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Barrage de Sivens: agrobusiness, conflit d'intérêts et mauvaise gestion

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Elle est enfin sortie de son silence. Ségolène Royal, ministre de l'écologie, a annoncé mercredi, à la sortie du conseil des ministres, avoir convoqué une réunion « entre les parties prenantes » mardi prochain 4 novembre, sans préciser si les opposants qui ont occupé la zone du Testet seront invités. « Il faut que l'on trouve une solution qui justifie l'engagement des fonds publics et européens sur des ouvrages comme ceux-là », a déclaré la ministre. De son côté, Thierry Carcenac, président socialiste du conseil général du Tarn, a annoncé la suspension sine die des travaux du barrage. Mais mercredi, dans un entretien au Monde (à lire ici), l'élu socialiste explique ne pas vouloir renoncer pour autant à ce projet.

Le pouvoir et les élus locaux tentent ainsi de désamorcer la crise grandissante que provoque la mort de Rémi Fraisse, ce jeune militant de 21 ans tué le 26 octobre lors d'affrontements avec les forces de l'ordre sur le chantier du barrage de Sivens. « On sentait que ça allait arriver… » Julie, zadiste de 37 ans, n'est guère étonnée par le drame qui a eu lieu au Testet. De nombreux manifestants avaient déjà été blessés et chacun, sur place, s’attendait à ce que les affrontements virent à la tragédie. Le décès de Rémi Fraisse, qui selon toute vraisemblance a été tué par une grenade offensive, n’est donc pas une réelle surprise pour nombre d'opposants : plutôt la confirmation qu’ils ont à faire face, depuis plusieurs semaines, à une réplique totalement disproportionnée des forces de l’ordre.

Pourquoi les autorités ont-elles déployé un dispositif aussi impressionnant de forces de l'ordre et pourquoi celles-ci semblaient bénéficier d’une telle liberté d’action ? Le tout pour un projet qui, selon les termes employés par les deux experts missionnés par le ministère de l’écologie, est tout simplement « médiocre »… La réponse se trouve dans un savant cocktail fait de conflits d’intérêts, d’alliances politiciennes et d’agrobusiness.

Image extraite d'une vidéo tournée par les manifestants.Image extraite d'une vidéo tournée par les manifestants.

Si les opposants, notamment le Collectif Testet, se sont aussi rapidement méfiés du projet du barrage de Sivens, c’est que les méthodes employées par le conseil général du Tarn, maître d’ouvrage, et la CACG (compagnie d’aménagement des coteaux de Gascogne), maître d’ouvrage délégué, ne sont pas nouvelles. L’étude du barrage de Fourogue, construit à la fin des années 1990, apporte un éclairage saisissant sur les abus constatés, ou à venir, concernant la retenue de Sivens. Car les deux ouvrages ont été construits sur un schéma tout à fait similaire.

Premier enseignement à tirer de ce barrage de Fourogue de 1,3 million de m3 mis en service en 1998 : il est beaucoup trop grand par rapport aux besoins réels des agriculteurs. Mediapart a pu se procurer un mail, daté du 18 octobre 2013, envoyé par le directeur des opérations de la CACG au directeur de l’eau et de l’environnement du conseil général du Tarn, aujourd’hui en charge du dossier de Sivens. Il y fait part de « la faible souscription des irrigations [:] à ce jour 269 ha au lieu des 400 prévus par la chambre d’agriculture ».

Ce surdimensionnement n’est pas sans rappeler celui dénoncé dans le cadre du projet de Sivens. Le Collectif Testet n’a dénombré que vingt exploitants susceptibles d’utiliser le réservoir de 1,5 million de m3 qui a été prévu sur la zone du Testet. Le rapport des experts, sévère dans son constat général mais néanmoins modéré dans son approche globale, estime pour sa part que le nombre de bénéficiaires est « de l’ordre de trente, et les préleveurs nouveaux environ dix ». On est loin des quatre-vingt-un exploitants annoncés par les promoteurs du projet.

Cette surestimation du nombre de bénéficiaires n’est pas financièrement indolore. Non seulement elle conduit à mener des travaux plus importants et donc plus chers que ce que réclame la situation, mais, en plus, elle engendre des déficits chroniques dans la gestion des ouvrages. C’est ce que vient de nouveau démontrer le précédent de Fourogue : dans son courrier, le directeur des opérations de la CACG explique que l’exploitation du barrage souffre d’« un déséquilibre d’exploitation important ».

Alors que les recettes nécessaires à l’équilibre de cette retenue sont estimées à 35 000 euros par an, les recettes effectives annuelles ne sont que de 7 000 euros. Résultat : après quinze années d’exploitation, la CACG déplore à Fourogue un déficit global de 420 000 euros. Pas d’inquiétude, néanmoins : la CACG et le conseil général se sont mis d’accord pour partager la note. S’adressant toujours à son collègue du conseil général, le directeur des opérations de la compagnie écrit dans un mail du 22 novembre 2013 : « Faisant suite à nos échanges en préfecture, je te propose de mettre un poste de rémunération de 50 % de la somme (…), soit 210 k€ correspondant à la prestation suivante : "Grosses réparations (15 ans)". »

La faiblesse des recettes s’explique aussi par un autre facteur : l’ouvrage de Fourogue n’a plus de véritable cadre juridique. En cause : l’annulation de la DIG (déclaration d’intérêt général), que les opposants ont obtenue en justice en 2005 suite à une longue procédure débutée avant le lancement des travaux. En l’absence de cette DIG, la CACG, qui a construit l’ouvrage, n’a pas pu le rétrocéder au conseil général comme cela était initialement prévu.

Le conseil général et la CACG ont-ils cherché à régulariser cette situation ? Une fois de plus, ils ont plutôt décidé de laver leur linge sale en famille. Le département a ainsi signé une petite vingtaine d’avenants successifs pour confier la gestion du barrage à la compagnie. Ce qui n'est pas franchement légal. Un rapport d’audit accablant sur la situation du barrage, daté de mars 2014, note par exemple que la signature de l’un de ces avenants « doit être regardée comme la conclusion d’un nouveau contrat entre le conseil général et la CACG. Ce nouveau contrat s’apparente à une délégation de service public devant être soumise à une obligation de mise en concurrence ».

Mais de mise en concurrence, il n’y a point eu… En outre, grâce à ces avenants, la compagnie d’aménagement gère le barrage depuis désormais quinze ans. Et, prévient encore le rapport, « une durée trop longue peut être considérée comme une atteinte au droit de la concurrence ».

La zone humide du Testet déboisée. Image extraite d'une vidéo tournée par les manifestants.La zone humide du Testet déboisée. Image extraite d'une vidéo tournée par les manifestants.

Lorsqu’il s’agit de la gestion de l’eau, la CACG devient vite, non pas l’interlocuteur privilégié du conseil général, mais plutôt son interlocuteur exclusif. Le rapport d’audit explique ainsi que « le contrat de concession d’aménagement a été signé entre le conseil général du Tarn et la CACG en l’absence de procédure de mise en concurrence conformément aux textes applicables aux concessions d’aménagement alors en vigueur. […] Or, la réalisation de la retenue d’eau constituait une opération de construction et ne pouvait donc pas faire l’objet d’une concession d’aménagement. Contrairement aux concessions d’aménagement, les opérations de construction pour le compte d’un pouvoir adjudicateur devaient déjà être soumises à une procédure de mise en concurrence. »

Grâce à ces « concessions d’aménagement », comme cela est encore le cas pour le barrage de Sivens, la CACG n’a pas à se soucier des concurrents. Il lui suffit de se mettre d’accord sur un prix avec les élus du département.

Pourquoi la CACG bénéficie-t-elle d’un tel favoritisme alors que sa gestion est contestée ?  Une inspection réalisée en janvier 2014 par les services préfectoraux préconisait par exemple certaines rénovations à effectuer sur la retenue de Fourogue. Par courrier, il a été signifié à la CACG que « le système d’évacuation des crues présente des signes de désordre laissant un doute sur la sécurité de l’ouvrage en crue exceptionnelle et nécessite des travaux à effectuer rapidement ». N’ayant reçu aucune réponse de la compagnie dans les deux mois qui lui étaient impartis, les services d’État ont perdu patience et lui ont adressé un nouveau courrier le 15 avril. Ils exigent alors qu’elle se décide enfin à « réaliser rapidement un diagnostic de l’ouvrage déterminant l’origine de ces désordres (…) et [à] mettre en place des mesures compensatoires de surveillance et de sécurité sans délai », ces deux derniers mots étant soulignés pour marquer l’urgence.

La solution finalement adoptée sera d’abaisser le niveau d’eau retenue. Ce qui ne pose aucun problème technique, puisque le barrage est beaucoup trop grand, comme l’explique en creux le courrier du responsable de la CACG : « Le volume consommé en année moyenne pour [l’irrigation] oscille plutôt autour de 200 000 m3. » Ils avaient prévu 900 000 m3

Pour comprendre les liens étroits qui unissent le conseil général et la CACG, il faut se tourner vers le fonctionnement de cette dernière. Société anonyme d’économie mixte, son conseil d’administration est principalement composé d’élus départementaux et régionaux, pour la plupart des barons du PS local ou du parti radical de gauche. Le président de ce conseil, par exemple, n’est autre que Francis Daguzan, vice-président du conseil général du Gers. À ses côtés, on trouve André Cabot, lui aussi vice-président du conseil général du Tarn, mais aussi membre du conseil d’administration de l’Agence de l’eau, qui finance la moitié du projet de barrage de Sivens (dans le montage financier, l’Europe doit ensuite en financer 30 %, les conseils généraux du Tarn et du Tarn-et-Garonne se partageant équitablement les 20 % restants).

On trouve ensuite des représentants des chambres d’agricultures, tous adhérents à la FNSEA, syndicat fer de lance de l’agriculture intensive. Aucun représentant de la Confédération paysanne dans ce conseil d’administration. Seule la Coordination rurale a obtenu un strapontin, mais ce syndicat se dit favorable au barrage. Pour compléter le tableau, siègent un administrateur salarié et des représentants de grandes banques. Des élus juges et parties, des partisans de l’agriculture intensive et des banquiers, chacun, ici, a intérêt à favoriser des ouvrages grands et onéreux.

Pour y parvenir, ce n’est pas très compliqué : les études préalables à la construction d’une retenue sont confiées à… la CACG, qui se base, pour (sur)estimer les besoins en eau du territoire, sur les chiffres de… la chambre d’agriculture, tenue par la FNSEA. Le conseil général, soucieux de la bonne santé financière de sa société d’économie mixte, n’a plus qu’à approuver, sans trop regarder à la dépense. Un fonctionnement en vase clos qui laisse beaucoup de place aux abus, et bien peu à l'intérêt général.

Exemple, à Sivens : compte tenu du fait que « la quantité de matériaux utilisables pour constituer une digue est insuffisante sur le site et, d’autre part, le coût des mesures compensatoires (…) et du déplacement d’une route et d’une route électrique », le conseil général explique dans sa délibération actant la construction du barrage que « le coût de l’ouvrage est relativement onéreux » – et encore, l’ouvrage était alors estimé à 6 millions, contre plus de 8 aujourd’hui. Pourtant, comme l’ont regretté les experts dépêchés par Ségolène Royal, aucune alternative n’a sérieusement été recherchée, et le projet a été voté en l’état par les élus. Pourquoi la CACG se serait-elle décarcassée à trouver un projet moins cher, alors qu’elle savait déjà qu’elle se verrait confier la construction de cette retenue ?

Il ne reste plus, ensuite, qu’à lancer les travaux, et vite. L’exemple de Fourogue a montré aux élus que, quels que soient les recours en justice, l’important était de finir le chantier avant que les délibérés ne soient rendus. Aujourd’hui, le barrage baigne certes dans l’illégalité, mais il existe…

Le 14 septembre, les manifestants ont eu un aperçu de l’empressement des promoteurs à boucler les travaux du Testet. Ce dimanche-là, ils s’attendaient tous à une mobilisation très importante de forces de l’ordre dès le lendemain. La raison : deux jours plus tard, le tribunal administratif de Toulouse allait rendre son délibéré sur la légalité du déboisement. Grâce à de solides arguments en leur faveur, ils avaient bon espoir que le juge leur donne raison. « Ils vont tout faire pour finir le déboisement avant le délibéré », estimait alors Fabien, un jeune zadiste de 25 ans, qui se préparait à voir débarquer en nombre les gendarmes mobiles au petit matin.

Affrontements le week-end dernier au Testet. Image extraite d'une vidéo tournée par les manifestants.Affrontements le week-end dernier au Testet. Image extraite d'une vidéo tournée par les manifestants.

Ce fut finalement encore plus rapide : les escadrons sont arrivés dès le dimanche soir afin que les machines puissent s’installer sur la zone, et commencer à couper les arbres restants à la première heure. Le mardi, le tribunal administratif n’a finalement pas donné raison à France Nature Environnement, à l’origine du recours en référé : il s’est déclaré incompétent, tout en condamnant l’association à 4 000 euros d’amende pour « saisine abusive ». Mais, de toute façon, le déboisement avait été achevé quelques heures plus tôt. On n’est jamais trop prudents…

À marche forcée, le conseil général et la CACG entendent donc finir le plus rapidement possible le chantier de Sivens. Ainsi, les opposants n’ont jamais obtenu ce qu’ils souhaitaient : un débat contradictoire avec le président du conseil général du Tarn. Droit dans ses bottes, Thierry Carcenac (PS) n’a jamais pris le temps de les recevoir. Le premier ministre Manuel Valls a clairement exprimé son soutien au projet, ce qui n’a sans doute pas déplu à Jean-Michel Baylet, président du département du Tarn-et-Garonne mais aussi président des radicaux de gauche aujourd’hui si précieux à la majorité socialiste.

Pour que les travaux avancent, les promoteurs ont ainsi pu compter sur le soutien sans faille de l’État et de la préfecture, qui a mobilisé durant des semaines d'importantes forces de l'ordre. Les zadistes, organisés en « automédias », ont fait tourner sur les réseaux sociaux des vidéos prouvant les abus de certains gendarmes mobiles. Lorsqu’il s’est exprimé après le drame, le dimanche 26 octobre, le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve s’est pourtant surtout attaché à défendre le travail des forces de l’ordre et à rejeter la faute sur « un groupe [de manifestants] extrémistes de 200 personnes environ ».

Cette course effrénée a déjà eu raison des experts du ministère, qui estiment que, « compte tenu de l’état d’avancement des travaux et des engagements locaux et régionaux pris avec la profession agricole », « il semble difficile » d’arrêter le chantier. La mort de Rémi Fraisse a mis un coup d’arrêt aux travaux. Mais pour combien de temps ? Deux jours plus tard, Thierry Carcenac n’avait pas du tout l’intention d’abandonner le projet : « L’arrêt total du projet de barrage à Sivens aurait des conséquences sur l'indemnisation aux entreprises. »

Son empressement à reprendre les travaux n'est pas anodin : rien ne dit que, comme pour Fourogue, la déclaration d’intérêt public du barrage de Sivens ne sera pas annulée en justice. Cette question fait l’objet de l’un des nombreux recours déposés par le Collectif Testet et d’autres associations. Et les délibérés pourraient ne pas être rendus avant deux ans.

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