Le patron des députés UMP contre-attaque. Une semaine après les révélations de Mediapart sur le probable redressement fiscal de son collègue Gilles Carrez, Christian Jacob demande au président de l’Assemblée nationale, Claude Bartolone, de porter plainte au nom de l’institution pour « violation du secret fiscal ». « Ça me choque que le secret fiscal soit violé, que les gens soient mis en pâture, a tonné le président du groupe UMP mardi 4 novembre. Je pense que l’on doit savoir d’où ça vient, qui a violé. » Une offensive médiatique non dénuée d’arrière-pensées.
- De quelles « violations » parle Christian Jacob ?
Mediapart a révélé le 25 octobre dernier que l’administration fiscale contestait à Gilles Carrez, président de la commission des finances de l'Assemblée, le droit d’appliquer un abattement de 30 % sur la valeur de sa résidence du Val-de-Marne, pour la simple raison qu’il n’en est pas le propriétaire direct (il détient ce pavillon avec sa femme au travers d’une société civile immobilière). « S'il le faut, je réintégrerai les 30 % », nous confiait le parlementaire, conscient qu’il devrait dès lors s’acquitter de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), qu’il ne paie plus depuis 2011. « Ça n'est vraiment pas un drame, relativisait le député UMP. La seule chose qui m'ennuie, c'est que je suis complètement de bonne foi. » En la matière, la doctrine de l’administration est pourtant bien connue des fiscalistes.
Au passage, nous rappelions que Gilles Carrez est l’auteur de l’amendement qui a rehaussé en 2007 l’abattement sur la valeur de la résidence principale de 20 % à 30 %, afin précisément de réduire le nombre de contribuables assujettis à l’ISF.
De son côté, Le Canard enchaîné rapportait dès le 22 octobre qu’« une soixantaine » de sénateurs et députés sont actuellement en "discussion" avec la direction générale des finances publiques (chargée des contrôles fiscaux à Bercy), pour des faits allant du "simple" retard de paiement au compte caché à l’étranger. Dans la foulée, Le Monde dévoilait que le député Lucien Degauchy (UMP) avait détenu un compte en Suisse non déclaré pendant des décennies.
À ce stade, Claude Bartolone n’a pas indiqué s’il porterait plainte ou non. Mardi, selon le Lab d'Europe 1, la porte-parole du groupe PS au Palais-Bourbon, Annick Lepetit, a toutefois estimé que « Monsieur Jacob se trompe en voulant faire entrer l’Assemblée nationale dans ce débat ». Dans le même temps, devant un groupe de journalistes réunis à Bercy (dont Mediapart), le ministre des finances, Michel Sapin, livrait cette analyse : « Je tiens beaucoup au secret fiscal (…) Mais dans le cas d'espèce, je pense qu'il sera difficile de l'invoquer, car c'est l'intéressé lui-même qui s'est entretenu, d'ailleurs avec beaucoup de sincérité et dans un souci réel de transparence, avec une journaliste qui a donné des éléments de son dossier fiscal. Il a lui-même brisé le secret fiscal le concernant, il est donc difficile de l'invoquer par la suite. » Au moins Christian Jacob ne va-t-il pas jusqu’à invoquer un « recel de violation du secret fiscal » pour incriminer Mediapart !
Son obsession des fuites est cependant troublante. Pas une fois, ces derniers jours, il ne s’est félicité de l’essentiel : que l’administration fiscale, aiguillonnée par la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HAT), ait enfin entrepris un travail approfondi sur les parlementaires français et que cette démarche de moralisation produise ses premiers effets, depuis les aveux de Cahuzac. De l’argent va rentrer dans les caisses de l’État mais le groupe UMP ne le voit pas, ou plutôt ne le dit pas.
- Que cache cette offensive contre les fuites ?
Pour l'heure, personne n'ose accuser publiquement la HAT (les neuf membres de son collège ou ses services) d'avoir informé Le Monde ou Mediapart, mais certains élus multiplient les sous-entendus, s'efforçant d'instiller le doute. Rappelons qu'en 2013, seule une poignée de députés UMP avait voté les projets de loi sur la transparence qui prévoyaient sa création.
« À partir du moment où vous mettez en place des procédures de type HAT (...), vous mettez dans la boucle des dizaines de personnes et il y en a une qui se fait un malin plaisir (de briser le secret fiscal - ndlr) », s’est agacé Gilles Carrez dans Mediapart. Ces derniers jours, Christian Jacob s’est même fendu d’un coup de fil au président de la haute autorité pour lui faire part de l’émoi de ses troupes (comme L’Opinion l’a raconté).
Alors bien sûr, Mediapart ne s’abaissera jamais à évoquer ses sources, même sous forme de démenti. Mais il est évident que l'instance présidée par Jean-Louis Nadal, ancien haut magistrat, n’aurait strictement rien à gagner à l’organisation de telles fuites. Elle a même tout à perdre. « La communication autour d’éléments protégés par la loi contribue à fragiliser le travail de la Haute Autorité que nous essayons d’accomplir le plus sereinement et le plus sérieusement possible », a d'ailleurs réagi vertement Jean-Louis Nadal, après l'article du Canard enchaîné.
Pour ses détracteurs, l’occasion est trop belle de décrédibiliser la HAT, qui commence sérieusement à gêner – y compris des hauts fonctionnaires de Bercy soucieux de conserver la main sur leurs données fiscales et leur usage, au nom d’une expertise incomparable. Cette polémique tombe d'autant plus mal que l'autorité indépendante s'efforce de monter discrètement en puissance et qu'elle vient de réclamer, profitant de l’affaire Thévenoud, un renforcement de ses pouvoirs. En réalité, avec cette dramatisation de présumées « violations du secret fiscal », une contre-offensive semble bel et bien lancée pour circonscrire ses activités.
- Comment travaille exactement la HAT ?
Des élus font aujourd'hui appel à des avocats pour reprendre en main leurs échanges avec la haute autorité, chargée de décortiquer leurs déclarations de patrimoine et d'activités, de repérer omissions et enrichissements inexpliqués. Alors qu'ils ont rempli leur paperasse en janvier dernier (parfois avec dédain), certains parlementaires réalisent seulement maintenant que les travaux de la HAT déclenchent indirectement des contrôles fiscaux.
La loi sur la transparence de 2013, en effet, n'a pas prévu de contrôle fiscal automatique pour chacun des sénateurs et députés – alors qu'elle l'impose pour les ministres (voir nos révélations sur Jean-Marie Le Guen qui a minoré de 700 000 euros son patrimoine immobilier). Mais les services de la haute autorité, composés d'une vingtaine de personnes notamment issues de l'administration fiscale et du ministère de la justice, font suivre les déclarations de patrimoine des 925 parlementaires à la direction générale des finances publiques de Bercy (Dgfip).
Celle-ci leur renvoie ensuite un « avis », sorte de commentaire détaillé de ces déclarations, chapitre par chapitre (propriétés immobilières, comptes bancaires, assurances-vie, véhicules, etc.), avec toute une série de pièces (déclarations d'impôts, avis d'imposition, liste des comptes...). Les démarches de la HAT déclenchent ainsi des vérifications fiscales de fait, pilotées depuis Bercy et opérées par les directions départementales des finances publiques – par exemple celle du Val-de-Marne pour Gilles Carrez qui n’avait pas subi le moindre contrôle « en trente-huit ans », d’après ses déclarations à Mediapart.
Les services passent au crible notamment les biens immobiliers pour repérer d'éventuelles minorations de leur valeur, en faisant tourner un logiciel de Bercy baptisé Patrim (accessible au grand public depuis neuf mois). Sachant qu'une petite réévaluation peut faire basculer un élu dans l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF), ce sujet fait l'objet de moult négociations, les parlementaires faisant tantôt valoir un ensoleillement pitoyable, tantôt un emplacement bruyant, parfois en toute bonne foi, parfois moins.
Si la HAT n'est pas satisfaite des informations transmises par Bercy, la loi l’autorise en plus à exercer son « droit de communication », « en vue de recueillir toutes informations utiles à l'accomplissement de sa mission » (y compris par des contrôles sur place, etc.). Elle peut même « demander à l'administration fiscale de mettre en œuvre les procédures d'assistance administrative internationale », quand elle soupçonne des biens dissimulés à l'étranger.
Dans les faits, l’efficacité de cette collaboration entre Bercy et l’autorité indépendante dépend beaucoup du directeur général des finances publiques, Bruno Parent, nommé en juin dernier, dont les services peuvent étirer ou raccourcir les délais, fouiller ou non au-delà des interrogations soulevées par la HAT. Il semble que son prédécesseur, Bruno Bézard, ait joué pleinement le jeu dans les premiers mois du dispositif. Mais sous couvert d'anonymat, un député de gauche se demande si Bruno Parent « ne serait pas moins déterminé… ». Rien ne l'étaie pour l'instant, mais son comportement est scruté de près par l'exécutif.
- À la clef, quelles sanctions fiscales et pénales ?
Ces derniers jours, dans les couloirs du Palais-Bourbon, certains ont poussé un « ouf ! » de soulagement. Ils ont reçu un courrier signé de la HAT indiquant que leur déclaration de patrimoine était validée, après quelques corrections ici ou là. À mille lieues du principe de publicité imposé aux ministres, ces informations sur les sénateurs et députés seront uniquement consultables en préfecture, sans que les électeurs soient autorisés à prendre la moindre note ni diffuser le contenu (sous peine de 45 000 euros d’amende).
Avec d'autres parlementaires, les discussions se poursuivent. In fine, la HAT devra saisir la justice pour chaque élu qui a omis « de déclarer une partie substantielle de son patrimoine » ou fourni « une évaluation mensongère » – un délit puni de 3 ans de prison et 45 000 euros d’amende, potentiellement alourdis d’une interdiction des droits civiques.
La HAT n’aura évidemment aucun état d’âme face à un compte dissimulé en Suisse, mais sa doctrine sera plus délicate à fixer en cas de minoration des biens immobiliers : à partir de quand faut-il considérer qu’un député a livré une évaluation « mensongère » ? Lorsqu’il a sous-déclaré sa maison de 30 % ? De 40 % ? 50 % ?
La Haute Autorité a placé la barre assez haut en juin dernier en contrôlant le secrétaire d’État Jean-Marie Le Guen, chargé des relations avec le Parlement. Après avoir estimé que son patrimoine devait être revalorisé d’environ 30 %, la HAT n’a pas jugé opportun de saisir le procureur de la République. À ses yeux, cet écart ne remettait pas « en cause le caractère exhaustif, exact et sincère de la déclaration ». Quatre mois plus tard, cette “jurisprudence” rassure pas mal de députés…
À ce régime, le nombre de signalements de la HAT s'annonce très inférieur au volume d’« une soixantaine de parlementaires visés par le Fisc » (pour reprendre l’expression du Canard enchaîné). Parmi les indélicats, beaucoup devraient s’en tirer avec un "simple" redressement fiscal, à l’image de Gilles Carrez, avec pénalités pour mauvaise foi ou pas.
La HAT, rappelons-le, n’a aucunement le pouvoir de saisir la justice pour « fraude fiscale » (une infraction qui peut valoir jusqu'à 7 ans de prison et 2 millions d'euros d'amende), puisque le ministère du budget détient le monopole des poursuites en la matière. Même le procureur de la République ne peut agir sans une plainte préalable de la Direction générale des finances publiques (voir notre article sur le « verrou de Bercy » censé faciliter les négociations avec les fraudeurs et les rentrées d’argent). Le ministère du budget a-t-il un ou plusieurs parlementaires dans le viseur, susceptibles de faire l’objet d’une telle plainte ? À ce stade, impossible de savoir.
- Faut-il encore renforcer le dispositif ?
Le socialiste Yann Galut, spécialiste de la fraude fiscale, propose que les futurs candidats aux législatives soient contraints de fournir une « attestation de conformité à l’impôt », qui garantirait juste le règlement du dernier avis d’imposition. L'idée fait son chemin, soutenue par la ministre de la justice, le déontologue de l’Assemblée nationale ou certains élus UMP. Mais Yann Galut va encore plus loin et suggère d'inscrire dans la loi, « comme pour les ministres », « l'obligation de vérifications fiscales systématiques sur tous les parlementaires ».
De son côté, au lendemain de l'affaire Thévenoud, Jean-Louis Nadal a proposé que la HAT soit dotée de « moyens juridiques supplémentaires », en particulier la possibilité d’accéder « aux données fiscales » en direct pour gagner en rapidité (sans plus passer par la Direction générale des finances publiques), de même qu'« aux signalements de Tracfin » (la cellule anti-blanchiment de Bercy).
Lors de la rédaction des projets de loi sur la HAT, ce droit de piocher sans filtre dans les données fiscales avait été écarté sous l’influence de hauts fonctionnaires de Bercy. « On ne peut pas dire que ce soit une administration instinctivement partageuse », ironisait alors le député Jean-Jacques Urvoas (PS), président de la commission des lois. Quant à Tracfin, « c’est un service de renseignement du seul ministère des finances, poursuivait le socialiste. Ça n’est l’outil de personne ». Comprendre : à part Bercy.
François Hollande, lui, paraît plutôt offensif puisqu'il a tendu une perche à Jean-Louis Nadal, début octobre, en lui commandant un « état des lieux de la législation française » en matière d’exemplarité de la vie publique, assorti de « recommandations » sur « les moyens dont dispose la HAT ».
« Si elle pouvait signaler quelques empêchements ou difficultés pour accéder à l’information (...), alors je prendrai en compte les observations ou les propositions du président de cette haute autorité parce que je veux aller jusqu’au bout, a déjà indiqué le chef de l’État, lors de sa conférence presse de rentrée. Je ne veux pas que l’on puisse penser, au terme de mon quinquennat, qu’il y a un parlementaire, un ministre, un responsable public qui ne soit pas en ordre. » Pour une nouvelle réforme, encore faut-il trouver une majorité…
Car à l’Assemblée nationale, les travaux de Jean-Louis Nadal et de son équipe, salués par beaucoup dans les couloirs du PS, en agacent aussi quelques-uns. « Laissons d’abord le temps au temps, que le dispositif actuel fasse évoluer les mœurs, souffle un cadre socialiste. Si ça le titille tellement, Nadal n’a qu’à devenir directeur général des finances publiques ! » Il n’y a pas qu’à l’UMP qu’on aimerait bien faire une pause.
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