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En Bretagne, le non-sens paysan

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Finistère, de notre envoyé spécial.-  « On est dans le mur et on accélère. Là, c’est le bloc moteur qui est touché, mais quand ce sera l’habitacle, eh bien…, ce sera la révolution. » Gildas Leost, producteur de lait à Plabennec, près de Brest, n’a rien d’un excessif. À 52 ans, il fait partie des bons élèves de la production agricole bretonne. 85 vaches sur 75 hectares, une production de lait multipliée par trois depuis son installation. Et pourtant, il gagne moins. La Bretagne agricole va mal, ce n’est un secret pour personne. Les dossiers emblématiques de Gad, Doux, Tilly-Sabco (ces entreprises phares de l’agroalimentaire régional qui ont fait parler d’elles pour leurs plans sociaux), les coups de colère sporadiques, comme à Morlaix fin septembre, ne sont cependant que la partie émergée de l’iceberg. 

Pour reprendre les mots de Jean-Paul Vermot, conseiller municipal PS (opposition) de Morlaix, « la Bretagne n’a plus le moral, on vit la fin d’un modèle », ou ceux d’Agnès Le Brun, maire UMP de la même ville, « c’est désormais une bombe à fragmentation ». « Il y a toujours eu des crises mais là, beaucoup de secteurs sont touchés en même temps. Sur le terrain, c’est clair que le climat n’est pas favorable », abonde Marie-Louise Hellequin, présidente de MSA-Armorique, la Sécu des agriculteurs. « Il faudra pas s’étonner si ça part en sucette », dit un membre de Jeunes agriculteurs.

Ce n’est pas une crise mais un ensemble de crises, qui touchent tous les secteurs : le porc comme la volaille, le lait comme les légumes. Les causes sont nombreuses, parfois récentes mais souvent anciennes, liées très directement au modèle choisi par la Bretagne dans les années 1960. La crise est particulièrement dure au niveau régional, mais se retrouve aussi au niveau national. En témoigne la journée d'action nationale de la FNSEA, ce mercredi 5 novembre. Elle a notamment pour mot d'ordre «produire français pour manger français», mais elle vise avant tout à dénoncer les normes environnementales en vigueur ou envisagées.

À Morlaix, dans le Finistère, la ville porte encore les stigmates du dernier coup de colère des paysans. C’était le 19 septembre au soir (voir la vidéo ci-dessous). Une centaine de tracteurs (200 selon d’autres sources) ont déboulé dans la ville depuis trois routes différentes. Le centre MSA ainsi que l’hôtel des impôts ont été incendiés. Les plaques d’immatriculation des véhicules agricoles étaient camouflées, les agriculteurs au volant cagoulés. La police n’a trouvé qu’un péquin à arrêter, même pas un paysan. Ce bonnet rouge de 40 ans, chômeur, a été mis en examen pour « destruction et dégradation par moyen dangereux ». Ses défenseurs crient au lampiste.

Cette nuit du 19 septembre a marqué les esprits. Le socialiste Jean-Paul Vermot n’en revient toujours pas : « C’était une ambiance de guérilla urbaine, les gens ont vraiment eu peur. » Sans excuser les exactions, l’élu, qui a échoué à prendre la mairie en 2014 – la ville est restée à droite –, fournit cette explication : « Visiblement, le fait déclencheur est le suicide d’un jeune agriculteur qui venait de recevoir un appel de cotisations MSA. » Souvent présenté comme le grand manitou des producteurs de légumes de la région, Jean-François Jacob, président de la Sica Saint-Pol-de-Léon (premier groupement de producteurs de légumes et de fleurs en Bretagne, plus de 1 000 exploitants), confirme à demi-mots : « La fiscalité n’est pas adaptée, alors que notre activité a de gros besoins de main-d’œuvre. La MSA prend 42 % du revenu d’un exploitant, à quoi s’ajoute la fiscalité traditionnelle. D’où le coup de colère. »

Les événements de Morlaix sont le signe le plus évident de la crise, mais pas les seuls. Quelques chiffres parlent d’eux-mêmes.

Prenons le porc breton. 6 000 éleveurs en Bretagne en 2013 – ils étaient 9 000 en 2000 –, près de 60 % des 25 millions de porcs produits chaque année en France et 31 000 emplois pour la filière (tous les chiffres ici). En un an, le prix du kilo de barbaque sur le marché au porc de Plérin (Côtes-d'Armor), la référence nationale, a perdu 30 centimes. Aujourd’hui, ce même kilo coûte 1,50 euro à produire et se vend 1,45 euro, en comptant les 15 centimes de prime s’il correspond exactement, en termes de poids et de taille, aux standards des abattoirs (nous y reviendrons dans un prochain article). 

Même chose dans le lait. 51 millions d’hectolitres de lait produits en 2014, près de 14 000 livreurs (producteurs, en baisse de 9 % en dix ans), 727 000 vaches. Gildas Leost, que nous rencontrons dans un café à côté de Brest, avec deux autres producteurs de lait, ne prend pas même la peine de commander à boire. Il est venu avec un dossier, en extirpe quatre documents : les deux premiers sont des factures de livraison de fuel, l’une de 1997, l’autre de 2014, les deux autres sont des factures fournies par la laiterie pour son lait, aux mêmes dates ou presque.

En 1997, le litre de fuel est moins cher que le litre de lait, en 2014, le premier coûte deux fois plus que le second. « Le problème, il est là, devant vous, et il est très clair », dit-il en serrant ses papiers. Ses deux collègues, producteurs de lait comme lui, abondent. Et surtout, ils soulignent que la fin des quotas laitiers européens, prévue au 1er avril 2015, va finir d’achever une profession déjà mise à mal en 2009, dans ce qu’on appelait (déjà !) la crise du lait.

Le marché des légumes ne se porte pas mieux… De presque 6 000 producteurs en 2000, on est passé à 4 200 en 2010. Et la crise empire à présent. Jean-François Jacob, de la Sica, dresse la chronologie : « À partir de mi-août 2013, on voyait que la crise économique commençait à peser sur la dynamique de consommation en France notamment. À l’automne 2013, la grande distribution se fait la guerre, à coups de comparateurs de prix. Et quand la grande distribution se fait la guerre, les morts sont dans les campagnes. L’hiver 2013-2014 a été doux pour tout le monde (comprendre en Europe – ndlr), du coup, notre avantage est rogné. Et là, l’embargo russe (sur les produits alimentaires européens), qui fut le détonateur. On a évalué la casse russe, c’est des milliards d'euros! »

L’embargo russe ! La mère de toutes les batailles actuelles. Si le consommateur ne comprend pas bien comment les affrontements de Donetsk et l’annexion de la Crimée ont pu provoquer l’incendie de la MSA ou du centre des impôts à Morlaix, le patron de la Sica se charge de le lui expliquer. « On est sur le marché mondial ici ! On exporte 40 % de notre production. » « Depuis les années 1990, il y a une distorsion manifeste de concurrence sur la main-d’œuvre, avec notamment l’entrée de l’Espagne et du Portugal dans l’Europe. Un fait encore renforcé dans les années 2000 avec les pays de l’Est. L’Allemagne a multiplié par 5 en 7 ans sa production légumière », poursuit Jacob.

Rejoint, sur le même sujet, par Jean-François Joly, le directeur du Marché du porc breton, à Plérin : « On est sur un marché mondial, européen et français. » Dans cet ordre ? Oui, dans cet ordre. L’embargo russe, vu par le même Joly ? « Les fonctionnaires européens sont en guerre contre la Russie, oui, mais la guerre, ils la font avec nos producteurs. »

C’est le cœur du – de l’un des – problème(s). Dans les années 1960, quand de Gaulle et son ministre Pisani ont décidé de faire de la Bretagne le centre de production national de denrées alimentaires, ils pensaient d’abord à nourrir les Français, traumatisés par la guerre et l’après-guerre et leur litanie de tickets de rationnement. Il s’est trouvé justement, à cette époque, en Bretagne, des oreilles fort réceptives, à commencer par celles d’Alexis Gourvennec (un portrait piquant ici, un éloge par là).

Alexis Gourvennec dans les années 1970.Alexis Gourvennec dans les années 1970. © DR

En Bretagne, il fait encore aujourd’hui figure de messie. C’est lui, avec quelques autres de la Jeunesse agricole chrétienne (JAC), qui va rebondir sur le schéma gaulliste. Sortant la Bretagne de son archaïsme, de son enclavement, en devenant, à elle toute seule ou presque, le fer de lance de la France rassasiée. Aux Bretons la bidoche, les veaux, vaches, cochons, aux Bretons les légumes, aux Bretons les engrais, les tracteurs et les innovations made in Inra (Institut national de recherche agronomique, public) !

Aux Bretons les progrès fulgurants, à tel point que l’exportation vers les autres pays d’Europe, à commencer par la Grande-Bretagne, proximité oblige, s’est imposée d’elle-même. D’autant plus facilement que l’Europe elle-même, d’abord la CEE puis l’UE, était très demandeuse. Le « modèle agricole breton » doit d’ailleurs autant à Bruxelles qu’à de Gaulle, à bien y regarder. Et de l’Europe au monde, il n’y a qu’un pas.

Et c’est ainsi qu’on trouve, en 2014, un Thierry Merret, président de la FDSEA Finistère et producteur de légumes à Taulé, déclarer: « La Bretagne est et doit rester une terre d’expédition, sinon on va disparaître. » Avant d’ajouter, crânement : « On a un avenir pour la production légumière, tout comme porcine ou aviaire. Si les Chinois sont venus chez nous ce n’est pas pour rien ! »

Cet ultralibéralisme débridé a son revers, que les producteurs font aujourd’hui mine de découvrir. David Louzaouen, secrétaire général des Jeunes agriculteurs (JA) du Finistère et porcher lui-même, s’insurge : « En Allemagne, ils ont la main-d’œuvre à bas coût des pays de l’Est, en France on a les 35 heures… » Même l’UMP Agnès Le Brun en convient, l’un des problèmes du modèle breton, c’est qu’il est « dogmatisé, idéologisé ». Du coup, le dialogue est compliqué avec les pouvoirs publics. D’autant qu’un autre paramètre est entré (ou revenu) en jeu ces dernières années, le sentiment breton (appelons-le comme ça), qui prend souvent des allures de ressentiment breton. 

Jean-François Jacob, de la Sica : « Le désenclavement de la Bretagne, c’est notre gros sujet. Il faut garder les gens au pays et redonner de la fierté aux paysans. À Paris ils peuvent nous considérer comme des râleurs mais on n’est pas des menteurs, on est des bâtisseurs. » « Décider, vivre et travailler en Bretagne » en somme. Le slogan des Bonnets rouges. Tous n’en font pas partie parmi les producteurs rencontrés, mais tous, à tout le moins, s’y reconnaissent. Car, comme le dit Sébastien Louzaouen, producteur de lait et président des Jeunes agriculteurs 29 (le cousin de David, secrétaire général du même syndicat, cité plus haut), « en Bretagne, on est excentrés et moins écoutés. On est loin de tout »

Le président de la FDSEA 29, Thierry Merret, n’a pas ces scrupules puisqu’il est aussi porte-parole des Bonnets rouges et l’une de ses deux figures tutélaires. Quand on lui fait remarquer que le maintien de la gratuité des routes est assuré et que le projet d’écotaxe est abandonné, les deux revendications des BR, il répond : « Les Bonnets rouges, ça continue ! » Alors quoi ? « Il y a encore quatre points historiques à notre combat : relocalisation des décisions (comprendre la fin du jacobinisme - ndlr), fin du dumping social (comprendre les travailleurs de l’Est en Allemagne - ndlr), simplification administrative. » Trois sur quatre, on n'aura jamais le quatrième durant l’entretien.

Le centre des impôts incendié à MorlaixLe centre des impôts incendié à Morlaix © CG

Ayant défilé au côté des Bonnets rouges, la maire de Morlaix Agnès Le Brun est bien placée pour en parler. « Il y a un paradoxe breton : à la fois ouvert sur l’extérieur et en même temps attaché à ses origines, sa culture. Les Bonnets rouges, c’est quoi ? Au mieux une conjonction, au pire une agglomération hétérogène. Thierry Merret et Christian Troadec (maire divers gauche de Carhaix, second porte-parole des Bonnets rouges - ndlr) sont tous les deux contre le jacobinisme. Troadec pour des raisons populistes et démagogiques. Merret, c’est autre chose, il est d’accord pour se développer mais il a cette poche d’amertume des Bretons. Il s’insurge contre la double peine, ce double jacobinisme de l’État et de la région. Or Rennes, ce n’est pas le Finistère. »

De ce point de vue, il n’est pas étonnant que le pacte d’avenir pour la Bretagne, signé en fanfare à Rennes fin 2013 pour répondre au mouvement contre l’écotaxe, ait fait long feu. Le pacte, ou plutôt Emglev Evit Dazont Breizh (le pacte complet ici), vu par Gwenegan Bui, député PS du Finistère, donne ceci : « Avec 2 milliards d’euros dont 1 milliard destiné au renouveau de l’agriculture et de l’agroalimentaire, le pacte d’avenir est la première pierre qui doit nous aider à reconstruire les piliers de la Bretagne que sont la valorisation de notre terre et notre capacité à innover » (lire ici). 

À quoi répond Agnès Le Brun : « Le pacte d’avenir, c’était du pipeau, un recyclage d’argent déjà annoncé, voire déjà engagé. » Thierry Merret disait la même chose en janvier dernier dans un communiqué, ajoutant que les mesures étaient « uniquement destinées à sacrifier le soi-disant modèle breton sur l’autel des dogmes écologistes » (lire ici).

Le volet environnemental du pacte est-il si terrible ? La lecture du document et de son annexe, le plan agricole et agroalimentaire pour l’avenir de la Bretagne, ne le laisse pas deviner. On y parle plus volontiers de « grand rattrapage », d’« accompagnement des mutations agricoles », de « scénario ambitieux de rebond ». Certes, le point 1.3 du plan agricole et agroalimentaire pour l’avenir de la Bretagne est bien estampillé « Environnement ». 

Jean-Marc Ayrault, premier ministre, signe le pacte d'avenir pour la BretagneJean-Marc Ayrault, premier ministre, signe le pacte d'avenir pour la Bretagne © DR

En termes généraux, on y appelle à « continuer les efforts déjà consentis par un dialogue apaisé et un accompagnement indispensable » concernant la qualité de l’eau ; et on y parle de « valorisation du biogaz et de la chaleur issus de la méthanisation ». La méthanisation, c’est le nouveau mantra en Bretagne. Même si les agriculteurs, eux, sont plus sceptiques. À l’image de Sébastien Louzaouen des JA : « La méthanisation, c’est de l’enfumage. Déjà, ça coûte un million et en plus le tarif de rachat de l’électricité est trop faible. »

Le pacte crée par ailleurs un nouveau régime, d’enregistrement, pour les installations classées pour la protection de l’environnement, à mi-chemin entre la simple déclaration et la demande d’autorisation (toutes les explications ici). En clair, sur ce seul dossier de l’élevage intensif, le pacte a plutôt simplifié la vie des producteurs. 

Pas de quoi rassurer les associations environnementales. François de Beaulieu nous reçoit chez lui à Morlaix. Militant depuis plus de trente ans à Bretagne vivante, l’une des plus importantes associations environnementales de la région – « 3 000 adhérents, 65 salariés, 117 sites protégés » –, il en a été administrateur avant de redevenir simple adhérent. Ça démarre plutôt bien : « Les agriculteurs ont l’impression de faire et d’avoir fait des efforts, c’est sûr. Faire des bandes enherbées entre leurs champs et les rivières, diminuer les intrants à l’hectare, ce sont des efforts. » Puis ça se complique : « Le problème, c’est qu’on est toujours dans le même modèle, imposé par l’Europe, celui du productivisme : produire le plus possible pour le moins cher possible. »

Bretagne vivante est considérée comme une association modérée. Au contraire de Sauvegarde du Trégor, un agrégat d’associations en fait, dont Yves-Marie Le Lay est membre. Il vit à Locquirec, juste en face de Saint-Michel-en-Grève où un cheval est mort à cause des algues vertes en juillet 2009. Dans sa maison « bioclimatique » (on appelait ça comme ça en 1984), il raconte une rude bataille. « La propagande des agriculteurs, c’est de dire : on fait des efforts. Il y a deux groupes d’agriculteurs : une grosse majorité de productivistes, prisonniers, enfermés dans leur modèle, et une petite minorité qui réfléchit. Je ne dis pas que dans le bloc majoritaire, il n’y a pas des agriculteurs qui font preuve de bonne volonté. Mais pas tous. »

Passé le pacte, le ministère de l’agriculture vante à présent son plan « agro-écologique », pour un modèle de production « plus économe en intrants et en énergie, tout en assurant durablement leur compétitivité ». À l’analyse des mesures envisagées, le scepticisme gagne. Car le ministère parie surtout sur la bonne volonté des paysans. « Les politiques ne veulent pas engager le bras de fer. Il y a une allégeance des politiques mais plus encore des administrations », note, amer, Yves-Marie Le Lay. Yvon Cras, producteur laitier bio, membre de la Confédération paysanne, est moins virulent : « Quand c’est appliqué, l’agroécologie, ça répond à tout : climat, environnement, économie, social. Mais le problème, c’est que ce sont des mots. »

Yvon Cras pourrait être qualifié d’agriculteur modèle. À partir de 2008, il est « parti dans le bio ». En 2009, il a installé des panneaux photovoltaïques. Quand nous le rencontrons, dans sa ferme de Plougar, il est fier de montrer sa future installation : une éolienne. Il précise cependant, dans un soupir, que le fabricant a depuis mis la clé sous la porte, tout comme l'entreprise qui lui a fourni ses panneaux photovoltaïques. Signe des temps.

Yvon Cras devant le chantier de sa future éolienneYvon Cras devant le chantier de sa future éolienne © CG

Jean-François Jacob, patron des légumiers de la Sica, a une tout autre lecture de la problématique environnementale (ce qui n’a rien d’étonnant, il est vrai). « On fait l’objet de beaucoup de polémiques », nous assure-t-il dans une des salles de réunion du vaste complexe de la Sica, Kerisnel, situé à Saint-Pol-de-Léon. « Depuis vingt ans, on a beaucoup changé les pratiques. Dès 1992-1994, nous avons fait un focus gestion des nitrates dans le sol. En parallèle, nous avons concentré notre recherche sur la résistance des plantes aux maladies, de façon à sélectionner celles qui résistent pour diminuer les intrants. » Thierry Merret est plus direct : « Les paysans ont évolué, ce qui les choque le plus, c’est qu’on vienne leur dire comment ils doivent produire. Alors qu’on arrête les conneries. »

Au vu de l’état écologique de la région bretonne, les « conneries » ne sont cependant pas près de s’arrêter.

Il y a d’abord le problème des algues vertes, phénomène lié à la présence de nitrates dans les eaux des rivières et des nappes phréatiques, qui finissent dans la mer. Ce nitrate provient pour l’essentiel des activités agricoles, notamment de l’épandage d’engrais azoté d’origine minérale ou organique sur les champs. Depuis 1994, un milliard d’euros d’aides publiques a été versé pour la réduction du taux de nitrate dans les eaux (en Bretagne), ce qui a seulement permis de stabiliser ce taux. C’est le ministère de l’écologie qui le dit.

La France vient d’ailleurs de se faire à nouveau taper sur les doigts par l’Europe sur le sujet. Le 4 septembre, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que la France n’avait pas adopté certaines mesures nécessaires pour assurer la mise en œuvre complète et correcte de l'ensemble des exigences de la directive 91/676/CEE de 1991, concernant la protection des eaux contre la pollution par les nitrates à partir de sources agricoles. Les ministres de l’écologie et de l’agriculture ont pris acte, arguant du fait que de nouveaux plans étaient déjà à l’œuvre. À voir.

Les huit bassins versants algues vertesLes huit bassins versants algues vertes

En Bretagne, les principaux partisans de cet épandage affirment que le niveau de nitrates a déjà baissé. « Dans les rivières, les taux de nitrates baissent, on est en avance sur les autres, qui découvrent seulement maintenant le problème environnemental », soutient par exemple David Louzaouen des JA. Globalement, ils ne sont pas loin d’avoir raison. Dans le détail, c’est un peu plus compliqué. Il y a huit bassins versants en Bretagne touchés par les algues vertes. Tous ont fait l’objet d’un plan bien spécifique engagé depuis 2010. Tous se basent sur le volontariat des producteurs. Or, « le volontariat, ça n’a pas de sens, affirme Yves-Marie Le Lay, tous les plans précédents basés sur le volontariat ont échoué »

Dans une intéressante étude sur le volontariat en termes de pollution (ici en intégralité), Philippe Le Goffe, économiste à l’agro-campus de Rennes, lui donne raison : « Les engagements non exécutoires et l’absence de contrôle expliquent que les approches volontaires aient une efficacité environnementale faible, bien que positive. Pour éviter ces écueils, les parties contractantes doivent rendre l’accord contraignant. »

C’est exactement ce qui n’a pas été fait pour les huit bassins versants algues vertes bretons. Toutes les chartes de territoire sont basées sur le volontariat des agriculteurs. Tout semble fonctionner, les taux d'adhésion des agriculteurs affichent des résultats honorables, mais la transformation de ces adhésions en baisse concrète des taux de nitrates est loin d'être acquise.

D’une manière générale, l’objectif final, arriver à une concentration de 10 mg/l de nitrates dans les eaux en 2027, semble à la fois lointain et peu réaliste. Yves-Marie Le Lay prend l’exemple de la charte de l’Horn-Guillec, « le pire des plans » selon lui. « On est à 82 mg/l, on demande aux agriculteurs de passer à 64 mg/l en 2015. 64 ! C’est 14 au-dessus de la limite de potabilité de l’eau, 39 au-dessus de ce qui est recommandé pour la consommation humaine, 54 au-dessus du seuil de déclenchement des algues vertes ! »

Le membre de l’association Sauvegarde du Trégor poursuit : « Vous voulez un exemple de la perversité du système ? Dans l’un des huit bassins versants, on demande, dans le cadre du plan algues vertes, à des agriculteurs de baisser leur production de maïs. Ils acceptent globalement. Et puis, un producteur laitier, qui avait 70 hectares d’herbe, prend sa retraite. Que croyez-vous qu’il arrive ? Un éleveur rachète pour y mettre du maïs. »

Sans compter que les plans algues vertes ont un effet pervers : ils font grimper en flèche le prix du foncier. Pour Patrice Madec, producteur de légumes bio à Taulé et membre de la Confédération paysanne, c’est bien simple, les prix « déraillent ». Les producteurs, de porc notamment, ont besoin de surfaces d’épandage. Même avec un prix à l’hectare élevé, c’est toujours moins cher que de devoir se débarrasser autrement de son lisier. Les aides de la PAC, basées sur la taille de l’exploitation, et donc sur le nombre d’hectares cultivés, font aussi monter les prix – d’où la demande régulière de la Confédération paysanne d’un plafonnement des aides PAC. Il y a, enfin, une forme de rétention du côté des Safer « qui sont dirigés par les mêmes paysans qui, du coup, favorisent les modèles qu’ils connaissent »

Les jeunes qui s’installent, quand ils peuvent s’installer, partent donc avec un lourd fardeau de dette sur le dos. « Dans le Finistère, toutes filières confondues, le prix moyen d’une installation c’est 500 000 euros », dit David Louzaouen des JA. Et encore, il s’agit là d’une moyenne. Ce qui explique, selon Patrice Madec, que « les jeunes ne soient pas plus ouverts que leurs aînés » : « Ils ont énormément investi et sont pris dans l’engrenage : leurs exploitations, plus grandes, coûtent plus cher, nécessitent des salariés. Ils sont obligés de continuer à fond. » 

David LouzaouenDavid Louzaouen © CG

La situation ne risque pas de s’améliorer. La loi d’avenir pour l’agriculture, adoptée en septembre 2014, a en effet entériné une vieille demande du syndicat ultra-majoritaire FNSEA : créer un statut d’agriculteur pour séparer le bon grain de l’ivraie. En clair, seront considérés comme agriculteurs, et donc éligibles aux aides de la PAC (9 milliards d’euros distribués chaque année par Bruxelles tout de même), ceux qui possèdent un minimum d’hectares ou d’animaux. Comme le dit Xavier Beulin, le patron de la FNSEA, cité par Le Canard enchaîné, « celui qui a deux hectares, trois chèvres et deux moutons n’est pas un agriculteur ». Hors l’inflation des hectares, des élevages, de la productivité en somme, point de salut. Corollaire de cette productivité, l’utilisation des intrants reste plus que jamais nécessaire.

Côté bonne nouvelle, l’utilisation des produits phytosanitaires a tendance à baisser en Bretagne. Selon un document de la Draaf Bretagne de 2011, entre 2008 et 2009, la vente des substances actives a connu une diminution de 8 % (en tonne), puis une diminution de 17 % entre 2009 et 2010 (ici). La tendance semble cependant au moins se stabiliser, voire légèrement augmenter sur les dernières années (lire ici les chiffres pour les engrais).

Mais si l’on prend les chiffres de la chambre de l’agriculture du Finistère, la lecture est tout autre. Les dépenses par hectare de produits phytosanitaires ne montrent plus du tout la baisse indiquée plus haut. La chambre d’agriculture apporte deux explications éclairantes : « L’évolution des types de produits utilisés et de leur prix : ces dernières années, beaucoup d’anciens produits ont été retirés du marché et les molécules de substitution sont souvent plus chères (par exemple sur les haricots et pois). L’évolution des doses : les produits récents sont souvent utilisés à des doses plus faibles et le dispositif d’alerte est amélioré » (ici page 22). 

Le bon bilan affiché s’en trouve relativisé. « Ce qu’il faut bien comprendre, selon la présidente de la MSA-Armorique, c’est que c’est la question économique qui les fera bouger. Or, les produits phytosanitaires coûtent cher. Donc ça pousse déjà l’agriculteur à en mettre moins. » François de Beaulieu, de Bretagne vivante, n’en est pas si sûr. Pour lui, « le prix des phytosanitaires n’est pas dissuasif ».

Michel Creff, apiculteur professionnel – 300 ruches actives à Trémaouézan –, en sait quelque chose. « Nous avons des pertes de plus en plus importantes, qui représentent environ 30 % de nos ruches chaque année, contre 2 à 5 % autrefois. La seule explication : les neurologiques et les graines enrobées ». Alors certes, poursuit-il, « on réduit les volumes des produits utilisés, mais comme on augmente la toxicité… L’abeille est la sentinelle de l’environnement. Derrière, il y a l’agriculteur, premier touché finalement. » François de Beaulieu est du même avis : « Nous sommes face à un déni total des agriculteurs sur les effets de l’agriculture sur la nature et sur eux-mêmes. »

Une étude au long cours de l’Inserm, la Cohorte Pélagie, menée depuis 2002 sur 3 500 mères et enfants en Bretagne, a été mise en place pour répondre aux préoccupations de santé, en particulier celle des enfants, dues à la présence de composés toxiques dans nos environnements quotidiens. Deux classes de pesticides potentiellement toxiques pour la reproduction et le développement neuropsychologique ont fait l’objet de recherches dans les urines des 600 femmes enceintes : les herbicides de la famille des triazines (atrazine et simazine) et les insecticides organophosphorés. Pour la majorité des femmes, des traces d’insecticides organophosphorés, et notamment de certaines formes dégradées, ont été retrouvées dans leurs urines. Bien que certains d’entre eux soient aujourd’hui interdits. 

Devant cet amoncellement de catastrophes, en cours ou à venir, on comprend que l’agriculteur n’ait pas le moral. En 2011, une autre étude avant fait grand bruit. Près de 500 suicides avaient été enregistrés en France par l'Institut de veille sanitaire (InVS) entre 2007 et 2009. Une hécatombe si l'on compare au nombre d'agriculteurs. La MSA-Armorique a pris depuis plusieurs années des mesures, bien avant que le numéro Agri’écoutes soit lancé en grande pompe par la MSA au niveau national au mois d’octobre. Le personnel a été formé pour détecter les personnes en difficulté, et la MSA a même des "sentinelles" sur le terrain. Des anonymes qui, un peu partout sur le territoire, peuvent signaler ce qu’ils voient, ce qu’il se passe. Il y en a 32 sur les deux départements du Finistère et des Côtes-d’Armor. 

Le suicide reste cependant tabou. Parfois pour des raisons bassement matérielles d’assurance et de succession, le plus souvent pour des raisons plus diffuses de honte face à l’échec, ou de peur que ce qui est arrivé au voisin vous arrive aussi. Des agriculteurs ont tous une histoire qu’ils racontent à voix basse. Par exemple, cet agriculteur, qui n’a pu partir en vacances d’hiver avec sa femme et s’est suicidé au lendemain du réveillon. Ou bien cet autre, qui a mis fin à ses jours après avoir reçu un appel de cotisations MSA. « Il y en a ras-le-bol d’aller à l’enterrement des copains », lance Christian Hascouet, producteur de lait à Guengat et représentant de l’Association des producteurs de lait indépendante (Apli).

N’est-il pas temps de changer de modèle ? Jean-François Jacob, de la Sica, prend deux secondes pour répondre, puis : « Il y a nécessité de se remettre en question (le journaliste tend l’oreille). Donc on diversifie. On a diversifié d’abord sur les produits, maintenant on fait de la segmentation. On a 70 000 produits en catalogue aujourd’hui. On va encore accélérer, on va encore monter en puissance. » Raté pour celui-ci. 

François de Beaulieu a son explication : « C’est aussi un problème culturel : certains ici passent aux prairies sans labour, d’autres n’arrivent pas à basculer. Il faut un sacré caractère pour changer. » Jean-Paul Vermot, conseiller municipal PS à Morlaix : « La terreur prend le dessus mais on a besoin de raisonner. Ne nous trompons pas, les agriculteurs sont nécessaires. Il en faut de tous les modèles : productiviste car on a besoin de production de masse, bio pour des raisons d’environnement, et des producteurs de niche. Mais il nous faut un débat de fond sur la question agricole. Il faut avoir le courage de débattre à long terme, et pour ça il faut un porteur de débat côté agriculteurs. »

Thierry Merret, l’indispensable patron de la FDSEA 29 et porte-parole des Bonnets rouges, peut-il être cet interlocuteur ? Un élu PS du département en doute fortement : « Merret est là pour être à la tête du Service Action des agriculteurs, il n’est pas là pour réfléchir. » Jacob peut-être ? La Sica est bien trop engagée dans le modèle productif pour faire bouger les lignes. Le salut par la base ? Balancer des jeunes dans le métier avec autour du cou un boulet de dettes donne peu d’espoir.

Les plus sereins sont pourtant ceux qui ont délibérément tourné le dos au système.

Yvon Cras, ce producteur de lait bio avec panneaux photovoltaïques et éolienne, dresse une sorte de bilan, au milieu de son champ : « Quand on a commencé avec mon frère, on était dans l’intensif sur les 40 hectares de l’exploitation, avec des pommes de terre, des légumes, du chou-fleur… Puis en 1995, on s’est dit "ça ne va pas aller", on ne maîtrisait plus les charges. On s’est donc concentrés sur le lait. Aujourd’hui, on a 45 vaches sur 40 hectares. Je suis au salaire médian : 20 000 euros par an pour 20 vaches et 20 hectares. C’est sûr, on est des petits. C’est sûr aussi qu’autour de nous, il faut faire plus de 10 kilomètres, d’un côté ou de l’autre, pour trouver un confrère bio. » À ce rythme, la Bretagne aura plus vite sombré qu’elle n’aura changé.

Vaches bretonnes © CGVaches bretonnes © CG

Prochain article : La nouvelle crise du lait

BOITE NOIREToutes les personnes citées, sauf mention contraire, ont été rencontrées sur place la semaine du 27 au 31 octobre.

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