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Procès du Carlton : les écoutes fantômes du témoin « secret défense »

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De notre envoyée spéciale, à Lille. Trois pages. Trois pages perdues au milieu d’un épais ouvrage qui en compte plus de 450. Trois pages annotées, “stabilotées”, couvertes d’encre rouge. Maître Olivier Bluche s’y est abîmé les yeux des dizaines de fois. Pour lui, elles constituent la preuve que l’enquête préliminaire ouverte le 2 février 2011, celle qui a conduit son client, le commissaire Jean-Christophe Lagarde, à être renvoyé en correctionnelle pour « proxénétisme aggravé » et « recel d'abus de biens sociaux », n’a été qu’une étape. L’étape judiciaire et officielle d’un dossier tentaculaire qui occupait la police depuis plusieurs mois déjà, pour des raisons qu'il juge obscures.

Vrai flic, mémoire d’un flic du Nord (Éd. Télémaque), le livre qui contient ces trois pages, est signé Joël Specque. Cette autobiographie de l’ancien patron de la brigade criminelle de Lille n’a certainement pas été un gros succès de librairie. Mais ce mercredi 4 février, dans l’enceinte du tribunal correctionnel où l’on juge l’affaire dite du Carlton, tout le monde se l’arrache. Me Bluche tient son exemplaire à la main. C’est lui qui a cité Specque comme témoin. Il souhaite que l’ex-commissaire répète à l’oral ce qu’il a déjà couché par écrit voilà plusieurs mois.

Joël Specque, ancien patron de la brigade criminelle de Lille.Joël Specque, ancien patron de la brigade criminelle de Lille. © Éditions Télémaque.

Face aux juges, Specque est raide comme la justice. Il jure de dire « la vérité, toute la vérité, rien que la vérité », décline son identité et commence à raconter son histoire. Sans la dérouler, mais en se bornant à répondre aux questions pressantes de l’avocat qui se tient à ses côtés. Mi-juin 2010, à quelques mois de la retraite, le patron de la crim’ lilloise reçoit un renseignement « précis et crédible », selon lequel René Kojfer, le monsieur « relations publiques » du Carlton et de l’hôtel des Tours, proposerait à des hommes les services de jeunes prostituées.

Plus intéressant encore : Dominique Alderweireld ferait partie du circuit. Sous le nom de “Dodo la Saumure”, il est encore plus connu du milieu policier qui s’agace de voir prospérer ses maisons closes outre-Quiévrain sans jamais être inquiété, comme le veut la loi belge. « Faire tomber » cet homme est « l’objectif final » de l’opération que Specque décide de lancer. En demandant l’ouverture d’une enquête préliminaire ? Non, trop délicat. « Le tuyau repose sur une rumeur et c’est pas sur la réputation des gens qu’on monte un dossier judiciaire. » En organisant une surveillance physique ? De l’entrisme ? Trop compliqué, aussi. « On est connu des deux protagonistes. »

Pour « avancer dans le dossier », le commissaire ne voit qu’une seule solution : demander la mise en place d’interceptions de sécurité. En trois mots comme en un seul : brancher les suspects. Sans passer par la case judiciarisation. « C’est une solution qui nous est donnée par la loi du 10 juillet 1991, détaille-t-il à la barre. On pèse bien le pour et le contre. Il faut trois motivations dans le cadre de la loi : pertinente, suffisante et sincère. » Pour Specque, les conditions sont réunies. Il lance la procédure. « On ne décide pas, nous policiers, de mettre des interceptions de sécurité, précise-t-il. Notre demande est transmise à la direction centrale de la PJ et elle arrive ensuite à la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS – ndlr). »

L’autorisation finale est accordée par décision écrite et motivée du premier ministre. À l’époque, c’est donc François Fillon qui a donné son feu vert pour mettre sur écoutes… René Kojfer et son acolyte “Dodo la Saumure”. Assis non loin de là, Me Henri Leclerc, le conseil de Dominique Strauss-Kahn, semble bouillir. Les avocats de la défense se succèdent à la barre pour assaillir Specque de questions. Ils le somment d’expliquer ses véritables motivations. Car brancher des suspects n’est pas une procédure aussi anodine que ses réponses bredouillantes le laissent penser.

Voici ce que dit exactement la loi du 10 juillet 1991 : « Peuvent être autorisées, à titre exceptionnel, (…) les interceptions de correspondances émises par la voie des communications électroniques ayant pour objet de rechercher des renseignements intéressant la sécurité nationale, la sauvegarde des éléments essentiels du potentiel scientifique et économique de la France, ou la prévention du terrorisme, de la criminalité et de la délinquance organisées et de la reconstitution ou du maintien de groupements dissous (…). » En clair, il faut du lourd, plaide la défense.

« Sur la base de notre signalement, on en déduit que c’est pas que du simple proxénétisme hôtelier, résiste Specque, qui a de plus en plus de mal à contrer les saillies des robes noires. On se dit que si ça se passe au Carlton, les rencontres se passent de façon plus organisée. On est au stade de la prévention du crime organisé. On ne se contente pas de subir les crimes et les délits, on a un rôle proactif. » Les chiffres parlent pour lui. D'après le dernier rapport d'activité de la CNCIS, 6 100 écoutes administratives ont été autorisées en 2013. 51 % d’entre elles visaient la délinquance et la criminalité organisées.

Évoquée lors de la première journée du procès, le lundi 2 février, l’existence d’écoutes administratives est désormais avérée. Et quand bien même leur justification laisserait dubitative la dizaine d’avocats qui se succèdent à la barre, elle est martelée, encore et encore, par l’ex-patron de la crim’ lilloise. René Kojfer et “Dodo la Saumure” ont donc été branchés de juillet 2010 à février 2011, date qui marque le début officiel de l'affaire dite du Carlton. Une période démesurément longue quand on sait qu'en matière de délinquance et de criminalité organisées, les interceptions de sécurité durent 4 mois et sont rarement renouvelées, comme le précise encore le rapport de la CNCIS.

Selon le tout premier procès-verbal de la procédure judiciaire que Mediapart s’est procuré, l’enquête préliminaire a été ouverte sur la base de « plusieurs renseignements recoupés ». Ce PV comporte déjà les noms et numéros de téléphone de deux des prostituées citées dans le dossier. Leurs échanges téléphoniques avec Kojfer étaient donc plus qu'établis à compter du 2 février 2011. Preuve supplémentaire, s’il en fallait, que parmi les « renseignements recoupés » qui ont lancé l'affaire, figuraient en bonne place des écoutes administratives dont personne n'a jamais entendu parler durant l'instruction.

Un point de détail somme toute, mais qui a son importance puisque nul dans la salle d’audience, hormis Joël Specque, ne connaît le contenu de ces milliers de conversations qu’ont eues deux des principaux prévenus du procès pendant une demi-année. Les interceptions de sécurité réalisées à cette époque n’ont jamais été versées à la procédure judiciaire et elles ne le seront jamais. « Les écoutes administratives sont détruites, c’est pas moi, c’est la loi », bafouille l’ancien commissaire.

Dominique Strauss-Kahn arrive au tribunal correctionnel de Lille, le 2 février.Dominique Strauss-Kahn arrive au tribunal correctionnel de Lille, le 2 février. © Reuters

Il est près de 20 heures. Une avocate s'avance encore pour poser une énième question. Elle s'excuse de prolonger les débats. Les bancs du public commencent à se vider, quand soudain le bal des robes reprend. Puisque la défense n’obtiendra pas ces écoutes, celle de Dominique Strauss-Kahn entend bien essorer le témoin pour qu’il en livre le contenu. « Pourquoi ne pas nous donner le contenu de ces écoutes ? » tente ainsi Me Henri Leclerc. « Je ne peux pas me parjurer. Je suis tenu par l’habilitation du secret défense », répond Specque.

Il n’en fallait pas plus pour que le spectre du complot politique s’engouffre de nouveau dans les travées du tribunal. L’avocat de l'ancien patron du FMI saisit la balle au bond. « Pour qu’une enquête justifie le secret défense, il faut que vous ayez invoqué une affaire particulièrement grave ! » s’exclame-t-il. Le ténor du barreau a toutes les armes en mains pour ferrailler. D’étranges écoutes validées par François Fillon, sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Des heures et des heures de conversations détruites, alors qu’elles constituent la base d’une vaste affaire de proxénétisme dans laquelle se retrouve plongé un ancien prétendant à l'Élysée. L'avocat n'a même pas besoin de trop en faire. Il escarmouche.

D’autant que ses confrères de la défense se chargent de rappeler à Specque une conversation téléphonique datée du mois d’avril 2011 et dénichée dans la procédure. On y entend René Kojfer discuter avec l’un de ses amis, Frédéric Veaux, qui a commencé sa carrière de policier à Lille, avant de devenir… n°2 de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), ce “FBI à la française” devenu, sous le quinquennat Sarkozy, l’exécutant des missions de basse police du pouvoir politique. Sur l’écoute, Veaux demande sur le ton de la plaisanterie à Kojfer s’il « partouse avec DSK ».

La blague ne fait pas rire le conseil de l’ancien patron du FMI. Elle a été lancée quelques semaines avant l’arrestation de son client à New York, quand celui-ci se voyait encore futur président de la République. « Il faut tordre le cou aux rumeurs de complot, soupire Joël Specque, le visage désormais tiré par la fatigue. Y a rien eu de sensationnel dans ces interceptions. » Les robes se trémoussent sur leur banc. « Je ne vous crois pas Monsieur », lâche un avocat, un sourire aux lèvres. Mais l'ancien commissaire n’en démord pas. « À aucun moment le nom de Strauss-Kahn n’a été cité dans ces interceptions ! » finit-il par lâcher. Me Henri Leclerc tempête une dernière fois : « Mais si vous êtes tenu au secret défense, comment pouvez-vous dire que le nom de Dominique Strauss-Kahn n'y figure pas ? Monsieur, vous venez donc de violer le secret défense ! »

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