Il faut beaucoup de ténacité, de la patience et un certain courage pour mettre en cause l’État lorsqu’on fait partie des faibles parmi les faibles. Emprisonné à tort, violemment battu par un codétenu, laissé inconscient, puis mal pris en charge sur le plan médical, Slaheddine El Ouertani, 40 ans, est aujourd’hui handicapé à vie. Il se bat depuis plusieurs années, avec l’aide de son avocat, pour faire reconnaître les torts de l’administration pénitentiaire et des services de l’État. Et comme souvent, dans ce type d’affaires, la justice fait preuve d’une inertie et d’une frilosité pour le moins critiquables.
Les malheurs de ce Tunisien, alors sans papiers, commencent en 2008, lorsqu’il se retrouve enfermé au centre de rétention administrative (CRA) de Vincennes, près de Paris. Le 21 juin, un de ses compatriotes, Salem Souli, est retrouvé mort dans sa chambre dans des conditions peu claires, et des incidents éclatent entre retenus et policiers. Les premiers mettent le feu à des matelas, et le CRA part en fumée le lendemain.
La machine judiciaire se met en branle. Soupçonnés d’avoir pris part aux incidents, une dizaine d’étrangers retenus sont mis en examen pour « destruction de biens par incendie » et « violences sur agent de la force publique » (lire notre article ici).
C’est le cas de Slaheddine El Ouertani, alors repéré comme « meneur », cela uniquement « parce qu'il est musulman pratiquant, vêtu d'une djellaba blanche, et qu'il a fait la prière lors de la marche funéraire pour le retenu décédé », s’indigne alors Sébastien Rideau-Valentini, son défenseur.
Le pieux Tunisien est mis en examen le 5 juillet 2008, et écroué à la maison d’arrêt de Fresnes (Val-de-Marne). Il va y passer neuf mois pour rien, avant d’être finalement mis hors de cause. Mais il n’en ressortira pas indemne.
Le 4 novembre 2008 au matin, un gardien faisant sa ronde découvre, à 7 h 25, le détenu « assis au sol, conscient mais dans l’impossibilité de répondre à ses questions », selon la version officielle. Trente minutes plus tard, revenant à sa cellule, il le retrouve « inconscient et allongé sur le sol ». Il n’y a pas de sonnettes permettant d'appeler les secours dans les cellules. On crie.
Les infirmiers finissent par arriver. Ils retournent le détenu, qui saigne d’une oreille, puis le transportent en chaise roulante à l’infirmerie. Sur quatre étages, et au motif que « le brancard ne passe pas ». Le Samu n’est appelé qu’à 8 h 41, pour venir (enfin) prendre en charge le blessé. À 9 h 10. Il est hospitalisé à la Pitié-Salpêtrière, et restera plus de trois mois dans le coma.
Il s’avère que Slaheddine El Ouertani a été frappé deux fois à la tête par son codétenu, et qu’il est tombé aussitôt dans le coma. Il gardera de graves séquelles neurologiques de cette agression : souffrant d’une hémiplégie complète du côté gauche, ainsi que de difficultés à parler, il est aujourd’hui invalide à 80 %.
L’autre détenu, Igor Mutskajev, un Estonien écroué pour escroquerie, nie d’abord l’avoir frappé, puis finit par avouer. En septembre 2009, devant le juge d’instruction, il reconnaît avoir cogné El Ouertani parce qu’il faisait sa prière à voix haute cinq fois par jour et l’empêchait de dormir ou de regarder la télé. Il ajoute que celui-ci est resté « longtemps » sans aucune aide après l’agression, ce qui n’est pas de son fait.
Slaheddine El Ouertani dépose une première plainte au tribunal de Créteil (Val-de-Marne) pour « violences volontaires ayant entraîné une infirmité permanente », qui vise son agresseur. Puis une seconde, en août 2010, pour « violences involontaires », « non-assistance à personne en péril » et « faux en écritures publiques ». Cette fois, il met en cause l’administration pénitentiaire, dont le personnel a d’abord perdu trop de temps à le prendre en charge médicalement après son agression, et l’a en outre manipulé puis transporté sans prendre les précautions que nécessitait manifestement son état.
Ce n’est pas tout. Dans le rapport administratif adressé le jour même de l’agression à sa hiérarchie, le directeur de la maison d’arrêt de Fresnes a ouvert le parapluie en grand, en expliquant que « ces deux détenus ont été placés ensemble à leur demande », qu’ils s’entendaient bien. Ajoutant qu’ils « travaillent tous deux à l’atelier et s’y sont connus ». Faux.
El Ouertani ne quitte pas sa cellule. Quant à Igor Mutskajev, voici ce qu'il déclare en garde à vue : « Tout ce que voulais, c'est qu'on le change de cellule. Une fois, j'avais déjà fait une demande de changement de cellule alors que j'étais avec un Arabe, et moi je ne supporte pas, car je suis chrétien et je ne veux pas me trouver dans la même cellule qu'un musulman. »
Au vu de l'enquête, il s’avère donc qu’El Ouertani ne s’est jamais rendu à l’atelier avec les autres détenus, et que pour sa part, Mutskajev ne supportait pas les musulmans pratiquants, et avait déjà changé de cellule pour cette raison. Manifestement, l'administration pénitentiaire n'aurait pas dû placer ces deux hommes dans la même cellule, et c'est cette erreur qui a été grossièrement maquillée dans le rapport administratif.
En novembre 2012, Slaheddine El Ouertani a donc assigné l’État pour « fonctionnement défectueux du service de la justice » devant le tribunal de grande instance de Paris. Quant à la plainte visant l’administration pénitentiaire, longtemps enlisée au tribunal de Créteil, elle s’est heurtée à l’obstruction du procureur de la République, qui a refusé d’engager des poursuites pour « non-assistance à personne en péril », mais aussi d’un juge d’instruction qui a traîné les pieds dans le volet du « faux en écritures publiques ».
Dans un arrêt rendu le 18 février 2013 (et dont Mediapart a pris connaissance), la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris a – en grande partie – donné raison à l’avocat de la victime, Sébastien Rideau-Valentini.
La chambre de l’instruction a en effet annulé « l’ordonnance de refus d’informer » pour l’infraction de faux en écritures publiques, prise le 17 novembre 2011 par le juge d’instruction de Créteil. En clair : les magistrats de la chambre de l’instruction ont estimé que l’ancien directeur de la maison d’arrêt de Fresnes pouvait être poursuivi pour son faux rapport administratif expliquant l’agression et son contexte.
De même, la chambre de l’instruction a annulé l’ordonnance par laquelle le juge de Créteil avait refusé de faire entendre comme témoin un médecin du Samu 94, qui pouvait pourtant donner un éclairage intéressant sur la prise en charge du détenu dans le coma.
Cet arrêt a donc obligé le juge d’instruction à rouvrir le dossier. Ce qui vient finalement – selon des informations obtenues par Mediapart – de provoquer le placement en garde à vue de l’ancien directeur de la prison de Fresnes, Bruno Hauron, le 24 septembre dernier, puis son placement sous le statut de témoin assisté, le même jour, par le doyen des juges d’instruction de Créteil, Joëlle Nahon. L’avocat du plaignant, Sébastien Rideau-Valentini, estime qu’une « mise en examen s’imposait », et se dit « inquiet » pour la suite de la procédure.
Lors de son audition devant la juge d’instruction, l’ancien directeur de la prison de Fresnes a catégoriquement nié qu’il ait pu y avoir des « faux », et a couvert ses subordonnés de l’époque, en apportant les explications suivantes. Les deux détenus n’avaient, selon lui, jamais eu « aucun incident disciplinaire » ni « signalement particulier » avant l’agression. S’ils étaient placés dans la même cellule, c’est avec « leur accord verbal », assure-t-il, mais aussi « par commodité de gestion des mouvements », leur coursive étant proche des ateliers où ils étaient « inscrits comme travailleurs ». L’ex-directeur de Fresnes estime, enfin, possible que Slaheddine El Ouertani ait refusé de se rendre dans les ateliers pour y travailler bien qu’il y ait été inscrit. La juge n'a pas insisté.
Bruno Hauron a été promu à un autre poste depuis les faits. Son avocate, Marie-Chantal Cahen, a tenu à s’étonner, face au juge, de la garde à vue « préjudiciable » et « non justifiée » de son client, estimant qu’aucune infraction ne peut être retenue contre lui.
Maigre consolation pour Slaheddine El Ouertani, il a obtenu un non-lieu définitif pour l’incendie du centre de rétention de Vincennes. Alors qu’il était menacé d’être expulsé, il a également réussi à obtenir sa régularisation. Par ailleurs, il a fini par être indemnisé par l’État pour ses neuf mois de détention injustifiée, et a fait condamner l’État pour « déni de justice », au vu de la longueur des procédures, le 12 février dernier.
Quant à son agresseur, il a été condamné à deux ans de prison ferme, le 25 mars 2013 au tribunal de Créteil. Mais celui-ci ne peut verser les dommages et intérêts (environ 200 000 euros) qu’il a été condamné à verser, et le dossier a donc été soumis à la Commission d’indemnisation des victimes d’infraction (CIVI). Encore une procédure en cours.
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