La valse des promesses a recommencé. Face aux critiques de Martine Aubry dénonçant le coût politique, social et économique du travail le dimanche, les défenseurs du projet multiplient les annonces. « On sait déjà que l’on créera forcément de l’emploi, des milliers d’emplois », a répliqué le ministre de l’économie Emmanuel Macron, au micro de RTL, le 19 octobre. Le président du Medef, Pierre Gattaz, s’est fait encore plus précis le 28 octobre sur France Inter. Le travail le dimanche devrait permettre, selon lui, de créer « entre 40 000 et 50 000 emplois ». Pas plus que pour le million d’emplois promis avec le pacte de responsabilité, le président du Medef ne dit d’où proviennent ces estimations. L’important est d’avancer des chiffres en prévision de la bataille à venir.
Car la bataille est déjà inscrite, souhaitée même. Le ministre de l’économie a présenté une communication sur l’assouplissement du travail le dimanche mais aussi de nuit – les deux sont liés dans l’esprit du gouvernement – au conseil des ministres le 15 octobre. Ce texte devrait être présenté officiellement en décembre et discuté au Parlement au début de l’année prochaine.
Cette question du travail du dimanche, qui devait au départ n’être que la clarification d’une législation illisible, s’est transformée en un axe majeur de la politique économique et sociale du gouvernement. Depuis cet été, les séminaires ministériels en parlent systématiquement. C’est Laurent Fabius qui, au nom de sa responsabilité sur le commerce extérieur, milite pour supprimer tous les obstacles du code du travail pour transformer la France en une vaste zone touristique. C’est Emmanuel Macron, qui voit dans les verrous réglementaires une survivance des vieilles lunes qui brident l’économie. C’est Manuel Valls, qui annonce à Londres, en guise de démonstration de sa politique « pro-business », que « les commerces à Paris seront ouverts tous les dimanches ».
Il fut un temps, en avril 2012, où un candidat socialiste à la présidence de la République annonçait : « Le combat de 2012, c’est de préserver le principe du repos dominical, c’est-à-dire de permettre aux travailleurs de consacrer un jour de leur semaine à leur famille, au sport, à la culture, à la liberté. Et j’y veillerai. » Comment le gouvernement en est-il arrivé à défendre l’opposé ? Le travail le dimanche se révèle pourtant n'être ni rentable ni créateur d’emplois. Décryptage de cette mesure et de ses enjeux cachés. Chiffres à l’appui.
Que dit la réglementation sur le travail le dimanche ?
Le dimanche est reconnu comme le jour de repos hebdomadaire dans le code du travail, article L3132-3. Toutefois, certaines entreprises peuvent ouvrir le dimanche, sans autorisation préalable, « dans les secteurs nécessaires à la continuité de la vie économique et sociale », comme la santé, l’énergie, les transports, certaines activités industrielles qui ne s’arrêtent jamais, l’hôtellerie et la restauration.
Les commerces alimentaires bénéficient d’une certaine souplesse et peuvent ouvrir jusqu’à 13 heures le dimanche. Parallèlement, les commerces peuvent ouvrir cinq dimanches par an, selon les autorisations données par le maire ou par la préfecture à Paris.
Ce cadre réglementaire a été constamment attaqué. « À chaque fois qu’une dérogation est accordée, le jour suivant il y a de nouvelles atteintes à la loi », constate Karl Ghazi, responsable de CGT-commerce et du Clic-P, l’intersyndicale (CGT, CFDT, Sud, CGC et Unsa) qui luttent pour le respect de la loi, le respect du travail dominical et du travail de nuit dans la région parisienne.
D’abord, il y a eu les autorisations pour les chaînes d’ameublement – loi Ikea – afin de leur permettre d’ouvrir leurs surfaces commerciales le dimanche. Puis cela a continué avec la loi Virgin, autorisant l’ouverture du magasin sur les Champs-Élysées au motif qu’il vendait des produits culturels. Tous les magasins de l’avenue se sont engouffrés dans la brèche. Cela s’est poursuivi avec les zones touristiques élargies, autorisées à ouvrir tous les dimanches de l’année.
Enfin, il y eut la loi Mallié. En 2009, Richard Mallié, député UMP de Gardanne (Bouches-du-Rhône) et donc concerné au premier chef par l’illégalité de la vaste zone commerciale de Plan de campagne (voir Plan de Campagne, le Far West du travail dominical), proposa un nouveau texte dérogatoire, confirmant l’ouverture le dimanche pour les commerces de détail dans toutes les communes touristiques et les zones touristiques d’exception. Surtout, la loi autorisa l’ouverture des commerces le dimanche dans les « périmètres d’usage de consommation exceptionnel » (PUCE), où il existe déjà de véritables habitudes, anciennes, de consommation dominicale. Toutes les grandes zones commerciales ont ainsi été légalisées.
Cette nouvelle loi créant des distorsions de concurrence entre certaines enseignes de bricolage – Bricorama en particulier –, le gouvernement a pris un nouveau décret en avril 2014, autorisant l’ouverture le dimanche pour le secteur du bricolage.
Ces dérogations incessantes ont créé un état législatif et réglementaire illisible. Le droit a été remplacé par la politique du fait accompli, une volonté assumée par les grandes enseignes de se mettre en contravention par rapport à la loi. Ces violations réglementaires n’ont jamais été sanctionnées par les pouvoirs publics. « Les autorités qui sont en charge de faire respecter la réglementation sont les premières à soutenir les contrevenants », remarque Me Vincent Lecourt, qui ne compte plus le nombre de procès, de recours, qu’il a dû déposer au nom des syndicats salariés devant toutes les juridictions pour rappeler la loi. Lors du procès sur l’ouverture de Plan de campagne devant le tribunal administratif, le rapporteur général, Frédéric Dieu, n’avait pas eu lui non plus de mots assez durs pour dénoncer « la complicité des autorités publiques » qui avaient permis à cette zone commerciale de prospérer en toute illégalité pendant quarante ans.
La connivence des pouvoirs publics qui refusent de faire respecter la loi, pire parfois, qui mettent tout en œuvre pour protéger les contrevenants, est constante et finit par poser question. Quelques exemples au hasard. En 2008, les syndicats poursuivaient devant le tribunal administratif l’autorisation donnée par la préfecture de Paris à LVMH, très en pointe sur ce dossier depuis des années, d’ouvrir son magasin Louis Vuitton sur les Champs-Élysées. La veille de l’audience, le préfet, Michel Gaudin, annula l’arrêté. Le procès n’avait donc plus lieu d’être. Le lendemain de l’audience, il reprit le même arrêté confirmant l’autorisation d’ouverture du magasin Louis Vuitton sur les Champs-Élysées.
En 2012, le préfet de la Seine-Saint-Denis, Christian Lambert, donna l’autorisation d’ouvrir le dimanche au nouveau centre commercial Millenium, situé dans la Plaine Saint-Denis. Pour compliquer les recours, il prit deux arrêtés, l'un le 14 novembre, qu’il annula par la suite pour reprendre rigoureusement le même le 17 novembre. Pour faire casser l’autorisation par le tribunal administratif, il fallait attaquer les deux arrêtés. Entre-temps, même si le tribunal administratif a cassé la décision, le préfet a classé la zone commerciale en périmètre d’usage de consommation exceptionnel, estimant qu’il s’était créé des habitudes de consommation dominicale.
Jugeant que la multiplication des procédures et des condamnations ne semblait avoir aucun effet, que les autorités publiques ne semblaient toujours pas décidées à faire respecter la loi, le syndicat FO a porté l’affaire plus haut. Il a engagé une procédure auprès de l’Organisation internationale du travail (OIT) contre l’État français pour « carence effective » à faire respecter le repos dominical. L’OIT a déjà rappelé à l'ordre à plusieurs reprises sur le sujet les pouvoirs publics. Elle devrait dire dans les prochaines semaines si elle instruit ou non le dossier.
Que propose le projet de loi Macron ?
En décembre 2013, Jean-Paul Bailly, ancien président de La Poste, avait remis un rapport au gouvernement sur les ouvertures commerciales le dimanche. Reprenant en partie les propositions de ce rapport, le projet de loi devrait prévoir la possibilité pour les commerces d’ouvrir douze dimanches au lieu de cinq dans l’année.
La possibilité d’ouvrir tous les dimanches, accordée jusqu'ici aux commerces en zones touristiques, serait fortement élargie. Les commerces pourraient ouvrir le dimanche lorsqu’ils sont situés dans les « zones touristiques à fort potentiel économique ». Cette disposition, qui vise en priorité Paris, devrait permettre aux grands magasins du boulevard Haussmann (Printemps, Galeries Lafayette) d’ouvrir enfin le dimanche, ce qui leur a été jusqu’à présent refusé. La disposition risque cependant de créer de nombreux conflits. « Inévitablement, cette mesure va produire des effets de seuils. D’autres quartiers vont demander à être inclus dans le dispositif. À terme, c’est tout Paris qui va se retrouver classé comme zone touristique », pronostique Karl Ghazi.
Le gouvernement souhaite aussi accorder l’ouverture le dimanche dans les gares. Ce sujet n’avait jamais été mentionné jusqu’à présent. Mais il est vrai que la SNCF s’est transformée entre-temps en aménageur commercial et a cédé en concession ses plus importantes gares pour les transformer en centres commerciaux. Toutes les concessions ou presque sont aux mains d’Unibail, groupe puissant et occulte, qui est en situation oligopolistique dans les centres commerciaux et d’exposition parisiens.
Enfin, pour faire bonne mesure, le gouvernement prévoit que le « travail en soirée » pourra être autorisé « sur décision de l’État », dans les « zones à haut potentiel économique » et moyennant des majorations de salaires. Avec cette proposition, le gouvernement vole au secours du groupe LVMH, condamné pour ouverture illégale après 21 heures de sa boutique Sephora (maquillage) sur les Champs-Élysées. Il s’assoit en même temps sur les décisions prises par les plus hautes autorités judiciaires sur le sujet. Après le Conseil constitutionnel qui avait rappelé que le travail de nuit devait rester l’exception, la Cour de cassation avait souligné fin septembre que « le travail de nuit n’était pas inhérent à l’activité de Sephora », et avait donc jugé que rien ne justifiait de dépasser les horaires légaux.
L’argumentation du gouvernement sur ce point reprend celle développée par Sephora et LVMH devant les tribunaux, aux mots près, relève Karl Ghazi. « C’est à l’occasion du procès Sephora qu’est apparue l’expression de travail en soirée utilisée par les avocats de LVMH. Un bel habillage pour parler du travail jusqu’à minuit, qui a été repris par le Medef et maintenant par le gouvernement. Mais dans la loi, le travail en soirée n’existe pas. Il y a le travail de nuit et il commence à neuf heures du soir », explique-t-il.
Ces projets vont à l’encontre des décisions de la municipalité de Paris. En 2010, celle-ci avait refusé l’élargissement des zones touristiques, en invoquant notamment l’hostilité des riverains. Une mission d’information et d’évaluation, placée sous la présidence de Bernard Gaudillère, examine à nouveau le dossier sur le travail du dimanche et de nuit à Paris. Elle doit remettre ses conclusions le 16 décembre. Mais que se passera-t-il si elle s’oppose à nouveau à une libéralisation des zones touristiques ? Qui l’emportera, l’État ou Paris ?
La déclaration de Manuel Valls à Londres semble laisser entendre qu’il juge le problème réglé. Il annonçait alors que tous les commerces à Paris, à l’avenir, seraient ouverts le dimanche comme à Londres. À une différence près cependant : les magasins anglais ont le droit d’ouvrir le dimanche, mais les horaires d’ouverture sont limités à six heures, du type 10 heures-16 heures ou 12 heures-18 heures. Le projet de loi français ne prévoit aucune limitation par rapport aux autres jours. Mieux, les magasins pourront ouvrir le dimanche jusqu’à minuit.
Travailler le dimanche et la nuit pour quelles contreparties ?
Le travail le dimanche et de nuit ne pourra se faire que sur la base du volontariat, assure le gouvernement. Dans les établissements comptant plus de onze personnes, les salariés qui accepteront de travailler avec ces horaires décalés devront recevoir « une compensation importante ». Le chiffre de 200 % du salaire normal, calqué sur la législation actuelle, est donné comme la référence en cas de travail le dimanche ou la nuit. Le projet de loi, toutefois, semble vouloir laisser aux accords d’entreprise ou de branches le soin de fixer le montant des majorations.
Pour l’intersyndicale regroupant les salariés du commerce, ces compensations annoncées sont des miroirs aux alouettes. Pour les syndicats, le volontariat comme les majorations salariales risquent d’être très vite oubliés. Ils redoutent que le travail de nuit et le dimanche ne se généralise sans aucune compensation.
À l’appui de leur doute, les syndicats citent déjà les textes existants. Alors que le gouvernement et le patronat agitent la perspective d’un salaire augmenté de 200 % pour convaincre l’opinion publique du bien-fondé de faire sauter les verrous législatifs sur le travail le dimanche, ils rappellent que les majorations n’existent plus pour les salariés travaillant dans les zones touristiques mais sont comprises dans le salaire général. « La loi n’impose pas de contrepartie pour les salariés travaillant le dimanche dans les communes touristiques. Elle se contente de poser une obligation de négocier », rappelait la direction régionale des entreprises et de la concurrence du Calvados en mars 2014 dans un différend entre salariés et commerce à Deauville.
Pour les autres cas, c’est encore plus compliqué. Le commerce est un des secteurs où le travail est en miettes. Contrats précaires, assortis d’obligations de disponibilité qui ne sont pas loin des contrats zéro heure anglais, horaires décalés, temps de travail allongé, heures supplémentaires non reconnues, travail semi-déclaré ou au noir: les formes de salariat les plus « flexibles » y sont toutes expérimentées depuis des années.
Les rares salariés – ils ne sont plus qu’une minorité dans le commerce – qui travaillent pour de grandes enseignes avec des contrats à durée indéterminée, connaissent par expérience les pratiques du travail le dimanche. Certes, leurs salaires sont majorés de 200 % lorsqu’ils travaillent le dimanche, les cinq fois autorisées dans l’année. Mais les majorations sont calculées sur le fixe et non sur la totalité du salaire qui inclut souvent des primes. Résultat : la prime de 200 % n’est en fait que de 100 %, voire de 50 %. Un dimanche travaillé qui devait rapporter plus de 150 euros ne rapporte en fait que 55 euros.
La situation pour les autres salariés est encore plus médiocre. S’appuyant sur les précédents législatifs, le projet de loi stipule que les majorations s’appliqueront pour les établissements comportant plus de onze salariés. Un grand nombre de commerces ne sont pas dans ce cas. Les grandes enseignes ont pris l’habitude depuis longtemps de créer autant d’entités juridiques que de points de vente. Certaines comme Franprix sont connues pour veiller scrupuleusement à ne pas dépasser ce seuil fatidique. « Les conseils des grandes enseignes vont s'empresser de leur recommander de créer des filiales pour éviter le seuil des 11 salariés, si elles ne l'ont déjà fait », dit l’avocat Vincent Lecourt.
De plus, dans nombre de grands magasins, des espaces sont loués à des marques qui ont leurs propres démonstrateurs – trois ou quatre, rarement plus. Ceux-ci dépendent directement de la marque et sont souvent sous contrats précaires et ne peuvent en aucun cas prétendre à être inclus dans les conventions collectives. Pour eux, les majorations pour le travail de nuit ou le dimanche pourraient n’être qu'un rêve.
Ouvrir le dimanche, une pratique non rentable
Le patron de Bricorama, Jean-Claude Bourrelier, en avait fait une question de principe : ses magasins de bricolage devaient pouvoir ouvrir le dimanche, comme ceux de ses concurrents, Leroy-Merlin ou Castorama. Il a fini par avoir gain de cause. Pourtant, aujourd’hui, il déchante : « L'analyse des chiffres montre qu'au cumul, depuis le début de l'année, nous n'avons reçu que le même nombre de clients qu'en 2013 alors que nous avons le bénéfice de l'ouverture du dimanche », écrit-il dans une revue interne. Il attribue cette chute à une perte de clientèle partie à la concurrence, qu’il ne parvient pas à récupérer. Tous les salariés de l’enseigne sont appelés à faire des efforts. En d’autres termes, à travailler le dimanche quand même, car l’enseigne de bricolage ne se voit par fermer à nouveau le dimanche, mais sans majoration de salaire.
Le cas n’est pas isolé. Alors que les grandes enseignes et le gouvernement mettent en avant un boom de la consommation, une envolée des chiffres d’affaires pour justifier l’ouverture le dimanche, les chiffres ne viennent pas toujours confirmer les arguments avancés. Le dimanche est souvent un mauvais jour pour le commerce. Ainsi, lors des derniers soldes d’été au Printemps, alors que pour attirer les clients, le grand magasin à Paris consentait 20 % de rabais supplémentaires ce jour-là, il réalisa le premier dimanche des soldes son chiffre d’affaires le plus bas, inférieur de plus de 40 % à celui du samedi. Les habitudes de consommation ne se modifient pas comme cela.
De plus, ouvrir le dimanche impose des charges fixes supplémentaires. Non seulement il faut payer les salariés – avec ou sans majoration –, mais il y a aussi les frais d’électricité, de chauffage, de sécurité. L’addition finit par être très lourde pour un chiffre d’affaires qui n’est pas au rendez-vous. Cela risque surtout de dégrader les marges. « Quel que soit le nombre de dimanches accordés, cela ne changera rien aux chiffres d’affaires des commerces : les consommateurs n’ont pas plus d’argent à dépenser et les magasins feront le même chiffre sur 7 jours que sur 6. (…) Côté commerçant, cela va rendre plus difficile la rentabilité de l’entreprise qui, en ouvrant le dimanche, devra doubler ses charges, y compris salariales », remarque Christophe Rollet, directeur général de Point S, spécialisé dans l’entretien auto, qui a renoncé à ouvrir le dimanche depuis plusieurs années.
Dans l’esprit du gouvernement, l’ouverture du dimanche est moins destinée à relancer la consommation intérieure qu’à offrir un attrait supplémentaire à destination des touristes. Dès le printemps, Laurent Fabius, qui a réussi à arracher le dossier du commerce extérieur à Bercy pour le rapatrier au Quai d’Orsay, insistait sur la nécessité d’ouvrir le dimanche et le soir afin d’attirer les touristes. Le ministre visait particulièrement les touristes chinois qui, depuis 2012, sont de plus en plus nombreux à visiter l’Europe et la France. « Plus de 1,2 million de touristes chinois se sont rendus en France l'an dernier et ces chiffres sont appelés, nous l'espérons, à augmenter massivement dans les prochaines années », expliquait-il. Mais pour les séduire, il convient, selon lui, de lever tous les verrous : « Le touriste qui trouve porte close le dimanche ou à 19 heures n’attend pas le jeudi suivant », insistait-il.
Le mythe du touriste chinois qui ne rêverait que d’arpenter les grands magasins et les enseignes des Champs-Élysées, était lancé. Dans les faits, le touriste chinois, prétexte à la mise en pièces du droit social, sert de couverture à des pratiques peu avouables et peu rentables, comme l’ont raconté des syndicalistes du commerce lors de leur audition devant la mission parlementaire d’information et d’évaluation, le 18 septembre.
Si les touristes chinois piétinent devant les portes des Galeries Lafayette ou du Printemps dès 9 heures le matin pour y faire des achats, ce n’est pas parce qu’ils considèrent les grands magasins du boulevard Haussmann comme un passage obligé à Paris au même titre que le Louvre et la tour Eiffel, mais parce que tout a été organisé pour les y amener.
Les grandes enseignes paient chèrement des intermédiaires pour faire partie du programme de visite. Selon les chiffres cités devant la mission d’information et d’évaluation, le Printemps a réalisé en 2013 un chiffre d’affaires de 295 millions d’euros avec cette clientèle chinoise. Mais, pour les faire venir, le groupe a versé une rémunération de 32,8 millions d’euros à des intermédiaires.
La somme est énorme. Elle équivaut aux frais de personnel de tout le Printemps Haussmann sur une année. Déduction faite de toutes les charges et des frais fixes, la marge nette du grand magasin réalisée grâce à la clientèle chinoise est estimée à 4,1 millions, soit 1,38 % du chiffre d’affaires réalisé. Les marges des grands magasins se situent en général autour de 3 % à 4 %.
Le résultat est à peu près identique aux Galeries Lafayette. La direction a d’ailleurs trouvé que ces opérations étaient tellement peu intéressantes qu’elle a baissé, semble-t-il, le montant de ses commissions. Elle s’inquiète aussi de l’effet d’éviction provoqué auprès de la clientèle française, qui commence à déserter les grands magasins, considérant qu’ils ne s’adressent plus à eux.
Les enjeux cachés de l’ouverture le dimanche
Pourquoi les grandes enseignes font-elles pression sur le gouvernement pour obtenir d'ouvrir le dimanche, alors que tout semble prouver que ce n'est pas rentable ? Les organisations syndicales du commerce ont une vue très arrêtée sur le sujet. Selon elles, le processus s’inscrit dans une guerre commerciale menée par les grandes enseignes et la grande distribution. « La bataille sur l’ouverture du dimanche, c’est d’abord une bataille de parts de marché dans une période de crise », résume Karl Ghazi.
Avec la crise, le commerce vit des heures sombres. La baisse des prix, les rabais, les soldes qui ne disent pas leur nom sont devenus des pratiques quotidiennes, afin d’attirer les clients. Le nombre de magasins qui mettent la clé sous la porte est en croissance exponentielle. De plus en plus de boutiques sont vides dans les centres commerciaux.
Au-delà de la chute de la consommation, les habitudes des consommateurs changent. Les clients désertent les grandes zones commerciales au-dehors des villes, leur préférant les commerces de proximité et les achats en ligne. Ces changements mettent sous pression les grandes enseignes. Pour ces dernières, les centres-villes sont devenus un enjeu de taille où il importe de se développer ou de se renforcer. Les petits commerces sont un obstacle dans leur marche. Ce sont eux qu'elles visent en priorité pour assurer leur position. Dans ce contexte, l’ouverture le dimanche ou le soir est une arme contre les commerces indépendants : ceux-ci ne peuvent pas assurer des ouvertures sans limite. Les grandes enseignes espèrent ainsi capter leurs clients et les mettre à terre.
Il suffit de voir les réactions des uns et des autres pour comprendre l’ampleur de la bataille. Les grands magasins, les grandes enseignes de vêtements et de marques, qui saturent déjà totalement l’offre commerciale, ont tous pris position en faveur de l’ouverture le dimanche et le soir. Même s’ils y perdent de l’argent momentanément, ils sont persuadés d’en sortir gagnants.
Sans attendre, les groupes de la grande distribution demandent eux aussi de pouvoir bénéficier de l’ouverture dominicale pour toute la journée – et non plus jusqu’à 13 heures – pour tous les supermarchés de moins de 1 000 mètres carrés dans les villes de plus de 50 000 habitants. C'est ce créneau, sur lequel ils se sont le plus développés depuis la loi sur la modernisation de l’économie en 2008, qui leur a permis de conquérir les centres-villes sans autorisation préalable et d’éliminer la plupart des commerces indépendants.
À l’inverse, les commerçants indépendants sont vent debout contre l’ouverture le dimanche. « Les commerçants n’auront pas la possibilité de payer double leurs salariés. Ils fermeront leurs portes et créeront du chômage », a déjà protesté Gérard Atlan, président du conseil du commerce de France. Le président de la fédération de l’habillement, Bernard Morvan, s’est lui aussi élevé contre l’ouverture le dimanche. « C’est une menace pour les commerçants indépendants », prédit-il, soulignant qu’à Paris, 80 % des commerces parisiens sont des commerces indépendants de proximité, fruits d’une politique commerciale d’urbanisme assumée depuis plus de trente ans. Au-delà de la promotion de la diversité et de la proximité, ce dernier défend aussi les intérêts de sa fédération : la disparition des petits commerces priverait toute la filière de l’habillement de débouchés au profit de grandes marques mondialisées.
Le gouvernement mesure parfaitement les risques de déstabilisation que peut provoquer l’ouverture le dimanche dans le commerce et les filières industrielles qui en dépendent étroitement. Pourtant, il semble décider à poursuivre dans cette voie. La volonté du gouvernement de « libéraliser » le commerce répond aussi à des visées à plus long terme.
En commençant par le commerce, il s’attaque au secteur le plus faible, le plus désarticulé socialement. La précarisation du travail y est désormais la norme et les salariés sont sans moyens. L’ouverture du dimanche comme le travail la nuit, censés être des repères forts dans le Code du travail, vont créer des précédents. Il sera plus facile par la suite de s’attaquer à d’autres tabous sociaux, comme le contrat de travail, le temps de travail ou les salaires.
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