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France de 2025: un géographe abat ses cartes

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Jacques Lévy est géographe, professeur à l’école Polytechnique fédérale de Lausanne. Il a publié en 2013 Réinventer la France. 30 cartes pour une nouvelle géographie (Fayard). Il a participé au rapport rendu cet hiver à la ministre Cécile Duflot sur l’égalité des territoires. Alors que les ministres français ont été conviés à dessiner la France de l’an 2025, nous lui avons demandé quelle serait sa géographie prioritaire et quelles étaient les grandes réformes à mettre en œuvre.

Dans votre ouvrage, à travers une trentaine de cartes, vous tentez de dessiner les conditions d’une plus grande « justice spatiale ». Quelle est la différence avec l’égalité des territoires ?

Jacques LévyJacques Lévy

J’essaie de réfléchir à la justice appliquée à un espace, la France. C’est une forme de justice particulière car elle ne se prête pas facilement à la redistribution. Je n’ai rien contre le concept d'« égalité des territoires », mais cela dépend ce qu’il recouvre : l’État français a fabriqué un monstre qui projette un discours de l’uniformité comme égalité. On regarde les territoires où il manque des infrastructures et on se dit qu’il faut combler. Mais, par le fait même de l’urbanisation, qui consiste en une différenciation, il ne faut pas espérer rendre le développement possible par l’uniformité.


Vous voulez dire qu’on réfléchit à partir de schémas dépassés ?

J’ai découvert ça récemment : la France est un archipel. Quelle que soit la variable que vous choisissez sur une carte (la catégorie socio-professionnelle, le revenu, les pratiques de mobilité, etc.), on a une cinquantaine de villes qui ont en gros la même structure : ville-centre, banlieue, périurbain. Et cinquante fois, on retrouve les mêmes caractéristiques dans ces trois entités.

Cet archipel est antithétique avec notre vieille vision régionale : la Bretagne ici, le Languedoc là, chacune aurait sa spécificité. C’était en partie vrai autrefois. Par exemple, il y avait beaucoup de bacheliers dans les régions où il n’y avait pas d’industries parce que les garçons restaient à l’école au lieu d’aller à l’usine. C’est fini. La carte des diplômés s’inscrit à présent, comme toutes les autres, dans ce système d’archipel.

Quelles sont les conséquences ?

Le découpage des pouvoirs devrait correspondre à l’agencement géographique de la société. Or un décalage trop fort, comme actuellement, engendre des effets pervers. Par exemple, en Île-de-France, on a eu le phénomène de la « Ceinture rouge ». On a assisté à des échanges de population entre des communes de gauche, qui prenaient les habitants les plus pauvres et des communes de droite, qui récupéraient les plus riches. Tout ça parce que les communes avaient le pouvoir de changer le peuple, et qu’elles l’ont changé dans le sens de leur clientèle électorale.

L’extrême concentration de pauvres dans certaines banlieues en est en partie la conséquence. On voit là que le politique a joué un rôle complètement contraire au bien public. Imaginez rétrospectivement un gouvernement urbain à l’échelle de la métropole et doté des pouvoirs nécessaires. Cela n’aurait pas pu avoir lieu. Les gens auraient protesté. Aujourd’hui, personne ne peut s’en prendre à la région car tout le monde sait qu’elle n’a quasiment pas de pouvoir.

La bonne échelle serait donc la métropole ?

Oui. Une métropole combattrait les inégalités en son sein. En Île-de-France, il y a énormément de pauvres. Et aussi beaucoup de riches. Mais il n’existe pas d’outils de redistribution. L’Île-de-France n’a pas les moyens de mener une telle politique, ni en termes de pouvoir, ni financièrement.

Pourtant, Paris et l’Île-de-France sont toujours perçus comme des territoires privilégiés.

C’est une vision erronée. Il y a en réalité un énorme décalage entre ce que l’Île-de-France produit et ce qu’elle reçoit. Ça se compte en dizaines de milliards d’euros.

Cela ne se voit pas, car en France, la collecte est centralisée et presque tout va au budget de l’État ou dans la protection sociale, elle aussi centralisée. Mais les villes les plus productives, Paris en premier lieu, se retrouvent dépouillées de leur surproductivité.

Actuellement, on gomme les inégalités de production : une région qui produit peu se retrouve avec le même revenu par habitant qu’une région plus productive. Or celle-ci a besoin de plus. Ses transports publics vont lui coûter plus cher. Les métropoles doivent avoir les moyens de leur solidarité et de leur développement.

Bien sûr, il faut redistribuer une partie des richesses à des territoires plus pauvres, mais cela devrait se faire sur une logique de projet, pour telle ou telle perspective de développement. Pas de façon automatique comme actuellement. Car cela pousse – souvent inconsciemment –  certains territoires à ne pas se mettre en mouvement, à ne pas prendre d’initiative, à ne pas mobiliser leurs ressources locales.

Votre propos va à l’encontre de ce qu’on entend habituellement sur l’égalité des territoires. On parle beaucoup des zones rurales délaissées. Elles ne devraient pas être prioritaires selon vous ?

Entre des millions d’habitants d’Île-de-France qui vivent mal et 300 habitants d’une commune du Cantal qui vivent mal également, la logique démocratique veut qu’on proportionne l’aide publique au nombre. Au regard des principes démocratiques, certains élus ou lobbies des zones à faible densité exigent le maintien des privilèges issus de l’époque où la ruralité existait et faisait partie du socle civilisationnel de la société. On oublie trop que depuis quelques dizaines d’années, les gens qui vivent dans des zones peu denses l’ont, pour une part au moins, choisi. En s’y installant, ils savent à quoi ils s’exposent. 3 % seulement de la population française vit très loin des villes. Il ne s’agit pas de les oublier ni de les mépriser, mais de les traiter comme les autres.

Quels types de territoires sont trop privilégiés selon vous ?

Toute la France, sauf les grandes villes. On a construit de superbes routes partout. Les directions départementales de l’équipement (DDE) ont été une bonne illustration de ce déploiement d’un État territorial omniprésent. Mais ce système de redistribution massif et aveugle a ses limites : cela conduit à une logique de rente. On le voit en Corse et encore plus dans les territoires d’Outre-mer. 

Que faudrait-il faire en Île-de-France ?

Aujourd’hui, chaque maire fait sa petite politique. L’Île-de-France ne parvient pas à définir un horizon stratégique : elle sait qu’elle ne pourra pas le mettre en œuvre. Cela a été un argument pour construire le Grand Paris, qui n’a rien donné, car on ne peut pas imaginer, au XXIe siècle, que ce soit l’État central qui gouverne Paris. Il n’en a d’ailleurs pas les moyens financiers.

Aujourd’hui, avec le projet Paris Métropole, encore débattu au Parlement, on va vers quelque chose d’aberrant. On aura deux entités : Paris et sa première couronne ; et la région. L’une s’occuperait du logement et l’autre des transports. Même un étudiant de première année de géographie trouverait ça absurde. Comment construire en masse sans se préoccuper de la mobilité ?

Autre aberration : on coupe la partie la plus dense (Paris et la première couronne) du reste de la région. L’Ile de France est un des seuls découpages préexistants qui correspond bien à la réalité de l’aire urbaine de Paris. C’est la bonne échelle, qui mêle des gens qui habitent dans le centre, d’autres dans le périurbain, qui ont les mêmes intérêts stratégiques mais qui doivent discuter entre eux pour résoudre les conflits.

Et qui pourraient notamment discuter de la redistribution des richesses au sein d’une même métropole ?

Le point faible des systèmes de péréquation actuels, c’est qu’ils sont conçus de façon horizontale. Neuilly va payer pour Aubervilliers. Alors qu’il faut discuter des projets et des enjeux à partir d’une caisse commune. On pourrait alors parler, par exemple, des émeutes de 2005. Mais pas sur un mode caritatif. En ayant conscience que c’est un problème pour tout le monde.

L’habitant du centre de Paris risque de ne pas avoir grand chose à faire des problèmes du banlieusard qui habite Clichy-sous bois.

C’est une caricature de croire que les riches habitent le centre et les pauvres la périphérie. Plus vous êtes dans le centre, plus il y a de la diversité. C’est contre-intuitif, on dénonce toujours la gentrification des centres-villes, et il est vrai que c’est la classe moyenne qui peine, qui est menacée, même si elle résiste malgré tout en raison de la diversité de l’offre de logement et des modes d’habiter. Dans les centres, il y a une cohabitation des riches et des pauvres. Plus vous vous éloignez du centre, plus vous allez avoir des zones homogènes. Dans le périurbain, il y a une standardisation de l’habitat et des unités de taille significative dans lesquelles tout le monde est socio-économiquement similaire.

Alors bien sûr, des risques de gentrification existent : le 5e arrondissement a perdu la diversité qu’il avait dans les années 1960. Mais si on avait un gouvernement métropolitain, on ferait attention à ce que Paris ne devienne pas le 5e arrondissement et à ne pas créer des Clichy-sous Bois. Clichy-sous-Bois n’est pas une fatalité. 

Que peut-on faire aujourd’hui pour Clichy-sous-Bois ?

La politique de la ville est aujourd’hui mal orientée Les zones franches, maintenant les emplois francs…Un jeune va dire « Je suis nul mais j’habite Clichy-sous-bois donc prenez moi car je coûte moins cher » ?. C’est ça le message qu’on envoie aux jeunes et aux chefs d’entreprise ? Ce n’est pas comme ça qu’on va régler le problème.

C’est une politique anti-discrimination.

Cela n’a jamais été fait dans les politiques de quotas aux Etats-Unis où l’on disait « à niveau égal, je favorise tel individu ». Là, on ne dit pas « à niveau égal ». Donc on va compenser la sous-productivité de l’individu par une somme d’argent versée par l’Etat. C’est un très mauvais signal. Ce qu’il faut, c’est que les jeunes réussissent partout.

Et le problème est pour l’essentiel dans l’éducation, où l’on croise les problématiques spatiales. Essayons d’inverser les stigmatisations scolaires. On pourrait mettre le paquet pour que les écoles des quartiers pauvres deviennent attractives. On pourrait pousser les bons enseignants expérimentés à y aller en les payant beaucoup plus. Pour avoir été autrefois enseignant dans un collège de Seine Saint-Denis, je sais à quel point c’est fatiguant. Il faut convaincre les élèves à chaque minute que cela vaut le coup de consacrer cette minute à apprendre. Il faut donc payer plus, donner plus de moyens de tous ordres aux enseignants qui sont « sur la ligne de front » du développement et de la solidarité.

François Hollande, accompagné de Najat Vallaid-Belkacem et de François Lamy lors d'un déplacement à Clichy-sous-boisFrançois Hollande, accompagné de Najat Vallaid-Belkacem et de François Lamy lors d'un déplacement à Clichy-sous-bois© Reuters

Et puis on peut donner des conditions réellement plus favorables en nombre d’élèves, en organisation du travail. On pourrait faire de ces écoles des endroits attractifs en créant des lieux d’excellence où des gens d’ailleurs auraient envie de venir parce qu’il y aurait des projets innovants, un équipement matériel haut de gamme, etc.

On pourrait aussi décider que les premiers de chaque lycée auraient accès aux prépas ou aux bonnes universités. Ce petit privilège pousserait les élèves des classes moyennes à venir  s’installer dans les quartiers difficiles pour avoir cette chance.

Vous jetez la carte scolaire à la poubelle ?

La carte scolaire prend l’eau de toutes parts. Il faut donc accepter que les parents jouent un rôle dans le choix de l’établissement mais il faut les inciter à faire des choix qui vont dans le sens du bien public éducatif : créer du mélange, de la réussite, et avantager des espaces en difficulté qui remonteront par l’école au lieu de baisser par l’école. C’est un pari extrêmement fort qui suppose des moyens.

Beaucoup a été fait sur le bâti dans ces quartiers. Qu’imaginez-vous comme autre politique en termes de logement ?

Je n’ai pas de solution clé. La politique du logement social était bien intentionnée. Mais elle a concentré des pauvres.

Parallèlement, on a facilité l’accès à la propriété, au pavillon individuel, en dépensant énormément d’argent. Cet argent aurait pu être dépensé à améliorer les logements HLM. La propriété n'est pas faite pour les pauvres car elle nécessite de stocker beaucoup d'argent. Il faut donc arrêter le prêt à taux zéro et mettre l’argent ailleurs.

Où ça?

Il ne faut plus faire de politique du logement social mais une politique sociale du logement. Le but est que tout le monde accède à un logement digne, mais sans forcément fabriquer un logement. Je suggère de mettre le paquet sur la localisation. On ne doit pas inciter un pauvre de plus à habiter un endroit où il y a déjà  100% de pauvres. Or actuellement c’est ce que fait la mécanique du logement social.

Je suis pour aider les pauvres à accéder au marché plutôt que de créer des marchés pour les pauvres. Une famille qui veut habiter dans un quartier plus côté mais qui n’a pas trois fois les revenus du loyer doit être aidée par l’Etat, qui doit payer le surplus. Il faudrait mettre quelques limites, mais cela a longtemps fonctionné en Grande-Bretagne.

Ceci dit, pour les gens qui ne sont absolument pas solvables, qui vivent dans la précarité, il faut des politiques spécifiques.

A vous lire, on a l’impression que les élus bloquent les réformes, empêchent la création des entités qui pourraient conduire aux politiques adéquates.

Ce qui bloque, c’est le système politique. Les élus n’ont pas intérêt à le changer et ils sont les seuls à pouvoir le faire. Cela explique le blocage. On crée tout le temps des institutions géographiques nouvelles. En réalité, « il faut que tout change pour que rien ne change ». 

La loi Chevénement de 1999 est quand même étrange : elle permet plusieurs communautés d’agglomération dans la même agglomération. Allez comprendre. Et puis, bien évidemment, chacun veut garder ses privilèges, le maire de Paris par exemple, ne veut pas abandonner son pouvoir au président de la Région.

Or l’Etat national est autoritaire mais faible. Il est incapable d’imposer. La dernière grande fusion de commune s’est faite en 1860 sous Napoléon 3. Depuis la 3e République, l’Etat s’appuie sur les plus petites entités contre d’éventuelles entités émergentes. Si l’ile de France avait un gouvernement urbain autonome, elle serait tellement puissante que cela ferait de l’ombre à l’Etat central. Mais est ce que c’est notre problème ? C’est celui des gens qui campent dans l’Etat central. Mais la société française, elle, a intérêts à ce que tous les niveaux soient gouvernés de façon pertinente. Si il y a une entité de 12 millions d’habitants ou de 20 millions, en quoi serait-ce dangereux ?

Quand on parle avec des élus, ils sont magnifiques. Mais une fois arrivés au gouvernement, ils savent que ca va coûter cher, que ça va cliver le groupe, que les sénateurs vont se révolter et comme ils ont des majorités fragiles et des légitimités précaires, ils décident de ne pas créer un problème. Et c’est comme ça que rien ne se fait. 

 

Jacques Levy. Réinventer la France : trente cartes pour une nouvelle géographie. Fayard, 2013, 247 pages. 20 euros.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Jukebox Champions !


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