Le premier jour, « ils » se sont plutôt bien tenus. À l’exception de Marine Le Pen, les politiques ont maîtrisé leur langage et parlé « d’unité nationale ». Ainsi le président de la République : « C’est la République tout entière qui a été agressée. » Ainsi l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy : « J’appelle les Français à refuser la tentation de l’amalgame. » Ainsi Claude Bartolone et les présidents de groupe de droite et de gauche qui ont signé un appel à « l’union nationale ». Idem au Sénat autour de Gérard Larcher. Ainsi Alain Juppé, qui a lancé un message de même nature sur son blog : « C’est la nation tout entière qui doit s’unir et se mobiliser. »
Seul le Front national, dans une parfaite continuité entre le père et la fille, s’est emparé du malheur dès qu’il a frappé Charlie Hebdo, et tout le pays. C’est que le parti d’extrême droite, depuis sa création, anticipe les tensions pour en faire un pactole politique. Comme le disait benoîtement ce jeudi matin Wallerand de Saint-Just, probable candidat aux régionales en Île-de-France : « C’est vrai qu’il peut y avoir un impact électoral. »
Dans une vidéo diffusée mercredi soir, Marine Le Pen commençait par rejeter toute confusion entre « les compatriotes musulmans attachés à notre nation » et « ceux qui croient pouvoir tuer au nom de l’Islam » avant de lâcher le fond de sa pensée : « Cet évident refus de l'amalgame ne doit pas être l'excuse de l'inertie ou du déni. »
L’excuse et le déni ? Mais lesquels ? Qui donc retenait son indignation dans la France traumatisée ? Tout au long de cet affreux mercredi, des voix multiples ont dénoncé « ceux qui cachent une idéologie barbare derrière un masque religieux », selon la formule du président de l’UDI Jean-Christophe Lagarde.
Qui a jamais nié que ce massacre contre un journal et contre la liberté a été commis par des fanatiques? Qui n’a pas entendu de nombreux responsables de « la communauté musulmane » exprimer leur horreur? Qui a manqué la déclaration du président du Conseil français du culte musulman, Dalil Boubakeur, recteur de la grande mosquée de Paris, condamnant les « délires de groupes terroristes qui se prévalent injustement de l’islam ». Qui n’a pas été sensible aux paroles de Tareq Oubrou, recteur de la mosquée de Bordeaux : « Les musulmans sont traumatisés. Ils en ont marre ! Cette majorité silencieuse se voit prise en otage par des fêlés. Il faut que les musulmans sortent massivement dans les rues pour exprimer leur dégoût ! »
C’est que derrière la retenue publique des premières heures, cet attentat a commencé à envenimer et à amplifier l’offensive idéologique entamée par les déclinistes sur le mode du « tout fout le camp », et poursuivie à gorge désormais déployée, dans un écho médiatique sans précédent, par l’essai d’Éric Zemmour, Le Suicide français, et le roman de Michel Houellebecq, Soumission. Cette offensive est clairement islamophobe, elle parle de « grand remplacement » et de renvoi des musulmans dans leur pays d’origine.
Mais elle remonte aussi au 11 Septembre et à la « guerre de civilisation » décrétée par George Bush et les néoconservateurs. Elle résonne en filigrane dans la déclaration de Nicolas Sarkozy, à la sortie de l’Élysée : « Les hommes civilisés doivent s’unir contre la barbarie. » Et elle est reprise par Pascal Bruckner dans un entretien au Figaro : « Nous sommes en guerre depuis des années, mais nous avons manifesté à l'égard de l'islam radical une complaisance coupable. Il sera très intéressant de voir les lignes de partage dans les jours à venir. Gageons que les collabos de tout poil plaideront pour une limitation de la liberté d'expression »…
Quels « collabos », et quelle est cette expression muselée ? Il suffisait d’écouter RTL mercredi soir pour en avoir une idée. Marc Olivier Fogiel recevait ses invités habituels, Ivan Rioufol, l’éditorialiste du Figaro, Laurence Parisot, l’ancienne patronne du Medef, Xavier Couture, ancien de TF1, et Rokhaya Diallo, la journaliste et écrivain.
Au-delà des précautions oratoires, la « liberté d’expression » réclamée par Bruckner s’est exprimée sans retenue, envers son ennemi officiel, le fondamentalisme, et son complice implicite, « le musulman silencieux ». Des millions d’hommes et femmes, français pour la plupart, mis en demeure de se désolidariser publiquement des assassins pour prouver leur appartenance à la nation.
« La gauche appelle aujourd'hui à manifester, a commencé Rioufol, c'est très bien et j'irai aussi manifester. Il faudrait également et urgemment que manifestent aujourd'hui les Français musulmans qui, évidemment, ne se reconnaissent pas dans cet attentat terroriste, sinon on va craindre effectivement les amalgames. »
Laurence Parisot bondit : « Vous laissez entendre qu'ils adhéreraient à cette folie terroriste ?
— Non, je ne dis pas cela, au contraire. Je les somme aujourd'hui de bien nous faire comprendre qu'ils n'adhèrent pas », se défend Ivan Rioufol.
Rokhaya Diallo s’indigne : « Quand j'entends dire qu'on somme les musulmans de se désolidariser d'un acte qui n'a rien d'humain, oui, effectivement, je me sens visée. J'ai le sentiment que toute ma famille et tous mes amis musulmans sont mis sur le banc des accusés.
— Parce que vous ne comptez pas vous désolidariser ? », insiste Ivan Rioufol.
Réponse de Rokhaya Diallo, qui retient ses larmes : « Non mais, vous pensez vraiment que je suis solidaire ? Est-ce que vous osez me dire, ici, que je suis solidaire ? Vous avez vraiment besoin que je verbalise ? Donc, moi, je suis la seule autour de la table à devoir dire que je n'ai rien à voir avec ça. »
Ce dialogue violent pose crûment le « débat » que veut imposer au pays l’extrême droite, et une bonne partie de la droite, mais qui interpelle aussi la gauche, et la divise. Les musulmans de France doivent-ils défiler en tant que tels dans les cortèges de dimanche prochain ? Comme Rokhaya Diallo, beaucoup considèrent qu’on ne doit pas désigner les Français en fonction de leur religion, et que les musulmans de France n’ont pas à dédouaner leur religion d’un crime commis par des terroristes.
D’autres, à l’image de Robert Badinter, du philosophe Abdennour Bidar ou de l’imam de Bordeaux, estiment au contraire qu’il serait important que les musulmans de France expriment leur indignation. Pourquoi cette invitation, qui court le risque de se confondre avec les injonctions islamophobes ? Précisément, parce qu’elle est aux antipodes de celles-ci.
Parce que deux idées de la France s’opposent en fait dans cette affaire. L’extrême droite et une partie de la droite veulent abolir les diversités. Elles somment les Français d’origine étrangère de disparaître dans une unité nationale quasiment consanguine. Elles parlent d’assimilation. Donc d’abolition des identités d’origine. La « sommation » de la France de Zemmour, c’est que les musulmans prouvent leur appartenance en se fondant dans les manifestations. Qu’ils se montrent pour démontrer qu’ils n’existent plus.
À l’opposé, la gauche et une partie de la droite modérée défendent l’idée d’une France plurielle. Elles revendiquent une France dont les diversités enrichissent le creuset national. L’espérance des Badinter, Bidar, ou Oubrou, c’est que les musulmans de France manifestent cette différence, au nom de ce qu’ils sont, et au nom de la France. Que soit dit, publiquement, que le crime de Charlie Hebdo est aussi un vol d’identité. Une identité certes chipotée par la France, trop souvent et trop longtemps, mais désormais détournée et insultée par les fanatiques. L’identité de millions de gens dont le seul désir est qu’on leur foute la paix. Une fidélité à soi-même, religieuse ou pas, dont l’expression, dans les cortèges, sonnerait comme un acte de légitime défense.
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