La première leçon, et la plus grande, c’est que l’urgence politique, contrairement aux idées reçues et matraquées à longueur de journées, n’est pas de gérer le pain quotidien ni de guérir les écrouelles, c’est de modifier le cours de l’Histoire. Or le cours de l’Histoire ne s’inscrit pas seulement dans la courbe du chômage ou du plein emploi, dans le déficit ou l’excédent du commerce extérieur, dans la croissance ou dans la récession.
Ce qui a changé la vie sous le septennat de Giscard d’Estaing, ce ne sont pas les mesures pour faire face à la crise du pétrole, ou les discours d’austérité du professeur Raymond Barre. Ce ne sont pas non plus les repas ridicules et médiatiques du président d’alors chez les Français, ou sa visite aux éboueurs. Ce sont deux mesures de nature Ins-ti-tu-tion-nelles et So-cié-tales. Le droit de vote à 18 ans et la loi sur l’avortement.
Aujourd’hui, de telles mesures feraient figure de diversion, ou d’absence de sérieux. Car ce que veulent les Français, disent les instituts de sondage, « c’est qu’on leur parle du chômage ». En vertu de quoi des questions comme le droit de vote des étrangers aux municipales, qui provoquerait de grands débats, sont renvoyées à plus tard. En vertu de quoi la simple introduction d’une part de proportionnelle aux élections législatives n’est pas jugée prioritaire. En vertu de quoi la loi sur la famille a été édulcorée car, comme l'avait dit Jean-Christophe Cambadélis : « Les choses sont claires : notre priorité, c’est la croissance. Les problèmes de société seront traités mais en temps et en heure. »
Au nom de l’urgence, adieu réformes institutionnelles, adieu réforme fiscale de fond, adieu réformes tout court, bonjour ciseau et bonjour sparadrap.
Pourtant, quel sera l’équivalent de la loi Veil dans le quinquennat Hollande ? Assurément la loi sur le mariage. Et que retient l’histoire de la présidence de Gaulle à partir de 1958 ? Le nouveau franc ou la Constitution de la Cinquième République ? La grève des mineurs ou l’élection du président au suffrage universel direct ?
Et le 21 avril 1944, à Alger, en pleine guerre, était-il bien sérieux de la part de l’homme du 18 Juin de signer cette ordonnance hors des priorités, inapplicable dans la France occupée, sur le droit de vote des femmes…
Prenez encore l’abolition de la peine de mort, votée sous Mitterrand, prenez le quinquennat adopté sous Chirac, considérez la limitation à deux mandats successifs voulue par Sarkozy : les grands marqueurs de l’action politique, les grandes ambitions, celles qui changent en bien ou en mal le fonctionnement même de la République ne portent pas sur « l’actualité » mais sur « les problèmes de société », qui provoquent souvent des polémiques immenses. Elles ne portent pas sur le visible mais d’abord sur l’invisible, donc, entre autres, sur « les institutions »…
Toutes choses absentes aujourd’hui, alors même que la crise du politique est d’abord une crise de l’effacement des politiques. Des politiques qui se sont progressivement dessaisis de tous les leviers économiques, en les transférant aux marchés, mais qui devraient se confiner aux comptes de la nation, et seraient à côté de la plaque dès lors qu’ils se saisiraient de leurs domaines de compétences !
Autant dire qu’en renonçant aux réformes « sociétales », un pouvoir renonce tout simplement à exister, voilà la grande leçon, la leçon implicite des hommages à Simone Veil.
La deuxième leçon, qui bousculera d’autres idées contemporaines, c’est que les grandes avancées ne se conquièrent pas dans les synthèses molles, mais dans les affrontements. Simone Veil s’est opposée frontalement à des réactionnaires furieux qui annonçaient « l’implantation d’abattoirs », comme Philippe de Villiers comparant vingt-cinq ans plus tard le Pacs à un « retour à la barbarie », comme les activistes du « mariage pour tous » qui continuent d’annoncer « la fin de la famille », ou comme les opposants au droit de vote des femmes qui vouaient « la nature féminine à la sphère du privé » et prédisaient que « le foyer » serait un « enfer » ou que « les enfants seront négligés si les mères votent ».
À l’heure où le discours économique désormais porté par Emmanuel Macron tend à décrire les relations sociales comme un éden de bisounours où plus personne ne veut écraser l’autre, et où le salarié discute avec son employeur sur un pied d’égalité pour dépasser les 35 heures, le courage de Simone Veil rappelle que la démocratie consiste aussi à gérer les affrontements, pas seulement à noyer les poissons pour faire taire les pêcheurs...
La troisième leçon complétera la deuxième : si la politique est un champ d'affrontement, et si les responsables politiques doivent l'assumer ou s'en aller, le public doit également se méfier des héros tout d'une pièce. La célébration de Simone Veil prend ces temps-ci une dimension tellement unanime qu'elle tourne au matraquage, et doit nous inviter à prendre un peu de recul. À propos de l'avortement, cette femme a eu du cran, certes, mais sa participation à une manifestation contre le mariage pour tous, en janvier 2013, prouve tout de même qu'on peut s'opposer aux réactionnaires un jour, et les rejoindre quelques années plus tard. De même, sur le plan politique, si son mari Antoine, dont on chante les louanges dans le même mouvement, a cru bon d'apporter son soutien au Sarkozy de l'entre-deux tours, c'est-à-dire à Patrick Buisson, c'est que l'étendard des Veil peut incarner le progrès, mais n'a pas peur du discours de Grenoble.
Cette nuance apportée, la dernière leçon ne concernera pas les politiques mais la fameuse « opinion publique », c’est-à-dire nous tous. Les politiques ont des torts, mais les peuples ont des absences, ou des emballements. L’image de Simone Veil est belle et télégénique. Une femme qui défend les femmes, qui tient tête à une assemblée d’hommes, en bousculant sa propre majorité, l’histoire est inoubliable. Le problème, c’est que ce story-telling, raconté sous le seul prisme d’un ministère emblématique, oublie tout de même le personnage central.
Si Simone Veil a été nommée ministre, alors qu’elle était inconnue, et si le dossier de l’avortement lui a été confié, c’est qu’un homme a osé braver l’électorat qui venait de le porter à l’Élysée. Aujourd’hui, Valéry Giscard d’Estaing dégage un parfum de naphtaline plutôt que de modernité, et on se moque souvent de lui, mais est-ce conforme à la vérité historique quand on parle de la loi sur l’avortement ?
La densité unanime des hommages à Simone Veil a donc sa face cachée. L'image de cette femme, faiblement politique, a soufflé totalement le souvenir du président de l’époque, personnage totalement politique. La « sanctification » de l'une et l'effacement de l'autre peuvent avoir deux origines : l’indifférence à Giscard, ce qui serait un peu injuste ; ou l’antipolitisme ambiant. Là, ce serait beaucoup plus grave.
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