Elle parle, enfin, de façon structurée. Après avoir régulièrement envoyé des « cartes postales » à François Hollande et Manuel Valls (s'opposant à la réforme des collectivités territoriales ou à l'abandon de l'encadrement des loyers), selon les termes amusés de son entourage, Martine Aubry défie l'exécutif.
Dans un long entretien au Journal du dimanche (lire ici) et dans une non moins longue contribution aux états généraux du PS (intitulée « Pour réussir », lire ici), la maire de Lille fait connaître son incompréhension face à l'orientation du gouvernement. C'est la première fois depuis deux ans et demi qu'elle prend la parole.
« Détricoter au XXIe siècle les progrès du XXe est une étrange option pour la modernité », explique-t-elle dans son texte, assurant que « notre idéal n’est ni le libéralisme économique, ni le social-libéralisme ». « Il serait assez curieux, avec la crise sous les yeux, de s’amouracher à contretemps d’illusions qui démoralisent notre pays. Les tentatives de Tony Blair et de Gérard Schröder sont derrière nous », insiste-t-elle.
Dans son entretien au JDD, elle demande « qu'on réoriente la politique économique » et prévient à l'avance ceux qui au gouvernement vont riposter à son réquisitoire : « Il n'y a pas d'un côté les sérieux et de l'autre les laxistes. »
Martine Aubry s'en prend successivement aux réformes envisagées du travail le dimanche comme à celle des seuils sociaux ou aux velléités de réforme de l'assurance chômage. Puis propose, à l'image des députés socialistes critiques, de « mieux cibler les aides aux entreprises sur celles qui sont exposées à la concurrence internationale et sur celles qui investissent et qui embauchent ». Avec l'objectif de « libérer » 20 milliards d'euros sur les 41 prévus pour les aides aux entreprises du pacte de stabilité mis en œuvre par l'exécutif. La maire de Lille appelle aussi à s'atteler à « une grande réforme fiscale plus que jamais nécessaire » et « préférable à des mesures au fil de l'eau », évoquant « retenue à la source » et « fusion de la CSG avec l'impôt sur le revenu ». Une proposition également défendue par l'ancien premier ministre Jean-Marc Ayrault, avec qui Martine Aubry s'est ostensiblement affichée il y a quelques jours.
Si elle confie n'être candidate qu'au « débat d'idées », la sortie d'Aubry a tout d'une mise en ordre de bataille de ses troupes.
Cette sortie était annoncée depuis des semaines. Martine Aubry souhaitait dans un premier temps s'exprimer avant le débat budgétaire, pour que son intervention ne soit pas simplement interprétée comme un soutien aux députés de la majorité qui contestent la ligne économique du gouvernement. Cette prévention initiale a été balayée. Martine Aubry dit explicitement « partage(r) » les propositions des "frondeurs" socialistes, qui bataillent à coups d'amendements pour réclamer des mesures en faveur du pouvoir d'achat, l'encadrement du crédit impôt-compétitivité emploi (CICE) ou une réforme fiscale. Il s'agit donc d'un soutien de poids pour les "frondeurs" qui n'ont ni chef de file ni vrai débouché politique immédiat.
Sur le fond, Aubry avance un concept, « la nouvelle social-démocratie », et développe son idée de « société bienveillante », déjà détaillée il y a plus de quatre ans dans un grand entretien à Mediapart (lire ici). Comme l'ancien ministre écologiste Pascal Canfin, qui l'avait expliqué dans nos colonnes il y a un mois (lire ici), elle s'appuie sur les notions anglo-saxonnes de « care, share et dare », que l'on pourrait traduire par « le soin » et le bien des personnes ; « l'audace », la culture de l’initiative et la prise de responsabilité ; et « le partage », l’économie collaborative et durable.
Sous sa plume, cela devient : « Le lien social renouvelé, le partage et le goût du commun comme alternative aux simplismes du marché, l’audace et l’imagination pour oser produire du progrès face au déclin. La culture n’y est pas considérée comme un luxe, mais comme le moyen de l’émancipation, et pour chaque génération la possibilité de laisser sa mémoire et sa trace. » Et Aubry d'estimer qu'un « nouveau moment social-démocrate » doit se concentrer sur « trois défis de notre temps : la révolution numérique, le réchauffement climatique, et les fractures entre les territoires ».
Sur la forme, l'initiative a des airs de structuration d'avant-congrès socialiste, avec son lot de signataires soutenant la prise de parole de l'édile lilloise, avant peut-être de se concentrer sur la prise du parti. Derrière Martine Aubry, on retrouve ainsi les fidèles, "frondeurs ou non", députés, présidents de conseils régionaux et généraux. Il y a dix jours, elle avait réuni ses troupes à huis clos un mardi à l'Assemblée nationale, dans le plus grand secret, pour leur expliquer qu'elle comptait « parler et agir ». « L'armée de l'ombre s'est vite remise au pas derrière elle », sourit l'un de ses proches, pour qui le message principal délivré par l'ancienne patronne du PS fut : « Puisqu'ils n'écoutent rien au gouvernement, il faut mener la bataille symbolique pour jouer la reconquête au parti, et obtenir des victoires pour le peuple de gauche, afin de ne pas être déjà condamné lors des prochaines élections. »
Quant aux ambitions personnelles de la maire de Lille, elles sont toujours aussi illisibles. Au PS, certains de ses adversaires politiques voient d'abord sa prise de parole comme une volonté d'exister ou de nuire, plutôt que de construire. Ses atermoiements déroutent jusqu'à ses plus proches, qui ne savent pas vraiment ce qu'elle a en tête : « Là, ce serait bien qu'elle nous dise assez vite si elle y va en première ligne ou si elle pousse quelqu'un pour mener l'alternative à gauche », explique un de ses soutiens. En ligne de mire, le prochain congrès du parti socialiste, dont la date (soit en juin ou septembre 2015, soit au printemps 2016) est en train d'être discutée au siège de la rue de Solférino.
« Les états généraux, c'est pas simplement la machine à revenir sur tout ce qui est tranché (...). Je ne crois pas que ce soit en remettant en cause tout ce que nous avons fait depuis deux ans que nous arriverons à redresser la situation du pays », a rétorqué dimanche le président du groupe PS à l'Assemblée nationale Bruno Le Roux, un proche de François Hollande.
Sans citer la maire de Lille, le premier ministre Manuel Valls a lui aussi réagi à la sortie de Martine Aubry, lors d'un discours à Paris devant le Forum républicain du parti radical de gauche. « À gauche, nous avons toujours considéré la diversité comme une richesse. Nous la faisons vivre chaque jour, même chaque dimanche, a-t-il ironisé. Parfois un peu trop, mais il faut avoir les nerfs solides. Comptez sur moi pour avoir les nerfs solides. » Il y a dix jours, Martine Aubry et Manuel Valls ont déjeuné ensemble. « C'était glacial », raconte un proche de la maire de Lille.
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