L’instruction judiciaire réalisée pour percer les mystères de l’affaire Pérol est décidément hautement instructive : elle permet de comprendre les charges qui pourraient être retenues contre le patron de BPCE, François Pérol, si le juge Roger Le Loire décidait son renvoi devant un tribunal correctionnel pour y être jugé du chef de prise illégale d’intérêt (lire le premier volet de notre enquête Affaire Pérol : quand la justice se libère de ses entraves 1/3). Mais elle permet aussi – chose rare – de pénétrer dans les coulisses du capitalisme parisien et de comprendre quels en sont les codes et les mœurs.
Ces codes et ces mœurs, nous avons pu déjà en partie les comprendre à la lecture des mails qui figurent dans le dossier judiciaire et que nous avons évoqués dans le deuxième volet de cette enquête (lire Affaire Pérol: ces mails confidentiels qui ont guidé l'enquête judiciaire 2/3). Mais ils transparaissent aussi dans les différentes auditions auxquelles la police judiciaire a procédé. À commencer par celle de Bernard Comolet, l’éphémère patron des Caisses d’épargne, qui prend la présidence de la banque le 19 octobre 2008 quand, sous pression de Nicolas Sarkozy, son prédécesseur Charles Milhaud est poussé vers la sortie après la perte de quelque 750 millions d’euros sur les marchés financiers, et qui restera en fonction jusqu’au 26 février 2009, date à laquelle il est évincé à son tour, pour céder sa place à François Pérol.
Personnage effacé, qui n’a présidé les Caisses d’épargne que quatre mois, et qui n’était visiblement pas préparé à jouer le premier rôle, Bernard Comolet a été visé par une perquisition, à son domicile, le 12 décembre 2013. Et le même jour, il a été longuement entendu par un commandant de la Brigade centrale de lutte contre la corruption.
Cette audition constitue un événement à double titre. Au plan judiciaire d'abord, car le banquier a très précisément expliqué le rôle qu’a joué François Pérol et dans quelles conditions ce dernier a pris le pouvoir au sein de la banque. Événement sociologique aussi car, tantôt candide, tantôt naïf, le banquier a expliqué au policier dans quelles conditions d’autres proches de Nicolas Sarkozy l’avaient pris en main avant même que n’intervienne François Pérol, pour le parrainer dans la vie parisienne des affaires dont il ne connaissait pas les arcanes. D’autres proches, tel Alain Minc, le conseiller de Nicolas Sarkozy et grand entremetteur du capitalisme parisien ; ou encore René Ricol, l’expert-comptable le plus connu dans les milieux du CAC 40, que Nicolas Sarkozy nommera d’abord médiateur du crédit puis commissaire général à l’investissement.
Bernard Comolet raconte d'abord dans quelles conditions il est entré en contact avec Alain Minc – qui était déjà secrètement le conseil de son prédécesseur, Charles Milhaud : « Au sujet d’Alain Minc, rapporte-t-il, je dois vous dire que je suis issu de la banque et de la Caisse d’épargne et que ma nomination en qualité de Président du Directoire de CNCE [il s’agit de la Caisse nationale des caisses d’épargne, l’instance de direction de la banque] m'a projeté dans un monde dont je n'étais pas familier. Je vous précise que hormis mes connaissances de la banque, je ne fais pas partie de la haute administration et que je n'ai pas de réseau. C'est M. René Ricol qui est venu me voir après ma nomination (je le connaissais depuis qu'il avait été commissaire aux comptes de la Caisse d'épargne d’Ile-de-France en 1985) pour me dire qu'il fallait que je rencontre Alain Minc. J'ai donc rencontré une première fois Alain Minc en octobre-novembre 2008 en compagnie de René Ricol et d'Alain Lemaire [à l’époque, l’éphémère numéro 2 des Caisses d’épargne]. À cette occasion M. Minc nous a indiqué que compte tenu de l'ampleur de la tâche (la fusion avec Banques populaires) et de sa complexité, nous aurions besoin d'être conseillés. À ce titre, il accepterait de regarder notre dossier pour se déterminer s'il pouvait accepter d'être notre conseil. À cette occasion, M. Minc nous a indiqué que nous serions bien inspirés de nous choisir maintenant un inspecteur des finances pour nous aider, qu'aujourd'hui, on avait certainement encore le choix du nom mais que dans quelques mois le nom s'imposerait. »
Alain Minc, qui est le conseiller occulte de Nicolas Sarkozy et qui rencontre donc aussi fréquemment son ami François Pérol à l’Élysée, fait-il donc comprendre à Bernard Comolet qu’il aurait tout intérêt à enrôler ce dernier à ses côtés, faute de quoi l’intéressé risque fort de lui prendre sa place de force ? Bernard Comolet ne le précise pas, et poursuit son récit de la manière suivante : « Avec le recul, je décode ces propos ainsi : nous aurions eu bien moins de problèmes avec un inspecteur des finances à nos côtés, lequel aurait été familier dans nos relations avec les pouvoirs publics. »
« À l'issue de cette première rencontre, poursuit le patron par intérim des Caisses d’épargne, un deuxième rendez-vous a été programmé sans que je l'aie sollicité et pour lequel M. Lemaire n'a pas jugé utile de m'accompagner. Au cours de cet entretien, j'ai fait savoir à M. Minc que je n'avais besoin de rien. C'est après cela que j'ai eu la surprise de recevoir le petit mot d'Alain Minc que vous avez saisi, et qui est en fait une lettre de récriminations dans laquelle il se plaint qu'on se prévaudrait de ses services alors qu'il ne nous a point offert ses services. »
En quelque sorte, Bernard Comolet a été pris, si l’on peut dire, en sandwich. D’abord, il a été approché par deux intimes de Nicolas Sarkozy, René Ricol et Alain Minc. Puis, c’est avec un autre proche du même Nicolas Sarkozy qu’il aura affaire, François Pérol. Et cela se passera exactement comme Alain Minc le lui avait par avance suggéré : faute d’avoir appelé à ses côtés un inspecteur des finances, c’est ledit inspecteur des finances qui lui a finalement piqué sa place.
C’est cette seconde partie de l’histoire que Bernard Comolet raconte ensuite au policier, qui l’interroge pour savoir comment il a su que François Pérol serait le futur président de BPCE. « C’est le président de la République lui-même qui me l’a appris et je vais vous dire dans quelles conditions », raconte-t-il.
Bernard Comolet se lance alors dans un long récit, au cours duquel on a tôt fait de comprendre que tout a été organisé à l’Élysée : « Quelques jours avant le samedi 21 février 2009, j'avais été prévenu que François Pérol nous donnait rendez-vous à M. Dupont [le patron des Banques populaires] et à moi, à l’Élysée pour rencontrer le président de la République, ce samedi matin précisément à 11 h 45. À cette occasion le président de la République, Nicolas Sarkozy, nous a indiqué qu'il savait qu'on avait besoin de 5 milliards d’euros et que l’État avait pris la décision de les mettre à notre disposition. À cette réunion il y avait Pérol, Guéant, Dupont, le Président et moi. Le Président est ensuite entré dans les modalités selon lesquelles cette intervention pouvait avoir lieu, c'est-à-dire un prêt convertible en actions dans un délai de 3 à 5 années si des critères fixés dans un MOU (Mémorandum of Understanding) n'étaient pas respectés (conditions de remboursement). Il était précisé par M. Sarkozy que le prêt de 5 milliards d’euros ne serait attribué qu'à l'organe central une fois la fusion Banques populaires et Caisses d’épargne réalisée. »
Et le banquier poursuit : « Le président de la République nous indiquait ensuite, en rappelant que l’État prêtait 5 milliards, qu'il entendait que François Pérol dont il dressait le meilleur tableau, soit proposé comme futur directeur général exécutif du nouvel ensemble. Il nous a indiqué ensuite que le président du nouvel ensemble serait issu des Banques populaires et j'en ai conclu que c'était soit Dupont président du conseil d'administration avec Pérol directeur général, soit Pérol président du directoire et Dupont président du conseil de surveillance. »
En quelque sorte, Bernard Comolet raconte dans quelles conditions il a été prestement débarqué au cours d’une réunion à l’Élysée. Sans que les instances statutaires de la banque n’aient été réunies. Sans que le ministère des finances n’ait été associé en quoi que ce soit à la décision. Le fait du prince, ou un coup de force, comme on voudra…
Visiblement, le chef de l’État a transgressé toutes les procédures et il a congédié le banquier sans même se montrer courtois. « [Nicolas Sarkozy], conclut Bernard Comolet, a indiqué enfin que je devrais traiter avec François Pérol de mon rôle et de ma place dans le futur groupe. Cette annonce était sans appel et m'a été présentée comme une décision. À la fin de cette annonce, le Président s'est excusé du fait de ses occupations et nous a demandé d'en mettre en œuvre les modalités avec François Pérol, dont il disait regretter de devoir se séparer à l’Élysée. Puis il a quitté la salle de réunion. »
En clair, rien ne se passe normalement : Bernard Comolet est démis de ses fonctions, sans que les procédures légales ne soient respectées ; et François Pérol est intronisé patron de la nouvelle entité fusionnée de la même manière.
Est-ce d’ailleurs François Pérol qui a fixé à 5 milliards d’euros les apports d’argent public qui vont être faits aux deux banques dont il sait qu’il va prendre ultérieurement la présidence ? Si François Pérol est renvoyé devant un tribunal correctionnel, la question risque naturellement d’être longuement débattue. Voici la version de Bernard Comolet, telle qu’il l’a présentée au policier qui l’interrogeait : « Si vous me posez la question de savoir qui a déterminé le montant de 5 milliards, ce que je peux vous répondre et dont je suis sûr c'est que c'est le président de la République qui m'a dit : “Je sais que vous avez besoin de 5 milliards et on vous les prêtera.” À la question de savoir qui a défini les 5 milliards, je présume que la Banque de France a déterminé ainsi le montant minimum de fonds propres dont nous avions besoin pour respecter les ratios réglementaires. Le ministère des finances a dû évaluer la possibilité de mobiliser 5 milliards de fonds publics pour nous aider et je présume que François Pérol, par son expérience de la banque et sa connaissance du dossier Banque populaire Natixis Caisses d'épargne, a pu se faire sa propre opinion sur le besoin en fonds propres et conseiller ainsi le chef de l’État dans sa décision politique d'intervention. »
Et la fin de la réunion se déroule dans des conditions, pour anecdotiques qu’elles soient, qui révèlent les mœurs du capitalisme français de connivence : « La réunion étant dès lors terminée, François Pérol nous a proposé à Philippe Dupont et à moi-même de déjeuner dans un petit restaurant de la rue Gay-Lussac, proche de son domicile. C'était un repas convivial, où il s'est comporté avec moi comme un "patron souriant". Je me souviens qu'on a parlé au déjeuner de mon conseil en communication, conseil que j'ai indiqué ne pas avoir. Selon lui, c'était regrettable, me précisant qu'il avait Anne Méaux, d’Image 7 ; Dupont à son tour précisait avoir Stéphane Fouks, d'Euro-RSCG, comme conseil. »
Au cours de cette audition, le policier a également interrogé Bernard Comolet sur un contrat trouvé lors d’une perquisition et liant son prédécesseur, Charles Milhaud, à Jean-Marie Messier, l’ancien patron de Vivendi Universal qui s’est reconverti en banquier d’affaires et que nous avons déjà croisé comme conseil secret des Caisses d’épargne dans le deuxième volet de notre enquête. Ce contrat, Bernard Comolet dit alors ce qu’il en connaît : « J'ai eu connaissance à mon arrivée de ce contrat dont l'objet était une mission sur le rapprochement CNCE [la Caisse nationale des Caisses d’épargne] et BFBP [la Banque fédérale des Banques populaires], signé en date du 8 octobre 2008 et prévoyant une rémunération pour Messier Associés [la mini-banque d’affaires créée par Jean-Marie Messier] de 2 millions d'euros... Ce contrat avait été signé quelques jours avant mon arrivée. Ne sachant pas ce à quoi il allait servir, n'en voyant pas l'utilité et étonné des montants en cause, j'ai demandé quand je l'ai découvert à ce qu'il ne soit pas honoré. J'ai fait savoir qu'en cas de contestation, j'utiliserais toutes les voies de droit. Et je n'en ai plus entendu parler. »
Refusant les services d’Alain Minc ; ignorant de surcroît que tout bon grand patron fait forcément appel à l’un des grands cabinets de conseil en communication, celui d'Anne Méaux ou celui de Stéphane Fouks ; dénonçant un contrat conclut avec Jean-Marie Messier, un autre « chouchou » de Nicolas Sarkozy : l’impétrant ignorait décidément tout des us et coutumes du capitalisme du Fouquet’s et ne pouvait tenir longtemps à son poste.
C’est d’abord Alain Minc qui a fait comprendre à Bernard Comolet qu’ils ne faisaient vraiment pas partie du même monde, en lui adressant un petit mot vachard écrit sur une carte de visite retrouvée lors d’une perquisition : « ... Notre dernier rendez-vous m'a laissé un sentiment de malaise... une certaine manière de jouer de votre part, sous couvert d'humilité... Je n'ai jamais fonctionné avec mes interlocuteurs que dans une confiance totale et réciproque... tel n'est pas aujourd'hui et de votre fait, le cas... »
Le modeste et trop provincial banquier a dû finalement abandonner ses fonctions de président. C’est alors que commence l’affaire Pérol…
BOITE NOIREDepuis 2008, Mediapart a consacré pas loin de 150 enquêtes à la crise des Caisses d'épargne puis à l'affaire du pantouflage de François Pérol, qui a conduit à sa mise en examen pour prise illégale d'intérêt. À l'origine de très nombreuses révélations, nous avons fait l'objet de onze plaintes en diffamation, avec constitution de partie civile, de la part de l'ancienne direction des Caisses d'épargne emmenée par Charles Milhaud, à la suite de quoi François Pérol a ajouté une douzième plainte, après que nous avons révélé qu'il quittait l'Élysée pour prendre la direction de cette banque dans des conditions controversées. Edwy Plenel, en qualité de directeur de la publication de Mediapart, et l'auteur de ces lignes en qualité d'auteur des enquêtes ont donc été mis en examen à l'époque à douze reprises.
Mais finalement, à quelques jours du procès, les plaignants ont redouté la confrontation judiciaire au cours de laquelle nous entendions établir la véracité des faits et l'honnêteté de notre travail, et ont retiré leurs plaintes. Pour finir, Mediapart a donc engagé contre eux une procédure pour poursuites abusives et a obtenu réparation. On trouvera un compte rendu de cette confrontation judiciaire notamment dans ces deux articles : Mediapart gagne son procès contre les Caisses d'épargne et Caisses d'épargne : un jugement important pour la liberté de la presse.
Cette histoire des Caisses d'épargne croise aussi la mienne. C'est à la suite de la censure d'un passage de l'une de mes enquêtes sur les Caisses d'épargne, du temps où j'étais éditorialiste au Monde, que j'ai pris la décision à la fin de 2006 de quitter ce quotidien. À l'époque, j'avais cherché à comprendre les raisons de cette censure et j'avais découvert que le président du conseil de surveillance du Monde, Alain Minc, était aussi secrètement le conseil rémunéré du patron des Caisses d'épargne, auquel il demandait par ailleurs des financements pour renflouer Le Monde. J'ai raconté l'histoire de cette censure au début de mon livre Petits conseils (Stock, 2007), et dans la vidéo suivante : Pourquoi je rejoins Mediapart.
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