New York, de notre correspondante.- Les déclarations de soutien et de solidarité avec la France ont été multiples après les attentats de Paris. Il y a eu l’intervention en français de John Kerry et le passage de Barack Obama à l’ambassade de France à Washington, signant le cahier de condoléances dédié aux victimes. Des « I am Charlie », ici et là. L’Empire State Building s’illuminant aux couleurs du drapeau français à New York. Il y a eu les excuses, lundi, du porte-parole de la Maison Blanche estimant que ça avait été une erreur de ne pas envoyer un représentant américain de plus haut rang que l’ambassadrice américaine à Paris, afin de marcher aux côtés de François Hollande.
Ce faux pas n’a pas empêché les grands médias américains de prendre la mesure de la gravité des événements. Depuis plusieurs jours, les « unes » portent sur les attentats ayant endeuillé la France, sur le terrorisme, les tensions intercommunautaires, la montée des extrémismes en Europe… Et puis sur Charlie Hebdo, titre inconnu de l’autre côté de l’Atlantique dont il a fallu cerner et traduire l’humour. À commencer par les dessins représentant le prophète, les cartoons de la discorde.
C’est là que les choses se sont compliquées. Plusieurs grands médias ont décidé de ne pas les montrer, jugeant que ces dessins étaient choquants et injurieux pour les lecteurs et téléspectateurs, surtout ceux de confession musulmane, et que leur publication pouvait en outre représenter un risque pour leurs employés. Une telle décision a immédiatement suscité controverses et polémiques, un sport dont les éditorialistes américains raffolent. Depuis quelques jours, le débat a pris de l’ampleur. Il porte à la fois sur la liberté d’expression et ses limites, sur le sort réservé aux minorités dans les sociétés occidentales et leurs médias, mais aussi sur l’état de la presse aux États-Unis et l’obsession du politiquement correct.
Les organes de presse qui ont refusé de publier les dessins de Charlie Hebdo ne sont pas des médias mineurs. Le New York Times, le Washington Post, l’agence Associated Press, la majorité des grandes chaînes télévisées telles que CNN et le réseau NBC ont préféré ne pas publier ces dessins. La plupart ont justifié leur décision, en usant du même type d’argumentaire. Citons par exemple celui du New York Times. Le quotidien a rappelé sa ligne éditoriale, en précisant qu’elle précédait les événements parisiens : « Nous ne publions pas de contenu qui offense délibérément les sensibilités religieuses. » Les journalistes ont donc été invités à décrire les dessins, la direction estimant que « cela donnerait aux lecteurs suffisamment d’informations pour comprendre les faits ».
En pratique, sur CNN ou dans les pages du New York Daily News, cela donne des photos de unes de Charlie Hebdo floutées ou recadrées de manière que le contenu des dessins soit invisible. De la censure, donc ? « L’argument ne tient pas », répond l’agence Associated Press, qui estime que « de toutes façons, les images sont disponibles sur le web »... En effet, elles le sont, ainsi que dans les colonnes de médias américains un peu moins établis, qui ont pour leur part jugé leur publication utile pour comprendre les événements de la semaine passée. C’est le cas de sites internet comme le Huffington Post, le Daily Beast, Buzzfeed, assez fiers de pointer du doigt la frilosité de leurs aînés.
« Publier, ne pas publier, les deux positions sont défendables. Ce n’est pas une décision facile à prendre », commente prudemment David Carr, acceptant de nous répondre au téléphone. Il est le journaliste spécialiste des médias du New York Times et il précise bien qu’il ne s’exprime pas au nom du quotidien, « qui a tendance à aller dans la direction opposée à la mienne ». « Je suis un défenseur absolu de la liberté d’expression. Mais je ne suis pas responsable de ce genre de décision, qui implique notamment la sécurité de l’équipe. » Il poursuit sur une note plus personnelle : « Je suis un catholique pratiquant et je vois des choses qui m’offensent tout le temps, j’estime que c’est le prix d’une vie en démocratie. »
C’est précisément sur ce point que le débat est le plus vif aux États-Unis. Il y a d’un côté ceux qui jugent les dessins de Charlie Hebdo dangereux car de nature à accentuer les tensions et divisions au sein des populations. Autrement dit, ce genre de dessins ne favoriserait pas le « vivre-ensemble ». De l’autre côté, il y a ceux qui ne se soucient pas de leur qualité et estiment que le débat n’est pas là, que le contexte d’une attaque terroriste contre des dessinateurs n’a pas d’équivalent dans une société démocratique et qu’il est urgent de réaffirmer le principe de liberté d’expression, jusqu’aux États-Unis.
Ce débat pourrait « être particulièrement aigu aux États-Unis, où la sensibilité vis-à-vis de caricatures à connotation raciale est peut-être plus prononcée qu’en France, un pays où, historiquement, les restrictions à la liberté d’expression ont fait naître un puissant désir d’enfreindre les règles (alors qu’aux États-Unis, la liberté d’expression est garantie par le premier amendement de la constitution – ndlr) », analyse le New York Times qui, à défaut de reproduire les dessins, relaie les débats autour des dessins...
Dans le premier camp, il y a donc ceux que ce genre de dessins met mal à l’aise. Le dessinateur Joe Sacco s’est ainsi exprimé en prenant son crayon (le résultat est ici). Il a expliqué être « très choqué par ce qui est arrivé », mais faire partie de ceux qui aiment « essayer de comprendre pourquoi les gens sont affectés par des images et ne peuvent pas se contenter d’un "Mais enfin c’est une blague". Une image de Mahomet dans une position compromettante n’est pas simplement une blague ».
Il y a ceux qui les jugent « racistes », comme le jeune dessinateur Jacob Canfield. S'exprimant dans un billet de blog (ici) très partagé sur les réseaux sociaux, il estime que la défense de la liberté d’expression passe par la critique des dessins de Charlie Hebdo, plutôt qu’une admiration béate.
On y lit : « La rédaction de Charlie Hebdo est blanche. Leurs dessins représentent un type de xénophobie blanche française, particulièrement raciste. Alors qu’ils prétendent "attaquer tout le monde de la même manière", leur publication est intentionnellement anti-islam, et fréquemment sexiste et homophobe. » Ou encore, plus loin : « Ils ont la même mentalité d’hommes blancs vieillissants que de nombreux dessinateurs américains : rien n’est sacré ; les cibles sacrées sont les plus drôles ; il faut se détendre ; critiquer, c’est censurer. Et comme les dessinateurs américains, eux et leurs partisans ont tort. (…). Le fait que des gens soient contrariés ne signifie pas que la satire était bonne. »
Il y a encore ceux qui s’attaquent directement au problème du racisme en France. C’est le cas du journaliste Chris Hedges, ancré à gauche, que nous interrogeons au téléphone. « Ces dessins sont injurieux, puérils, pas drôles. Ils n’apportent rien à une discussion sérieuse sur le fondamentalisme, qui est bien sûr souhaitable », s’emporte-t-il immédiatement, jugeant légitime la décision de médias comme le New York Times de ne pas les publier. Un quotidien qu’il a dû quitter après y avoir passé vingt ans, en raison de son opposition déclarée à la guerre en Irak.
Ce journaliste, fin connaisseur du Moyen-Orient et s’intéressant de près aux questions de société française, est particulièrement en colère. Il dénonce des « standards différents selon les religions et les communautés », une liberté d’expression « qui n’est pas la même pour tous » en France, et qui dessert les musulmans « laissés-pour-compte ».
Quand on lui dit que des voix s’élèvent aujourd’hui afin de dénoncer les problèmes de racisme et d’exclusion, il renchérit : « Cela fait des années qu’on parle de racisme, rien ne change ! On refuse de s’attaquer à nos politiques discriminatoires, ce qui permettrait de comprendre les raisons de la colère. C’est la même chose aux États-Unis, où l’on s’intéresse de temps à autre au sort des Afro-Américains. Mais au bout du compte, les couches défavorisées restent invisibles, le grand public n’a aucune idée de ce à quoi ressemble leur réalité. Et on continue ainsi d’alimenter leur rage. »
Cette critique sociale, peu de journalistes américains se permettent de la faire aujourd’hui. Étant donné le contexte, l’urgence est plutôt de défendre la satire et même le blasphème, estime ainsi l’éditorialiste du New York Times Ross Douthat (ici). « Quand le meurtre est la réponse à l’offense, c’est à ce moment-là qu’on a besoin de davantage d’offenses, pas moins, car on ne peut laisser penser aux meurtriers une seule seconde que leur stratégie a une chance de succès. » Et il apporte la précision suivante : « Est-ce que toute offense délibérée, quel que soit le contexte, doit être célébrée, honorée (…) ? Je ne pense pas. Mais lorsqu’on fait face à des armes (…), le libéralisme et la liberté se doivent d’être célébrés. »
Dans un style beaucoup moins solennel, relevons aussi la réaction du dessinateur légendaire Robert Crumb, un Américain vivant en France depuis vingt-cinq ans, interrogé par le New York Observer (l’interview est ici). Au cours de la discussion, la journaliste sort de son rôle et lui lance : « Ces mecs (de Charlie Hebdo) cherchent précisément à offenser et c’est ce qu’un esprit conditionné par les médias américains ne peut comprendre : l’idée que, oui, tu offenses ceux qui abusent de leur pouvoir. » Robert Crumb rit et répond : « Non, ils ne peuvent pas comprendre cela. » Il offre ensuite sa vision de Charlie Hebdo, en le comparant aux comics underground américains des années 1970, « mais aujourd’hui, je pense qu’il n’y a rien de comparable aux États-Unis ».
Par ricochet, les événements des derniers jours inspirent ainsi à certains journalistes et dessinateurs américains une réflexion critique sur l’état de la presse américaine. L’une des prises de position les plus intéressantes sur le sujet est celle de l’essayiste Tim Kreider, auparavant dessinateur de presse, s’exprimant dans les pages Opinions du New York Times (ici). Il nous a paru utile d’en traduire certains extraits.
Tim Kreider commence par évoquer à la fois le massacre de la rédaction de Charlie Hebdo et la polémique autour du film The Interview, datant de décembre (quand Sony Pictures a préféré annuler la sortie en salle de cette comédie décrivant la tentative d’assassinat de Kim Jong-un, sous la menace de pirates informatiques). Son argument ? L’art se retrouve au cœur de crises internationales qui sonnent comme un rappel de sa valeur (et non sa valeur marchande). Il revient ensuite sur sa carrière de dessinateur de presse, et sur ce qui l’a poussé à choisir une autre voie : les difficultés économiques que connaît la profession. C’est ce qu’il nous confiera plus tard, lors d’un entretien téléphonique : « J’ai 47 ans, je ne peux plus trop me permettre de gagner 20 dollars par semaine. »
Au cœur de son essai, c’est bien de cette pression économique qu’il est question, tant sur les dessinateurs que sur la presse en générale, poussant à ne pas publier de contenus trop polémiques, susceptibles d’éloigner des lecteurs. « La plupart des dessinateurs de quotidiens aux États-Unis produisent des œuvres aussi incisives que les sitcoms diffusés à heure de grande écoute, et les autres sont consignés à des marchés de niche où ils prêchent des lecteurs convaincus. Je me demande si certains de mes collègues ont ressenti le même mélange d’émotions nauséabond que moi lorsque j’ai appris la nouvelle des assassinats à Paris : derrière l’indignation, le chagrin et la solidarité, une petite pointe de culpabilité irrationnelle en pensant que nous ne faisons plus rien valant la peine d’être tué. »
(…) « Quand l’art a suscité la controverse ici, c’est le plus souvent parce qu’il a été considéré obscène (le sexe est notre Mahomet de mauvaise qualité, la chose qu’on ne peut pas représenter). Mais c’est difficile de se souvenir d’une période dans notre histoire récente au cours de laquelle l’art a inquiété qui que ce soit au pouvoir. »
(…) « Le capitalisme américain a son propre système ingénieux pour neutraliser ou absorber les voix discordantes. Toute forme d’art qui met en cause ses postulats de base, son inexorabilité et sa justesse, est soit ignorée – auquel cas l’artiste devient serveur ou apprend le design graphique ; soit – si c’est un succès –, l’œuvre est généreusement récompensée et accueillie sans peine dans le système qu’elle visait à critiquer. »
Au téléphone, nous poursuivons avec Tim Kreider cette réflexion sur le « politiquement correct » qui semble aujourd’hui dominer aux États-Unis. Il tient d’abord à nous rappeler que la liberté d’expression y est totale, que « légalement, tout peut être dit » et que, dans ce contexte, seules les conventions sociales – changeantes et mal définies – font office de limites. L’essayiste aborde son expérience d’enseignant à l’université, en écriture créative, et il nous confie avoir été étonné de la réticence des étudiants américains à se faire critique, par peur de se montrer blessants ou intolérants. Nous repensons alors aux mots du journaliste du New York Times, David Carr, avec qui nous avons aussi abordé ces changements générationnels, et qui concluait : « La génération qui vient devrait savoir que la censure ou l’autocensure, ça ne marche jamais. »
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