L'industrie pharmaceutique en France, c'est le « joyau de la couronne capitaliste », selon Philippe Pignarre : elle garde un poids politique et économique majeur et fournit encore des milliers d'emplois à l'Hexagone. « Le profit ne peut pas être au cœur de la production de médicament, martèle de son côté Jean-Luc Gibelin, responsable de la commission santé au parti communiste français. Il n'est pas question de sortir le privé du jeu, mais ne de pas laisser les acteurs du privé décider seuls. Nous devons monter un pôle public du médicament, rassemblant l’État, les entreprises et les usagers. » Tout en avouant que ces propositions sont pour le moment vécues comme « irréalistes » par la plupart de ses interlocuteurs. Pour le NPA, le cadre général doit aussi être revu de fond en comble. « Nous sommes favorables à l'expropriation mais ça ne résout pas tout, constate Jean-Claude Laumonier. Même l'idée d'un pôle public est ambiguë. L'affaire Servier et du Mediator a eu l'avantage de montrer comment les intérêts privés peuvent infiltrer l'intérêt public pendant des années... » Le parti d'extrême gauche plaide pour une sécurité sociale à la manœuvre, réappropriée par les assurés sociaux.
« Moi, dans le domaine de la recherche, je suis pour un partenariat entre le public et le privé, mais pas avec un actionnariat privé qui réclame du 15 % de bénéfices, et un ministre de la santé en cheville avec les actionnaires ! » tonne Alain Trautmann, à l'Inserm. Selon Maurice Cassier, sociologue spécialiste de la propriété intellectuelle dans le champ de la santé au CNRS, « pour que ça marche, il faut que ça circule, or la diffusion du savoir devient difficile même au sein des firmes... ». Les deux pôles, public et privé, doivent être actifs et collaborer, avec des moyens également répartis : « Au CNRS, c'est bien simple, il n'y a pas assez de laborantins pour maintenir les animaleries ! Il est évident que l’État doit reprendre la main via les organismes sociaux, en créant par exemple des laboratoires pharmaceutiques publics avec la participation de la sécurité sociale et des mutuelles. »
La nationalisation pure et simple ne convainc d'ailleurs presque personne. La méthode, testée sur Rhône-Poulenc en 1982, a surtout permis de nationaliser les pertes, et de privatiser les bénéfices : l'État s'est désengagé en 1993 après avoir redressé la barque, l'entreprise devient Rhodia cinq ans plus tard pour fusionner avec Hoeschst-Marion-Roussel et finir Aventis. Mais la « socialisation » est une piste, notamment défendue par Attac : « Nous devons trouver un nouveau modèle de gouvernance quand il s'agit ainsi de bien commun. Remplacer simplement des actionnaires privés par des actionnaires institutionnels, ça ne marche pas. Pour que ça fonctionne, il faut faire se confronter les pouvoirs publics, les usagers, les associations de malades et les salariés, au sein d'un conseil d'administration », avance Thomas Coutrot.
Les génériques auraient pu être une bonne occasion de rapprocher l'intérêt privé de l'intérêt public. Ils sont pour le moment fabriqués surtout par de grands groupes qui délocalisent largement la production des principes actifs en Inde ou en Asie, où les conditions de travail sont moins exigeantes qu'en Europe et les salaires plus bas. Mais fondamentalement, ces médicaments hors brevets posent la question de la propriété intellectuelle dans le domaine de la santé.
Les industriels, pour qui les brevets favorisent l'innovation, militent en général pour leur allongement, afin de compenser les investissements et le coût de développement. Cette stratégie, lancée dans les années 1980 aux États-Unis, et puissamment relayée politiquement, a abouti à une durée de protection d'une vingtaine d'années en moyenne pour un médicament, avec des allongements possibles dans le cas de maladies où la recherche est faible.
Mais les brevets restent extrêmement territorialisés, contrairement aux idées reçues : ainsi en 1997, 39 entreprises pharmaceutiques de gros calibre portaient plainte contre le gouvernement sud-africain, qui autorise par la loi à produire des génériques sur des médicaments toujours protégés par des brevets ailleurs, les antirétroviraux nécessaires aux malades du sida notamment. En 2001, ces mêmes sociétés ont retiré leur plainte, devant la pression internationale et celle des malades. Mais les plaintes s'accumulent, au cours de la dernière décennie, contre l'Inde ou le Brésil par exemple, dont les politiques de santé contredisent en partie la logique brevetaire (lire page 4 de cet article). Ces affaires ont le mérite d'interroger l'équation « brevets-innovation ».
En France, le médicament était exclu des brevets depuis la Révolution française, au nom de l'utilité publique. C'est en 1960 que la première brèche apparaît, avec la création d'un brevet spécial sur le médicament, puis en 1968, où les deux deviennent indissociables. Mais on innovait bien avant cela : « Au milieu du XXe siècle, on faisait des recherches à partir de brevets allemands à l'Institut Pasteur ! rappelle Maurice Cassier. La rhétorique qui relie l'innovation aux brevets est récente. » Le système brevetaire aurait deux biais majeurs : pour récupérer son investissement, il nécessite d'extraire une rente spéciale qui pousse à tirer les prix vers le haut ; il n'est donc viable que couplé avec un système de sécurité sociale, de mutuelles ou d'assurances, donc intenable dans les pays du Sud. « Avec un bon système de sécurité sociale, cette rente est indolore. Mais un système en crise en révèle les failles », poursuit Maurice Cassier.
Et puis il y a les démarches audacieuses, telle celle des médicaments essentiels, un concept lancé par l'OMS à destination des pays les plus en difficultés, et qui permet d'« aider les pays à fixer des priorités pour l’achat et la distribution des médicaments et, ainsi, réduire les coûts pour le système de santé ».
La première liste date de 1977, et a été depuis enrichie d'antirétroviraux ou de médicaments contre la tuberculose. « Ce concept doit s'appliquer aux pays développés », explique Jean-Claude Salomon, qui tente de constituer pareille liste auprès de cliniciens français reconnus. « On pourrait ramener la pharmacopée, faite actuellement de milliers de références, à une centaine de médicaments les plus utilisés et les plus efficaces, remboursés à 100 %. On y ajouterait une petite liste de médicaments indispensables, tels que les anticancéreux, également remboursés... Le système s'effondrerait tout seul, ou alors, les entreprises se remettraient à innover. »
L'homme, militant d'Attac, ne manque pas d'idées provocatrices : « Après l'affaire du Mediator, j'ai proposé de socialiser Servier, qui est aussi propriétaire du laboratoire Biogaran, producteur de génériques. On l'a vu, Servier est dangereux, il faut le désarmer. On pourrait par exemple remplacer cette société par une entreprise qui fabriquerait des génériques essentiels, à un prix proche de celui du coût de production, sur les principes de l'économie sociale et solidaire. » Sans surprise, cette proposition n'a pas soulevé l'enthousiasme en dehors des cercles militants.
Revoir les priorités, repenser les partenariats, refinancer la recherche publique... Dans le programme qu'a défendu François Hollande en 2012, il était question de revoir le prix des médicaments, ce qui a été inscrit dans la loi sur le financement de la sécurité sociale 2013. Or le sujet nécessite de « revoir complètement le logiciel », estime l'économiste Thomas Coutrot. « Cette démarche est impensable pour le gouvernement actuel car le parti socialiste est colonisé par la pensée libérale. »
Alain Trautmann fait lui aussi un premier bilan amer de l'action du pouvoir en place : « On ne demande pas des privilèges, mais juste de répartir autrement les moyens que l'on possède. Avec 1 % du total du crédit impôt recherche*, on peut créer 1 000 postes chez nous. Les labos à l'Inserm sont remplis de CDD, on ne peut rien leur offrir, ils partent travailler à l'étranger. Je suis en colère contre ce gouvernement qui est sourd à cela. » Ce dernier n'a remis en cause ni la philosophie de l'Agence nationale de la recherche, pourtant fortement controversée, ni les « Initiatives d'excellence » ou les primes aux chercheurs, elles aussi dénoncées.
Le courage politique est peut-être ce qui avait manqué à la réussite du projet Nereïs, monté en 2003. À l'annonce de la fermeture du centre de recherche de Romainville, en Seine-Saint-Denis, à l'époque deuxième centre de recherche privée en France et propriété d'Aventis, salariés, syndicalistes et chercheurs mettent sur papier un plan de reprise. Une structure mixte, qui aurait permis de conserver une partie des chercheurs d'Aventis sur le site, en les faisant travailler sur l'immense chimiothèque du CNRS, afin de combler les besoins sanitaires urgents sur les maladies infectieuses. Un partenariat avec des ONG était également au programme, ainsi que des structures de développement clinique. Le gouvernement Raffarin n'a pas saisi l'occasion, devant le refus d'Aventis de céder une partie de ses installations. Le site de Romainville, qui embauchait plus de 1 000 personnes dont 600 chercheurs et scientifiques en 2003, a été transformé en parc technologique, employant aujourd'hui 230 personnes. Sa fermeture complète est programmée à la fin de l'année.
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* En 2012, 19 000 entreprises auraient bénéficié du crédit impôt recherche pour un coût estimé à 6 milliards pour les finances publiques. L'industrie pharmaceutique fait partie des principaux bénéficiaires.
Entretien avec Maurice Cassier, sociologue au CNRS, qui, avec sa collègue brésilienne Marilena Correa, a enquêté auprès des laboratoires brésiliens engagés dans la production de médicaments génériques contre le sida. Le chercheur explique comment ce pays a flexibilisé la logique des brevets pour permettre à l'innovation pharmaceutique de profiter à tous.
À quel moment vous êtes-vous intéressé à l'expérience brésilienne ?
Tout cela commence en 2001. C'est l'année du procès de Pretoria sur l'usage des brevets concernant les antirétroviraux en Afrique du Sud. Cette année-là, l'Union européenne a aussi porté plainte et menace le Brésil concernant sa loi de propriété intellectuelle. Dans le débat public, la politique d'accès universel aux antirétroviraux devient un sujet.
Comment est structurée l'industrie pharmaceutique au Brésil ?
L'industrie s'est développée sur le territoire après 1945. Les grandes firmes internationales s'y sont implantées assez rapidement, car c'était un gros marché en plein développement. Parallèlement, se posait la question de renforcer la maîtrise de l’État sur la production des médicaments. Pour cela, il fallait créer une base industrielle. Dans les années 1970, les médicaments étaient non-brevetables au Brésil, et l’État incitait plutôt à la copie. Le ministère de la santé avait une liste des médicaments à produire et les fonds de la recherche étaient avancés aux laboratoires qui acceptaient de se lancer dans leur développement. Cela participait d'un courant d'idée : en 1977, l'OMS proposait pour la première fois une liste de médicaments essentiels, qui comptabilisait les médicaments efficaces et dont l’utilité thérapeutique avait été vérifiée par la pratique. Mais l'organisation s'est violemment affrontée à l'industrie pharmaceutique car cela remettait totalement en cause le principe du marketing. Les médecins y voyaient eux une remise en cause de la liberté du praticien. Finalement, l'OMS a cédé et tenté uniquement l'expérimentation en Afrique. Mais des pays comme le Brésil ont continué à avoir une politique de médicaments dits « stratégiques ».
Pourquoi cet engagement particulier autour du sida ?
On a vu apparaître des acteurs, les usagers notamment, fortement politisés, comme l'association Act Up, qui revendiquaient un accès aux médicaments pour tous. Et au Brésil, le droit à la santé est inscrit dans la Constitution. Il y a aussi dans ce pays un puissant mouvement des « médecins sanitaires », qui ont été très actifs pendant la dictature. Ils ont accompagné ce processus. Enfin, l'État brésilien est traditionnellement protecteur. Cet activisme va pourtant se pourtant se heurter dans les années 1990 à la propriété intellectuelle, dans un climat de libéralisme politique et une mise en concurrence avec les laboratoires indiens. C'est le sida qui a vraiment remis la question des brevets sur la table.
Comment fonctionne la production d'antirétroviraux génériques au Brésil ?
Le programme de copie et de production locale des antirétroviraux au Brésil a été rendu possible par le statut non-brevetable des médicaments au Brésil avant 1997. La copie des inventions et des brevets étrangers était donc légale, même si depuis les médicaments sont brevetables (la production de médicaments contre le VIH est exclue à titre particulier des brevets, comme le prévoit le principe de la « licence obligatoire », mise sur pied après la déclaration de Doha en 2001, ndlr). La fourniture de ces molécules a été organisée par le ministère de la santé qui achète les médicaments et en assure la distribution. Pour diminuer le prix de ces molécules, les laboratoires pharmaceutiques publics ont été mobilisés pour produire des génériques. Mais des laboratoires privés ont également investi dans des programmes de copie. Les deux ont parfois travaillé ensemble pour reconstituer les molécules, fonctionnant ainsi en réseau. Ce faisant, les structures brésiliennes se sont développées, ont perfectionné certains médicaments ou ont trouvé de nouvelles combinaisons susceptibles de soigner d'autres pathologies.
Quelle est aujourd'hui la stratégie des Brésiliens ?
C'est la politique de santé qui prime. Et qui commande, même si ce n'est pas totalement, l'industrie pharmaceutique. Bien sûr, les laboratoires brésiliens ont aussi leurs propres ambitions. Mais sur les programmes de médicaments d'intérêt stratégique, ils coopèrent : avec les laboratoires publics, avec l'université, et avec le ministère de la santé. C'est le premier des enseignements à tirer de cette expérience : on ne laisse pas l'industrie pharmaceutique s'autogouverner.
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