Ce qui fit alors scandale, c’est que Renaud Camus, n’ayant pas encore adopté la précaution de mettre en sourdine son antisémitisme pour mieux libérer sa haine des arabes et des musulmans, y exprimait son obsession de la présence juive, notamment dans les médias. Cette polémique parisienne, où Le Monde dont je dirigeais alors la rédaction joua son rôle d’alerte, fut la scène inaugurale des évolutions à venir, ce boulevard offert à la nouvelle idéologie raciste : Renaud Camus, malgré l’évidence de son positionnement xénophobe, fut d’emblée soutenu par le philosophe Alain Finkielkraut, par ses deux éditeurs (Fayard, qui le publie toujours, et POL – ce dernier ayant pris silencieusement ses distances après 2009) ainsi que par l’establishment dominant, tandis que Le Monde devenait la cible à abattre en raison de son engagement prémonitoire face à ces nouveaux barbares.
En témoigneront d’abord un débat organisé au printemps 2002 à Sciences-Po dans un amphithéâtre comble, en présence de la hiérarchie de l’Institut d’études politiques – dont son directeur Richard Descoings, décédé depuis –, où je fus confronté à Alain Finkielkraut par la « Société des lecteurs de Renaud Camus », fondée par un enseignant de Sciences-Po, Rémi Pellet. De ce débat inégal, mise en accusation plutôt, témoignent des enregistrements disponibles sur Dailymotion en cinq épisodes (c’est à écouter ici). Ainsi, au début des années 2000, Renaud Camus posait-il déjà en héros intellectuel parmi ceux qui avaient la charge de former les futures élites administratives et économiques du pays.
Puis ce fut, début 2003, la charge de La Face cachée du Monde, publiée chez Mille et Une Nuits (département de Fayard) par l’éditeur de La Campagne de France de Renaud Camus. Dans son réquisitoire qui visait essentiellement mon animation éditoriale du quotidien, ce pamphlet retenait à charge l’affaire Camus, en prenant sans réserve la défense d’un auteur qui aurait « subi la plus insistante et la plus virulente des fatwas médiatiques qu’ait connues un écrivain en France depuis des décennies » (sic).
Entretemps, à l’automne 2002, j’avais pris la peine d’une mise au point sur le fond, dans un chapitre de La Découverte du monde (Stock, puis Folio). M’attardant à lire vraiment Renaud Camus – ce qu’à vrai dire, personne ne fit à l’époque –, j’y dévoilais, en démontant sa perverse cohérence, la nouvelle idéologie raciste qui allait s’installer à demeure, jugée fréquentable et recevable jusque sur les ondes de France Culture, la radio où, hier, Camus s’alarmait d’une trop forte présence juive. Au passage, le lecteur découvrira que, loin d’être une récente surprise avec la parution annoncée de Soumission (lire ici), le cas Houellebecq, en matière de préjugé islamophobe, était déjà pendable.
Afin que nos lecteurs, et notamment les plus jeunes, prennent la mesure du processus de régression intellectuelle et morale qui, en une grosse décennie, nous a conduit, aujourd’hui, au bord de ce précipice que serait une prise de pouvoir par l’extrême droite, je reproduis in extenso ce chapitre que j’avais intitulé « Une campagne française ». Les notes, essentiellement des références des citations, sont à consulter sous l’onglet « Prolonger ».
Une campagne française (2002)
Les mots, les mots fragiles et blessés, les mots que l’on ne peut plus aligner comme avant. Avant le désastre, avant la catastrophe. Un écrivain français, parmi d’autres, le rappelait : « Il faut remonter au désastre. Ce n’est pas bien difficile, car le désastre a nombre de visages, et le temps passerait-il sur lui que pourtant il ne serait jamais loin. Mais il faut remonter au plus grand des désastres. Il faut remonter à la question d’Adorno sur la possibilité d’écrire encore des poèmes, après Auschwitz. […] Si la poésie est inadmissible ou put paraître telle, après les camps de la mort, c’est que toute parole est passée par la bouche des bourreaux. » (1) Adorno avait tort : il y eut des poètes après Auschwitz, et l’un des plus grands, Paul Celan, fut de langue allemande, langue qu’il avait choisi d’habiter en étranger, langue maternelle devenue étrangère depuis qu’elle avait été celle des bourreaux, justement. Mais, sur l’essentiel, Adorno avait raison : après Auschwitz, la culture ne sera plus jamais innocente et aucune tradition ne nous met définitivement à l’abri du crime.
C’est ainsi que le même écrivain français, fort cultivé au demeurant et très convaincu de sa maîtrise de la langue, écrit également ceci : « Les lois que personnellement j’aurais voulu voir appliquer, aux groupes et surtout aux individus d’autres cultures et d’autres races qui se présentaient chez nous, ce sont les lois de l’hospitalité. Il est trop tard désormais. Elles impliquaient que l’on sût de part et d’autre qui était l’hôte, et qui l’hôte. À chacun ses devoirs, ses responsabilités, ses privilèges. Mais les hôtes furent trop nombreux dans la maison. Peut-être aussi restèrent-ils trop longtemps. Ils cessèrent de se considérer comme des hôtes, et, encouragés sans doute par la curieuse amphibologie qui affecte le mot dans notre langue, ils commencèrent à se considérer eux-mêmes comme des hôtes, c’est-à-dire comme étant chez eux. L’idéologie dominante antiraciste leur a donné raison. Il n’est plus temps de réagir, sauf à céder à des violences qui ne sont pas dans notre nature, et en tout cas pas dans la mienne. » (2)
Cette parole-là, précisément, est aussi passée par la bouche des bourreaux. Avec les mêmes euphémismes de précaution. Extérieur à notre monde (« la maison »), l’étranger (« les hôtes… d’autres cultures et d’autres races ») s’est installé à demeure (« trop longtemps »), se comportant en occupant d’un pays qui n’est pas le sien (« comme étant chez eux »), protégé par la condamnation morale du racisme (« l’idéologie dominante antiraciste »), et seul le recours à la violence pourrait nous en défaire. Si l’écrivain aux mains pures se refuse à ces extrémités, on peut supposer que, l’ayant entendu, d’autres, plus courageux, seraient prêts à s’en charger, un jour. Car, s’ils lisent l’écrivain, ils auront aisément compris qu’il leur décrit une invasion, un danger qui menace leur identité, un péril où leur être même est en jeu. Quelques lignes avant le passage cité, il leur a dit, en effet, que « la société métissée va vaincre », que « la France sera bientôt un quartier comme un autre du village universel », que « les Arabes et les Noirs ne seront pas intégrés aux Français de souche, et les Français de souche ne seront pas intégrés à eux » et que cette évolution inéluctable signifie « la disparition du monde ancien, ce monde français, au sens étroit désormais, qui est celui qui m’a nourri, pour lequel j’avais été préparé, et que je trouve éteint lorsque arrivé à l’âge mur je pouvais espérer me fondre harmonieusement en lui ».
Renaud Camus, puisque c’est de lui qu’il s’agit, exprime-t-il une vision raciste du monde, paisiblement et habilement raciste ? La question est d’importance tant cet auteur, loin d’être marginal, peut exciper d’une œuvre copieuse et abondamment commentée, succession de « romans d’idées » – la formule est heureuse – dont il est à la fois le protagoniste et le narrateur (3). Elle a fait un certain bruit en l’an 2000, dessinant des lignes de partage inédites qu’en 2002, l’intéressé a paru vouloir approfondir, se lançant dans la proclamation, électronique mais grandiloquente, d’un « Parti de l'In-nocence » qui s’en prend aux « nuisances » en général et à l’immigration en particulier à laquelle il souhaite que l’on mette « un terme effectif » (4). Quant au jugement qu’appelle la réponse, il n’est pas d’indignation morale, encore moins d’appréciation littéraire, simplement de juste évaluation politique. Et si l’on s’oblige, dans ce qui suit, à une lecture au plus près des textes, décryptage aussi déprimant que minutieux, c’est avec la conviction que surgit ici une forme nouvelle, postmoderne en quelque sorte, de cela même qui nous occupe et nous inquiète.
L’auteur de La Campagne de France – l’ouvrage qui fit débat et polémique –, s’il continue de penser qu’il y a des races, veille à ne pas abuser du mot, dévalué par le désastre : « Presque tenté parfois (mais il ne cède pas à cette tentation, d’ailleurs faible), écrit-il à son propre propos, de se dire raciste, par amour des races (dont il paraît qu’elles n’existent pas). Mais à la vérité ce ne sont pas là des mots à lui. Pense plutôt en termes de peuples, de nationalités, de religions, de territoires, d'origine. » (5) Donc faire attention au mot, mais garder l’idée : la construction arbitraire d’une identité close à laquelle l’autre est assigné et dans laquelle il sera enfermé. Toutefois, son problème – son fantasme – n’est pas tant l’origine de l’autre que la crainte que cette origine ne se mêle à la sienne, que la pureté supposée de sa propre origine ne soit compromise par une impureté venue d’ailleurs. Il en fait d’ailleurs l’aveu, s’en prenant au « discours dominant d’aujourd’hui, le discours antiraciste, pour simplifier, le discours de propagande du métissage ». (6)
Le métissage, voilà l’ennemi. Le métissage qui serait l’arme des antiracistes. Le métissage promis à devenir « l’empire du monde ». Le métissage où se perd l’origine pour laquelle l’écrivain avoue son « obsession » (7). Peu avare de sa plume, il l’écrit sur tous les tons : il aime tous les peuples, toutes les couleurs, toutes les cultures, toutes les saveurs, mais qu’elles restent chez elles, à leur place, et, surtout, qu’elles ne se mélangent pas, le mélange étant assimilé à la perte, à l’uniformisation, à la régression. N’importe quel livre d’histoire sur les idéologies totalitaires nous l’enseigne : la phobie du métissage fut au cœur du racisme biologique et de l’antisémitisme moderne tels qu’ils prirent consistance entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Il fallut, on le sait, fabriquer des demi, des tiers et des quarts de juifs, classer, réglementer, évaluer, mesurer, soupeser, etc., pour construire ce que l’on voulait détruire – une humanité – en inventant ce qui n’existait pas : des proportions biologiques de pénétration d’un peuple par un autre, lesdits peuples – Aryens et Sémites – étant eux-mêmes une abstraction mythologique (8). Antisémitisme et haine du métissage sont, en ce sens, potentiellement, des machines de mort similaires : l’antisémitisme moderne, c’est la haine de l’autre parmi nous, de l’autre comme nous, de l’autre qui nous ressemble, de l’autre qui est fait comme nous, de l’autre qui s’est infiltré, glissé, installé, bref de l’autre en nous, de l’autre qui est nous. D’où sa propagande, ses caricatures, ses libelles, ses textes, lois et décrets, qu’obsède la nécessité de distinguer et reconnaître le juif, de le démasquer parce qu’il nous ressemble. Dans l’imaginaire antisémite des années 1920 et 1930, le peuple juif, sa longue durée et survie de peuple sans État ni nation, sans État-nation identifié à un territoire, incarne le péril du métissage en son ultime accomplissement : la présence indistincte et insaisissable de l’Autre.
La création de l’État d’Israël ayant, de ce point de vue, changé la donne pour le monde juif, instaurant une tension avec l’héritage diasporique, c’est à propos d’un autre peuple que Renaud Camus, l’air de rien – l’air de ne pas s’en apercevoir alors qu’il sait pertinemment quel imaginaire il convoque –, assume cette généalogie intellectuelle où s’imbriquent racisme de conviction, phobie du métissage et crainte des cultures sans territoires, sans frontières, sans feux ni lieux. « Ce n’est pas du racisme, écrit-il sur le ton de l’évidence, que de relever que les gitans, ou les romanichels, ou les tziganes, pris dans leur ensemble, n’ont pas, pour le meilleur ou pour le pire, le même rapport avec le sentiment de propriété que d’autres groupes humains plus sédentaires. Ou bien, si c’est du racisme, il faut, à beaucoup d’entre nous, assumer la très délicate condition de raciste. » (9) Faut-il le rappeler ? Les tziganes, peuple de nomades européens, furent, avec les Juifs, l’autre victime du génocide planifié par le nazisme. Et notre auteur intarissable d’ajouter ailleurs, à l’entrée « sémitisme, antisémitisme » d’un de ces livres où il n’hésite pas à se déclarer « juif d’honneur », que son rapport « problématique » avec la « pensée juive dominante » tient à ceci qu’elle est celle « d’une désorigination du monde, des cultures, des êtres » (10). On peut tout lui reprocher, sauf l’incohérence.
Je n’avais jamais lu Renaud Camus, écrivain prolixe et candidat malchanceux à l’Académie française, avant qu’il ait fait parler de lui à cause de quelques pages de ce gros livre, La Campagne de France, où il s’était mis à compter les juifs et à dire qu’il y en avait trop. Certes il ne visait que ceux qu’il avait pu repérer dans les studios et derrière les micros de France Culture, radio dont l’audience est, sinon confidentielle, du moins limitée (11). Mais il faut bien un début. D’ailleurs notre « Vieux Français » – c’est ainsi qu’il se surnomme – savait très bien ce qu’il faisait. Rodant la rhétorique qu’il allait, par la suite, faire valoir en défense du procès en sorcellerie dont il se prétendait la victime (12), il s’empressait, dans le même livre, de prouver son admiration pour la « pensée juive », d’affirmer qu’il ne faisait qu’énoncer un constat factuel (le nombre de « collaborateurs juifs du “Panorama” de France Culture… constitue une nette surreprésentation d’un groupe ethnique ou religieux donné ») et de s’indigner « qu’il soit à peu près impossible de le relever » en raison d’« une arme absolue de langage, dont nul ne peut réchapper – antisémitisme ».
Remplacez juif par breton, corse ou auvergnat, nous lançait sans rire Renaud Camus, et vous n’y verrez que du feu. Mais, voilà, « les Auvergnats, eux, n’ont pas fait l’objet d’une tentative de génocide, rendue possible par une longue animosité à leur égard, publiquement exprimée » ! Passons sur la « tentative de génocide » et la « longue animosité ». (À combien de morts mesure-t-on qu’un génocide, c’est-à-dire le fait d’assassiner des enfants, des femmes et des hommes parce qu’ils ont eu le tort d’être nés, n’est qu’une tentative ? S’il reste encore un survivant ? Et, vraiment, ce génocide moderne, au cœur de la culture et de la civilisation européennes, française compris, n’est-il que l’aboutissement d’une haine ancestrale ?) L’essentiel est dans cette façon insidieuse de jouer sciemment avec les liens qui entravent le discours raciste depuis qu’aucun d’entre nous ne peut ignorer l’ampleur et la barbarie du crime auquel ces discours, ces idéologies, ces mots et ces phrases peuvent conduire. Depuis 1945, il y a en Europe un immense cimetière qui dérange nos consciences, et qui, en effet, oblige au recueillement. Renaud Camus réclame le droit d’y gueuler, ou plutôt d’y râler tout à loisir.
Le droit de clamer, par exemple, que « la pensée juive est certes tout à fait passionnante, en général; mais elle n’est pas au cœur de la culture française ». Puis, dans une roublardise qui est toute sa manière, il se ressaisit, patelin : « Ou bien si? Un doute me prend… » Suit une brève énumération d’auteurs, écrivains et penseurs, juifs français. Mais le naturel revient vite : « Encore les Bretons et les Corses sont-ils peut-être plus étroitement constitutifs de l’identité française que les juifs (pas sûr, encore une fois, surtout s’il s’agit de l’identité culturelle) ; plus étroitement liés à la “francité”, en tant qu’expérience historique (?) – je pose la question… » Deux cent quatre-vingts pages plus loin, car le thème l’occupe, l’écrivain y répond nettement : non, il n’est pas antisémite (au contraire : révolté par les persécutions nazies, admiratif de l’apport juif à la conscience universelle) ; oui, il s’en prend à « certains juifs » (parce qu’ils prétendent parler au nom de « l’expérience française»). Des deux proclamations de foi, l’une, à l’évidence, est de trop. Renaud Camus n’est pas antisémite, mais il trouve que les juifs en font trop, prétendent parler au nom de la France, recouvrent sous leur tintamarre « la voix ancienne de la culture française ». Les hôtes qui se sont trop attardés et qui ont fini par se croire chez eux, c’étaient donc bien eux.
Pas eux seulement. Il y a les hôtes nouveaux, récents, actuels. Ce qu’on ne peut plus dire comme avant à propos des juifs et du judaïsme, et avec quoi Renaud Camus joue sans cesse en transformant la conscience du crime en tabou de langage, il l’énonce sans guère de précaution à propos de l’islam et des musulmans. S’il est trop tard pour les premiers, peut-être est-il encore temps de rejeter les seconds. En dehors de l’Europe, d’abord : « Je suis “naturellement” (c’est-à-dire culturellement comme souvent) hostile à l’entrée de la Turquie au sein de l’Europe. […] Une Europe dont la Turquie ferait partie n’aurait plus de sens à mes yeux, plus de sens profond. […] Elle cesserait d’être en soi une expérience sensible, elle ne serait plus qu’un conglomérat d’intérêts, c’est-à-dire rien pour la poésie, rien pour le chant, rien pour la pulsion d'exister. » Mais hors de la France aussi : «Des musulmans ne sauraient être tout à fait français. Ou s’ils le pouvaient (comme il semblerait), ce serait en un sens nouveau du mot français, désoriginé, que nous voyons naître sous nos yeux, et qui va se substituer à l’ancien. […] Je vois mal la foi coranique compatible avec la profonde identité française, au sens ancien, qui pour une large part s’était constituée contre elle. […] J’ai le plus grand mal à imaginer que des musulmans de souche – j’exclus le cas d’un Français de souche qui se serait personnellement converti à l’islam : lui aurait tout de même le bénéfice de l’héritage – puissent être tout à fait français. » Certes, se souvient l’écrivain, sa famille était favorable à l’intégration des musulmans d’Algérie dans une France de Dunkerque à Tamanrasset. Mais l’empire colonial n’est plus, et désormais, « sur le seul territoire de la France de toujours, les musulmans se sentiront toujours un peu étrangers, je le crains, et ils seront toujours perçus comme tels ». Puis d’ajouter : « Non, je ne le crains pas, je le souhaite. »
Esprit éclairé, Renaud Camus confie ne pas avoir « des Maghrébins en général une très haute idée » (13). Il le dit sur le même ton qu’il proclame son estime pour les juifs en général et son souci de les dénombrer en détail. Il tient ses comptes à jour, fait le tri entre les hôtes, s’inquiète de leur va-et-vient, préférerait qu’ils soient tous de passage. Il s’affole au spectacle d’une « société de déracinés » où Miss Pays de Loire, élue Miss France, « se trouve être métisse » : « Je ne vois pas d’inconvénient, écrit-il, à ce que la France, vieille grande nation de longue date installée sur tous les continents et dans des îles de tous les océans, soit représentée dans les concours internationaux des “Misses” par une belle jeune femme de couleur. Mais qu’elle ait d’abord été “Miss Pays de Loire”, voilà ce que je trouve ennuyant. L'expression “Pays de Loire” n’a plus aucun sens, dans ce cas. Ce n’est plus une couleur, ce n’est plus un ciel, ce n’est plus une terre, ce n’est plus un type physique, éventuellement, ou culturel, intellectuel, moral. N’importe qui, dans quelque domaine que ce soit, peut représenter n’importe quoi, dans ces conditions. » (14)
Tout cela, dira-t-on, n’est pas bien neuf. Un écrivain ratiocineur, des refrains vieille France, des obsessions de réactionnaire grincheux, l’infinie désolation d’une pensée qui rejette le monde, et s’en exclut du même coup. Ce serait vrai s’il n’y avait un obstacle, immense : comment resservir ces idées rances et ces préjugés éculés après la catastrophe, comment les recycler dans une société qui sait qu’elles ont conduit au plus grand des désastres ? C'est là que Renaud Camus innove. Sous sa plume, se proclamer juif d’honneur et revendiquer son peu d’estime pour les Maghrébins sont, contrairement aux apparences, deux opérations jumelles où, dans un habile tour de passe-passe, racisme colonial et antisémitisme européen reprennent de concert leur marche infernale. Philosémite de convenance, il dit son admiration pour mieux recréer la distance, constituer le juif comme autre, être à part, différent, irréductiblement dissemblable, minutieusement différencié et, logiquement, maintenu sur le seuil de la maison, définitivement exclu de « l’expérience française ». Toutes ses précautions, ses apparentes hésitations et ses tâtonnements recherchés, sont une figure de style pour en revenir toujours au même point : ce désastre qui fait qu’on ne peut plus être raciste comme avant.
Progressant insidieusement, par avancées stratégiques et reculs tactiques, il n’aura de cesse d’ébranler cet héritage universel, de s’en délester comme d’un fardeau. Il en fera donc un « tabou », suggérant avec insistance que la liberté est du côté de sa transgression, assimilant l’antisémitisme à un interdit social ou sexuel, jouant au jeu de la tentation avec l’inconscient de son lecteur. « Surtout », écrit-il deux pages après avoir compté les « collaborateurs juifs de France Culture », « je ne dois pas […] céder à la seule attirance qu’exerce nécessairement, sur un écrivain, le tabou (les juifs, le “peuple”, la pédophilie). » (15) Tabou au respect duquel veille le « discours antiraciste», « instrument d’une sorte de terrorisme », « discours dominant, terriblement dominant qu’il peut être considéré comme ennemi par toute parole de vérité – et plus encore par toute écriture ». Dès lors, on comprend mieux l’importance de ces quelques paragraphes sur France Culture. Loin d’être anecdotiques, ils disent l’essentiel de la pensée camusienne : que les victimes et leurs descendants, leur mémoire et leur souvenir dérangent, qu’ils encombrent, empêchent et entravent, et qu’il serait temps, enfin, qu’ils se taisent à nouveau ou, du moins, qu’ils se fassent discrets.
Le Front national fait les scores que l’on sait, mais ce ne serait donc qu’illusion électorale. L'idéologie qui menace, nous rabâche Renaud Camus, est « l’idéologie antiraciste, responsable d’infiniment plus de censure que le racisme, qui lui n’a guère les moyens d’en imposer, de toute façon ». Contre la censure antiraciste, l’écrivain mène donc sa guérilla. Il monte ses opérations à coups de dispositifs extrêmement cohérents et redoutablement construits en vue d’une visée essentielle : réhabiliter ce que le nazisme a disqualifié, restaurer ce que son crime a déshonoré. Le racisme, donc. Le racisme persécuté par ces « armes absolues du langage » dont Renaud Camus dresse lui-même la liste, précisant qu’elles servent à faire « littéralement disparaître » l'adversaire : « “raciste”, “antisémite”, “pédophile”, “pro-pédophile”, “allié objectif de Le Pen”, “xénophobe”, voire “ennemi haineux du métissage”.» (16) Allant jusqu’au bout de cette stratégie de retournement, l’écrivain « Vieux Français » finira même par écrire ceci : « Quant à antisémite, voilà un mot dont il serait urgent de définir les contours, puisqu’il suffit de l’accoler à quiconque pour éliminer cette personne à jamais. » (17)
Un demi-siècle après que les antisémites ont éliminé à jamais des millions de personnes, un écrivain français s’inquiète de leur pauvre sort et joue tristement, lamentablement, avec les mots et les morts. C'était en mai 2000. Depuis, loin d’être éliminé à jamais, Renaud Camus a obtenu le soutien de nombreux intellectuels et journalistes, de droite et de gauche, au premier rang desquels le philosophe Alain Finkielkraut, lui-même collaborateur de France Culture et auteur notamment du Juif imaginaire. L'œuvre de l’écrivain « vieux français » fait école et débat dans nos universités jusqu’à remplir, un jour du printemps 2002, un amphithéâtre de l’Institut de sciences politiques où se forment nos élites d’État et de marché. Et ses livres continuent d’être publiés par des éditeurs de renom et de qualité, qui ne lui ménagent pas leur sympathie, Claude Durand de Fayard et Paul Otchakovsky-Laurens des éditions POL.
On ne s’y serait pas attardé, on ne se serait pas obligé à lire cette littérature obsessionnelle, s’il n’y avait pas ce contexte, qui fait sens, interpellant les bizarreries de notre drôle d’époque et la confusion des esprits qui y règne. Une époque où des esprits sensés ne savent plus bien distinguer l’antisémitisme et le racisme, s’en démarquer et s’en dissocier, en d’autres termes reconnaître et combattre l’anti-humanisme contemporain. De ce brouillage, l’épisode Camus n’est pas le premier témoignage. Il y en eut d’autres, plus odieux dans la forme, moins tenaces sur le fond. L'époque s’échappe si vite qu’on a déjà oublié les tentations rouges-brunes de L'Idiot international du défunt Jean-Edern Hallier où, au début des années 1990, se croisaient franges de l’extrême droite et de l’appareil communiste, sorte de resucée national-révolutionnaire qui ne dédaignait pas la provocation antisémite (18). De Fidel Castro sous la lune à Jacques Chirac dans l’urne, en passant par Jean-Marie Le Pen et tant d’autres, Jean-Edern Hallier s’en est allé, en janvier 1997, quittant un chemin si chaotique qu’on a peut-être insuffisamment prêté attention aux directions inédites qu’il indiquait.
Depuis, Michel Houellebecq, romancier talentueux, occupe par à-coups la place d’histrion de la scène littéraire, agrémentant ses rentrées romanesques de déclarations tempétueuses. En 2001, il a donc dit que « la religion la plus con, c’est quand même l'islam », jugé « normal » que l’un de ses personnages « ait envie qu’on tue le plus de musulmans possible », moqué les massacres dans le tiers-monde – « si ça les amuse de s’étriper, ces pauvres cons… » –, confié sa « sympathie » pour le maréchal Pétain – « Je trouve ça facile d’aller faire le malin à Londres, plutôt que d’affronter les difficultés réelles du pays », etc.(19). Michel Houellebecq, à ses débuts et avant sa réussite, se définissait comme « communiste non marxiste ». Il disait n’avoir pas voté pour l’Europe de Maastricht, s’inquiétant, lui aussi, du déclin d’une France qui « bascule lentement dans le camp des pays moyens-pauvres ». Revenant à la littérature, il confiait avec lucidité son projet : « Continuer à exprimer, sans compromis, les contradictions qui me déchirent, tout en sachant que ces contradictions s’avéreront, très vraisemblablement, représentatives de mon époque. » (20) « C’est vraiment un but en soi, le fait de pouvoir mettre n’importe quoi dans un roman, précisa-t-il par la suite, à propos de son premier succès, Les Particules élémentaires. C’est la chose qui m’intéresse le plus, et qui me paraît le plus difficile : intégrer les différents modes de discours. » (21) En 1998, dans ce même entretien, il disait n’aimer « ni le désir, ni le mouvement », souhaitait leur disparition, affirmait que « le racisme, c’est de la foutaise […], essentiellement un problème de démographie en Afrique » et s’attardait sur son « idée du déclin » : « L’Occident, pour moi, est une entité qui disparaît, mais sa disparition est plutôt une bonne chose. Son rôle historique est fini. […] Je décris une phase du déclin, mais sans percevoir ce déclin comme tragique. C’est juste tragique pour les individus, pas pour l’histoire de l’humanité.» Annonçant en 2002, depuis la capitale autrichienne, son intention de voter pour Jean-Pierre Chevènement par « conviction politique », l’écrivain présentait Jean-Marie Le Pen comme « un bon raciste français ordinaire », posture à l’égard de laquelle il assurait n’éprouver « aucune antipathie ».
Houellebecq n’est pas Camus, la cohérence intellectuelle n’est pas son affaire. Cependant, tout à son travail d’écriture, il capte une musique d’ambiance, une musique qui enfle. Que l’on ne se méprenne pas : la littérature n’est jamais coupable, ou l’est tout le temps, ce qui revient au même. En ce sens, elle ne saurait admettre d’autre tribunal que la libre critique. Mais elle évoque, perçoit, élabore, malaxe, ingurgite, mouline, bref témoigne à la barre de l’époque en la prenant pour matériau. Sous le bric-à-brac houellebecquien et le systématisme camusien, des plaintes et des craintes se font écho. Qu’en littérature tout les oppose et que la popularité de l’un contraste avec la confidentialité de l’autre ne fait que confirmer ce sentiment d’une insistance qui fait sens, au-delà des talents et des goûts : peur du monde, crainte de l’étranger. Leur différence, en cette matière, c’est que Renaud Camus se prend de plus en plus au sérieux. Depuis qu’en 2002, il s’est mis à jouer au chef de parti, fût-ce sur Internet, il trouble ses propres amis, plaidant pour « une conception majoritairement ethnique de la nation », s’inquiétant qu’elle n’ait cessé de « perdre du terrain, en partie sous l’influence des intellectuels, des journalistes et des hommes politiques juifs », « une conception atavique, héréditaire », insiste-t-il – « Je me sens français comme un arabe se sent arabe et comme un juif se sent juif » –, qu’il appelle à défendre en mettant drastiquement fin à une immigration qu’il associe à l’insécurité, à la violence, voire à la guerre civile.
« La politique dans notre siècle est presque une œuvre désespérée», a confié Hannah Arendt, un jour de 1948. Trois ans auparavant, en 1945, loin de céder aux enthousiasmes d’après-guerre, elle avait écrit, avec cette préscience intuitive qui la distingue : « Poursuivre une politique qui ne soit pas impérialiste et conserver des opinions qui ne soient pas racistes, cela devient de jour en jour plus dur parce qu’il est de jour en jour plus clair que l’humanité est pour l’homme une lourde charge. » (22) Devant le grand chamboulement du monde, ce malaise est de retour. Des hommes d’aujourd’hui, des intelligences, des clercs, intellectuels et écrivains, politiques aussi, sont fatigués de l’humanité. Déracinement, dégénérescence, déclin, dépossession, dépérissement… Si leurs refrains sont anciens, leurs arrangements sont inédits. Sous l’esthétisme de la provocation, un racisme post-moderne prend forme dont l’Europe offre sans doute d’autres laboratoires, de l’Autriche aux Pays-Bas. Et il vient de là où l’on ne s’attendait pas à le voir renaître et se ressourcer. De notre modernité même, de sa crise, des lendemains désenchantés des années 1960 et 1970.
Figure sacralisée dans le monde gay, auteur du livre-culte des amours homosexuelles masculines, Tricks (1978), Renaud Camus fut très proche de Roland Barthes. Soutenant avec générosité les débuts littéraires de Camus, Barthes fut le préfacier enthousiaste de Tricks. Or, dans cette préface, on lit cette mise en garde, à propos de ceux qui s’emploient à « faire mousser » leur identité – en l’occurrence, l’homosexualité, mais le propos de Barthes vise plus large : « Se proclamer quelque chose, c’est toujours parler sous l’instance d’un Autre vengeur, entrer dans son discours, discuter avec lui, lui demander une parcelle d’identité : “Vous êtes… – Oui, je suis…” Au fond, peu importe l’attribut; ce que la société ne tolérerait pas, c’est que je sois… rien, ou, pour être plus précis, que le quelque chose que je suis soit donné ouvertement pour passager, révocable, insignifiant, inessentiel, en un mot : impertinent. Dites seulement “Je suis”, et vous serez socialement sauvé. » (23)
Barthes avait raison : le métis, celui qui ne peut pas dire « Je suis », qui est lui-même et un autre, plusieurs autres en un, tout et parties à la fois, oui, le métis n’est pas encore sauvé.
BOITE NOIREEn complément de mon article sur l’idéologie meutrière promue par Eric Zemmour (le lire ici), je publie le chapitre que j’avais consacré à Renaud Camus, ce propagandiste du « grand remplacement » et, donc, de la grande expulsion, dans un livre paru à l’automne 2002. La découverte du monde était une réponse aux tenants du choc des civilisations et de la guerre des mondes, un an après les attentats du 11 septembre 2001. Ce livre, paru chez Stock dans la collection « Un ordre d’idées », est aussi disponible en collection de poche Folio.
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