Quantcast
Channel: Mediapart - France
Viewing all articles
Browse latest Browse all 2562

Les acteurs de la lutte contre l'islamophobie redoutent les pires des régressions

$
0
0

Le temps du recueillement dans l’« unité nationale » et du refus des amalgames a peu duré, malgré l'émotion palpable partout en France à la suite des attentats qui ont causé la mort de dix-sept personnes. Les révélations factuelles sur les agissements des auteurs du massacre perpétré à Charlie Hebdo mercredi 7 janvier ont vite été concurrencées par la recherche des autres responsabilités, celles supposées imputables à l’organisation de la société française et à certains de ses membres. Dès le lendemain du drame, avant même l'attentat antisémite commis dans le supermarché casher à Paris vendredi 9 janvier, l’espace public a vu émerger des discours ciblant implicitement les musulmans quels qu’ils soient, pratiquants ou non – en tout cas perçus comme tels.

Injonction leur a été faite soit de s’excuser, soit de se démarquer de l’horreur commise au nom de l’islam. Plusieurs lieux de culte ont été attaqués – des coups de feu ont été tirés contre une salle de prière à Port-la-Nouvelle dans l’Aude et à Saint-Juéry dans le Tarn, des grenades ont été lancées dans la cour de la mosquée des Sablons au Mans. Une explosion a eu lieu dans un snack près d’une mosquée à Villefranche-sur-Saône dans le Rhône. D'autres incidents ont été signalés, mais ces actes n'ont pas fait de morts ni ne blessés, les médias les ont à peine évoqués. 

Face à la tragédie, la plupart des responsables politiques et associatifs s'inquiètent des dérapages et mettent en garde contre les raccourcis. Mais derrière cette unanimité de façade pointent des paroles établissant des passerelles entre islam et islam radical. Ces tueries font resurgir des haines entretenues par les dits et écrits de polémistes et intellectuels comme Éric Zemmour, Renaud Camus ou Michel Houellebecq, qui sous une forme ou une autre font du grand remplacement, c'est-à-dire une France submergée par une immigration arabo-musulmane, une réalité. Elles renforcent les islamophobes notoires, qui clament depuis des années que l'islam est dangereux, et qui trouvent, dans un renversement paradoxal, des alliés dans les islamistes anonymes qui sévissent sur les réseaux sociaux et ailleurs, et qui, au nom du « ils sont allés trop loin » (les journalistes de Charlie Hebdo) et « ils l'ont bien cherché », justifient le pire.

Que visaient les frères Kouachi et Amedy Coulibaly ? Le journal qui a publié les caricatures de Mahomet, la police et les juifs, les crimes sont signés. Mais pour le reste ? La liberté d'expression était-elle en cause ? La laïcité ? L'Occident ? L'ordre établi ? La grivoiserie revendiquée d’ex-soixante-huitards se moquant des « gros cons » en tout genre ? Leurs intentions restent mal élucidées. Pourtant déjà leurs actes produisent des victimes collatérales. Pris comme un tout qu’ils ne sont pas, les musulmans sont priés de rendre des comptes – et avec eux les personnes qui font de la lutte contre l'islamophobie un combat.

Les instances représentatives de cette communauté sont prises à partie, alors même qu'elles n'ont pas tardé à réagir – et dans leur pluralité. Individuellement aussi, les musulmans sont interpellés. À l'offensive : toute une gamme d'experts, éditorialistes et essayistes, allant de la droite néo-conservatrice à la gauche souverainiste. 

Le dernier livre de l'éditorialiste Ivan Rioufol.Le dernier livre de l'éditorialiste Ivan Rioufol.

Quelques heures à peine après le drame, sur RTL, l’éditorialiste Ivan Rioufol « somme » la journaliste Rokhaya Diallo de se « désolidariser » des actes des terroristes « en tant que musulmane ». En parallèle, il accuse « la gauche » d'avoir « parrainé (...) ce communautarisme qui s'est développé dans l'aveuglement très général ». Les appels à rejeter l'action des djihadistes se répandent avec en filigrane l'idée que les musulmans auraient une part de reponsabilité dans ce qu'il s'est passé. 

Où commence l'islamophobie ? Rappelons la définition qu'en a récemment donnée la sociologue Houda Asal dans Mediapart s'appuyant sur l'acception retenue à la fois par les organisations internationales et les sciences sociales dans le monde. L'islamophobie n'est pas entendue comme la critique d'une religion, mais comme « une idéologie construisant et perpétuant des représentations négatives de l'islam et des musulmans » et « donnant lieu à des pratiques discriminatoires et d'exclusion ».

Le livre des sociologues Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed.Le livre des sociologues Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed.

Pour Marwan Mohammed, sociologue et auteur avec Abdellali Hajjat de Islamophobie – Comment les élites françaises fabriquent le “problème musulman” (La Découverte, 2013), l'injonction faite aux musulmans de se désolidariser des actes commis est de nature islamophobe en ce qu'elle se fonde sur une « présomption de complicité ». « Demander aux musulmans de se manifester en tant que musulman, indique-t-il, c'est établir un lien entre l'islam, perçu comme une essence, les musulmans, considérés comme un tout, et les atrocités commises en son/leur nom. Le hashtag #NotInMyName part d'une bonne intention, mais il porte en lui un soupçon, une accusation. Il est basé sur l'idée que les musulmans ont quelque chose à se reprocher. S'ils n'étaient pas perçus comme complices, personne ne leur demanderait de prendre leur distance. »

La frontière est parfois ténue et mouvante. Sur France Inter, l'éditorialiste Thomas Legrand, marqué à gauche, n'exige pas des musulmans une attitude particulière, à la différence de Philippe Val, ancien patron de Charlie Hebdo auquel Charb avait succédé. En revanche, il critique frontalement ces anti-islamophobes qui, estime-t-il, « assimilent les vrais racistes aux libertaires anti-racistes et anti-intégristes » et « empêchent bien souvent de voir la réalité de certains extrémismes et nous empêchent de les prévenir et de les combattre ».

L'économiste Christophe Ramaux.L'économiste Christophe Ramaux.

Le procès en responsabilité de la « gauche radicale » le plus virulent vient d'un membre du collectif d'animation des Économistes atterrés, Christophe Ramaux, maître de conférences à l'université Paris-1, qui est passé par le MRC de Jean-Pierre Chevènement, avant de rejoindre puis de quitter le Parti de gauche en 2011. Dans une tribune au Monde, il dénonce les tenants de la mobilisation contre l'islamophobie qu'il juge coupables.

Estimant que « la mouvance antilibérale doit en finir avec la critique de la laïcité et l'aveuglement idéologique que peut susciter parfois la lutte contre le rejet de l'islam », il accuse ceux qui, selon lui, « ne conçoivent pas que des musulmans, des immigrés ou enfants d'immigrés puissent être totalement réactionnaires, et même fascistes, au même titre que certains catholiques, protestants, juifs ou agnostiques ». « Plus de mille départs en Syrie, cela devrait alerter ceux qui n'ont pu envoyer que quelques dizaines de guérilleros en Amérique latine ou ailleurs », ironise-t-il. À force de dénégations, estime-t-il, à force de chercher des excuses dans le « capitalisme néolibéral », l'« austérité », le « chômage » ou la « désespérance sociale », cette gauche alimente le « fascisme vert » des djihadistes, martèle-t-il.

L'essayiste Pascal Bruckner.L'essayiste Pascal Bruckner.

Tout aussi vindicatif, l'essayiste Pascal Bruckner, contributeur à la revue néo-conservatrice Le Meilleur des mondes, est le premier, au lendemain du massacre à Charlie Hebdo, à ouvrir les hostilités contre « les collabos de tout poil » qui « plaideront pour une limitation de la liberté d’expression ». Selon lui, l'islamophobie n'existe pas. C'est une construction des « barbus » iraniens et une vue de l'esprit des « anti-racistes », mettant en danger à la fois la liberté de la presse et la laïcité. « Ici, l’ennemi est invisible », insiste-t-il dans Le Figaro, exigeant l’extension du pouvoir de la police.

Le déroulé de son entretien est éloquent : il commence en affirmant qu’il faut combattre l’islam radical et conclut que l’islam en général pose un problème. « Beaucoup ont conclu un peu vite avec François Hollande que "l’islam est soluble dans la démocratie" », regrette-t-il, en terminant avec une supplique : « Cette tragédie doit nous ouvrir les yeux. »

Ces personnalités aux interventions récurrentes dans l'espace public ne mènent pas seules la bataille idéologique. Aveuglement, déni, angélisme: c’est ce même lexique que reprend Marine Le Pen lorsqu’elle appelle à « libérer la parole ». Elle ne dérape pas puisqu’elle précise viser le « fondamentalisme islamique ». Mais, selon une technique rhétorique rodée, elle laisse le soin à son public de faire l’amalgame. « Le temps du déni, de l’hypocrisie, n’est plus possible », insiste-t-elle. Professeur de sciences politiques et chercheur à l'université de Middlebury dans le Vermont aux États-Unis, Erik Bleich, auteur de The Freedom to Be Racist (Oxford University Press, 2011), souligne que Marine Le Pen « joue sur des ressorts islamophobes et fait appel à un réflexe pavlovien qui lui permet de ne pas dire mais de se faire comprendre sans être condamnée ».

L'UMP emprunte un autre chemin, celui de la guerre des civilisations, pour aboutir au même résultat. « Il s'agit d'une guerre déclarée non seulement à la République et à la démocratie mais à la civilisation », indique ce parti dans une déclaration « solennelle » écrite au nom de Nicolas Sarkozy, oubliant par là même que l'immense majorité des victimes des djihadistes vivent au sud et à l'est de la Méditerranée. « Il faut que tous ceux qui sont attachés aux valeurs de notre civilisation s'unissent face à la barbarie », ajoute-t-il.

« Al-Qaïda et l'organisation “État islamique” partagent avec les islamophobes néo-conservateurs l'idée d'un choc des civilisations », remarque Abdellali Hajjat. « Ils pourraient signer un texte opposant la “civilisation musulmane” à la “civilisation chrétienne” dans une guerre qui devrait se résoudre par les armes », poursuit-il. Inventé par l'orientaliste Bernard Lewis aux États-Unis en 1956, en pleine guerre froide, ce concept reformulé par le politologue Samuel Huntington dans les années 1990 a servi de clef de lecture à l'ensemble des néo-conservateurs américains et français qui ont cherché à trouver les racines de la violence aux marges de l'empire plutôt qu'en son centre. « Le 11-septembre a légitimé leurs positions aux yeux du grand public. En France, les discours d'extrême droite de Finkielkraut, Zemmour, Bruckner et Rioufol sont hégémoniques dans l'espace médiatique. Cet attentat sans précédent les renforce comme il renforce les opinions islamophobes en général », indique le chercheur.

Coups de feu tirés contre un lieu de culte à Saint-Juéry (Tarn) dans la nuit du 8 au 9 janvier. © Ch. Chassaigne/France 3 TarnCoups de feu tirés contre un lieu de culte à Saint-Juéry (Tarn) dans la nuit du 8 au 9 janvier. © Ch. Chassaigne/France 3 Tarn

Dans une tribune publiée dans Le Monde, le philosophe Edgar Morin regrette que « la pensée réductrice triomphe ». Il anticipe ces glissements qui risquent de pourrir le débat public dans les jours qui viennent et s'efforce de tenir les deux bouts en rejetant à la fois l'islam radical et la haine de l'islam qui, sous couvert de critiquer une religion, dénie à une population sa place dans la société. « Non seulement les fanatiques meurtriers croient combattre les croisés et leurs alliés les juifs (que les croisés massacraient), écrit-il, mais les islamophobes réduisent l'Arabe à sa supposée croyance, l'islam, réduisent l'islamique en islamiste, l'islamiste en intégriste, l'intégriste en terroriste. Cet anti-islamisme devient de plus en plus radical et obsessionnel et tend à stigmatiser toute une population encore plus importante en nombre que la population juive qui fut stigmatisée par l'antisémitisme d'avant-guerre et de Vichy. »

L'inquiétude se diffuse dans la communauté musulmane. Certains croyants ont préféré ne pas se rendre à la mosquée vendredi dernier, d'autres ont hésité à participer à la manifestation de dimanche. Ils s'interrogent sur le regard porté sur eux, sur leur place dans la société, sur la possibilité qu'ils en soient mis au ban. « À l'heure actuelle, il est important de laisser passer du temps, de ne pas polémiquer pour respecter le deuil des victimes, note Sihame Assbague, la porte-parole de Stop contrôle au faciès. Être responsable, contrairement à d'autres. Mais il est clair qu'il y a de quoi être inquiet dans les jours et semaines qui viennent pour les “musulmans visibles”, ceux avec une barbe trop longue ou un voile. On sent déjà la société s'effriter, on a des récits d'insultes et d'agressions qui remontent. Sans parler de l'arsenal de mesures qui va inévitablement suivre et cibler toujours la même partie de la population. » 

Même constat du côté de Marwan Mohammed. La peur de l'amalgame est présente dans toutes les têtes. « Je suis submergé de messages de musulmans témoignant de leur sentiment d'être dévisagés dans la rue, dit-il. Ils ont l'impression qu'on les regarde avec défiance après ce qu'il s'est passé. Ils ont, comme tout le monde, peur d'être confrontés à la violence terroriste qui s'est exprimée à Charlie Hebdo ou à Porte de Vincennes, tout comme ils s'inquiètent de celle qui les vise spécifiquement. »

« La peur du backlash est énorme dans la population supposée musulmane », confirme Abdellali Hajjat. « La question qui se pose est nouvelle, poursuit-il. Les gens se demandent s'ils vont pouvoir rester sur le territoire français. Si, après 2017, ils vont devoir partir, s'ils vont être expulsés. »

Les musulmans américains et britanniques ont vécu cette situation. Quelles leçons en tirer ? « En Grande-Bretagne, après les attentats à Londres en 2005, affirme Erik Bleich, les autorités politiques ont tenu un discours modéré évitant de stigmatiser les communautés. Elles se sont efforcées de dissocier les criminels de l'islam. Mais cela n'a pas empêché des femmes voilées de se faire cracher dessus, ou des musulmans d'être attaqués dans les rues. Certains ont aussi considéré que la surveillance des mosquées qui a en résulté n'était pas justifiée. Aux États-Unis, le Patriot Act a considérablement accru le pouvoir des forces de l'ordre. La surveillance des terroristes est allée de pair avec plus de contrôle des citoyens. Nous constatons aujourd'hui que c'est difficile voire impossible de faire machine arrière. »

Panneaux conçus en écho au slogan Je Suis Charlie.Panneaux conçus en écho au slogan Je Suis Charlie.

Déjà peu représentée dans les médias français, la parole des musulmans risque de l'être moins encore. La critique de l'islamophobie, ainsi soupçonnée de fragiliser la liberté d'expression et la laïcité, est mise en difficulté à un moment où son audience en France commençait à croître. Pendant des années, cette lutte a été mal perçue à gauche, y compris dans les associations antiracistes.

Marqués par plusieurs décennies de mobilisation anticléricale, notamment dans les écoles, de nombreux militants ont longtemps refusé de reconnaître que des personnes pouvaient être victimes de discriminations en raison de leur lien, réel ou supposé, avec une religion. S'appuyant sur une vision extensive de la laïcité, ils ont estimé que le racisme suffisait à décrire l'ensemble des situations. Dans cette logique, à Charlie Hebdo, la plupart des dessinateurs se définissent comme des anti-racistes « bouffeurs de curé », de tous les curés. Faisant abstraction du rapport de domination actuel qui confine les musulmans dans une position subalterne, certaines caricatures ont pu se voir reprocher de faire circuler les préjugés.  

Le contexte international marqué par la « guerre contre le terrorisme » et la multiplication des agressions islamophobes ont fait bouger les lignes ces dernières années. Au Mrap, par exemple, le débat a eu lieu. À la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) aussi.

Dans son dernier rapport annuel, cette institution indépendante composée de représentants de la société civile a conclu qu'il était devenu indispensable de recourir à la notion d'islamophobie et de faire de ce combat une priorité (lire l'article de Mediapart consacré à ce revirement). « La cause de la lutte contre l'islamophobie commençait à gagner en légitimité dans l'espace public, dans les journaux, dans les institutions ou dans les partis politiques », indique Abdellali Hajjat. « Il n'est pas improbable, ajoute-t-il, que cette dynamique s'inverse. Certaines personnalités publiques ont déjà accusé les critiques de l'islamophobie d'être “responsables” du massacre de Charlie Hebdo. » 

Il est plus que probable que la gauche, poussée par les néo-conservateurs, ne parvienne pas à éteindre le feu et s'entre-déchire sur ces sujets latents toujours pas réglés. Et cela, à un moment où les violences contre les musulmans s'intensifient. À un moment où, comme l'affirme l'écrivain Tahar Ben Jelloun dans une tribune au Monde, « quelque chose de mauvais » sature l'air de France. Le piège est là, sous les yeux : qu'il se referme sur les musulmans désignés en ennemis de l'intérieur. À charge aux responsables de cette communauté et à la société tout entière de n'exclure aucune question – Al-Qaïda ou l'État islamique sont-ils une négation de l'islam ou une monstrueuse déviance, mais néanmoins une de ses multiples facettes ? – et de reprendre le flambeau de la lutte contre les discriminations et le respect des droits.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Bonne résolution 2015


Viewing all articles
Browse latest Browse all 2562

Trending Articles