’une longueur de sept pages, annexes comprises, la première est datée du 11 septembre 2012, soit quatre mois à peine après l’alternance, et est ainsi titrée : « Le plan C, comme croissance ». À la différence des notes suivantes, elle n’est pas formellement adressée au chef de l’État, même si ce dernier en est le destinataire.
Voici cette note : on peut la télécharger ici ou la consulter ci-dessous.
Pour comprendre l’intérêt de cette note, il faut se souvenir du contexte dans lequel elle est écrite. Installé à l’Élysée depuis le mois de mai précédent, François Hollande prend sur-le-champ des libertés avec les promesses faites par lui-même pendant la campagne : la grande réforme fiscale promise est quasi tout de suite passée à la trappe ; le Smic fait l’objet d’un coup de pouce dérisoire ; le « choc de compétitivité » en faveur des entreprises que Nicolas Sarkozy avait proposé pendant la campagne et que François Hollande avait critiqué devient contre toute attente l’un des nouveaux chantiers du président…
Dans le lot de ces premières mesures que le gouvernement de Jean-Marc Ayrault commence à mettre en œuvre au fil des premiers jours du quinquennat, il y a aussi des coupes claires inattendues dans le budget, dès le mois de juin 2012, et l’annonce d’une rigueur renforcée pour la préparation du projet de loi de finances pour 2013.
« Le changement, c’est maintenant ! » D’un seul coup, le slogan de campagne prend un coup de vieux du fait de la politique d’austérité qui est brutalement aggravée. Pour ne pas nuire au nouveau pouvoir qui vient de s’installer, la plupart des élus socialistes n’osent pas encore le dire publiquement, pas même mezzo voce. Arnaud Montebourg, si. Sa première note est tout entière consacrée à cela : il veut convaincre François Hollande que la rigueur budgétaire renforcée sera contre-productive et que des alternatives sont possibles.
La date à laquelle cette note est écrite, le 11 septembre 2012, ne doit naturellement rien au hasard : le marathon budgétaire traditionnel de l’automne va bientôt commencer, avec la présentation en conseil des ministres du projet de loi de finances pour 2013 – le premier budget depuis l’alternance –, puis son examen les semaines suivantes devant le Parlement. Arnaud Montebourg cherche donc à infléchir les choix budgétaires présidentiels, avant qu’ils n’aient force de loi.
Relevant que François Hollande a décidé de confirmer la promesse faite par Nicolas Sarkozy d’abaisser les déficits publics à 3 % du produit intérieur brut (PIB) dès 2013 et 0 % en 2017, il souligne que cela induira pour 2013 « une réduction additionnelle de 33 milliards d’euros environ du déficit public », soit le « budget le plus récessif en temps de crise depuis 30 ans ». Et pour Arnaud Montebourg, il est clair que ce choix fait par la France d’accentuer la politique d’austérité est gravissime, venant se cumuler aux autres plans d’austérité engagés un peu partout en Europe. Citant un appel d’économistes européens, il a cette formule qui souligne la gravité de la situation : « Nous croyons que depuis juillet, l’Europe marche comme un somnambule vers un désastre aux proportions incalculables. »
Dans ce contexte, plaide-t-il, le « budget récessif » qui est proposé « va nuire à la compétitivité et à l’emploi en France. Il faut envisager un budget alternatif qui permette de mettre en place des mesures en faveur de la compétitivité et de l’emploi pour préparer la future croissance ». Pour conjurer la catastrophe qui vient – et qui, en France, se traduira par une augmentation de près d’un million des chômeurs depuis mai 2012 (lire ici notre synthèse) –, Arnaud Montebourg plaide donc pour une réorientation de la politique économique. Alors que les frondeurs du PS ne commencent véritablement à se faire entendre qu’en avril 2014, avec « l’Appel des cent », au lendemain de la débâcle des élections municipales, rien ne suggérait que le débat sur la pertinence de la politique économique avait en fait commencé dès septembre 2012. En clair, presque dès le début du quinquennat.
Dans sa première note, Arnaud Montebourg propose plusieurs pistes pour réorienter la politique économique. « Afin d’éviter un effet récessif important, une première politique pourrait consister à mettre en place un plan de réduction des déficits publics de 25 milliards d’euros au lieu de 33 milliards d’euros (politique budgétaire moins restrictive). Selon la modélisation OFCE, cela ferait augmenter la croissance de 0,5 % à 0,9 %, ce qui permettrait d’économiser 0,2 % de taux de chômage et éviterait la destruction de 64 000 emplois marchands dont 13 000 dans l’industrie », explique celui qui est à l’époque le ministre du redressement productif.
En clair, la proposition alternative que formule Arnaud Montebourg est prudente. Il ne propose pas de remettre en cause la politique d’austérité ; il suggère seulement de l’adoucir, pour que ses effets soient moins récessifs. Et Arnaud Montebourg ponctue cette première suggestion de ces remarques : « Cette première estimation (de 33 à 25 milliards d’euros) est réalisée en considérant que les autres pays européens réalisent leur politique de rigueur. Même de manière isolée on peut mieux faire. » En somme, Arnaud Montebourg ne défie pas François Hollande ; il lui recommande seulement d'infléchir ses premiers choix.
Du même coup, le ministre décline une seconde série de suggestions complémentaires, dans l’hypothèse où la France ne serait pas isolée mais profiterait d’une meilleure coordination européenne. « S’il existe une coordination européenne pour ralentir les politiques de rigueur, l’effet peut être encore plus positif. Par exemple, si les plans d’austérité s’arrêtaient quand les pays européens atteignent le seuil de 3 % de déficit, cela éviterait la destruction de 80 000 emplois salariés par an », écrit Arnaud Montebourg, avant d’ajouter : « Il serait très utile de mener une campagne en Europe afin de coordonner les politiques budgétaires des pays membres, en discutant l’objectif qui veut que l’on retrouve 3 % de déficit public en 2013 dont la réalisation est très improbable. Le retour de la coordination interétatique est nécessaire. Cela est bien moins ambitieux que les Eurobonds (car il n’y a pas de socialisation de la dette) et donc plus accessible. »
En somme, en ce début du mois de septembre 2012, Arnaud Montebourg continue d’appeler de ses vœux une réorientation de l’Europe, qui était l’une des grandes promesses de François Hollande durant la campagne présidentielle. Dans son livre De l’intérieur – voyage au pays de la désillusion (Fayard, août 2014, lire ici notre compte-rendu), Cécile Duflot reviendra elle-même, beaucoup plus tard, sur ces mois décisifs, estimant que c’est dès cet époque, au creux de l’été 2012, que François Hollande abandonne cette ambition de réorientation de l’Europe, renoncement dont découleront, selon elle, tous les autres…
La note d’Arnaud Montebourg corrobore ce diagnostic très pessimiste : dès les premiers mois de son quinquennat, le chef de l’État a cédé aux injonctions de l'Allemagne et n'a rien voulu entendre de ceux qui lui suggéraient des voies et moyens pour surmonter l’obstacle.
À suivre : la note du 29 avril 2013 pour une nouvelle stratégie de croissance
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