Un tonneau des Danaïdes percé de toutes parts. Alors que le Sénat déverse plusieurs millions d'euros par an dans les caisses du groupe UMP pour financer ses travaux parlementaires, une partie de cet argent public a fuité sur les comptes personnels de sénateurs UMP grâce à d'ingénieux canaux de dérivation que la justice est en train de mettre au jour, et sur lesquels Mediapart a enquêté.
Selon l'un des circuits utilisés, des fonds du groupe UMP sont allés dans le plus grand secret alimenter une association baptisée URS (Union républicaine du Sénat, structure quasi fantoche au service d'anciens giscardiens et centristes), qui les a redistribués à certains de ses membres sous forme de chèques ou d'espèces, sans contrepartie connue.
La justice soupçonne que cet argent, ainsi "blanchi", ait pu constituer un complément de salaire dans certains cas, de surcroît non déclaré aux impôts.
D'après nos informations, les principaux élus UMP bénéficiaires devraient être auditionnés en rafale d'ici quelques semaines (de même que certains hauts fonctionnaires de la maison), dans le cadre d'une information judiciaire ouverte sur de possibles faits de « détournements de fonds publics », d'« abus de confiance » et de « blanchiment », confiée aux juges d'instruction parisiens René Cros et Emmanuelle Legrand (dévoilée en mai dernier par Le Parisien).
Après les révélations de cet été sur les dérives au sein du groupe UMP de l'Assemblée nationale (au profit de Bygmalion notamment), cette affaire sème un vent de panique au palais du Luxembourg, à quelques encablures des sénatoriales du 28 septembre qui devraient redonner la majorité à la droite, et rappelle l'urgente nécessité d'instaurer la transparence sur les dépenses des groupes parlementaires.
Grâce à des sources proches de l'enquête, Mediapart a pu reconstituer une partie de la liste des sénateurs UMP destinataires de chèques douteux de l'URS signés entre fin 2009 et début 2012, dont l'addition avoisinerait les 200 000 euros :
- Jean-Claude Gaudin (Provence-Alpes-Côte-d'Azur), l'actuel patron du groupe UMP du Sénat et maire de Marseille, a ainsi encaissé 24 000 euros en six chèques
- Roland du Luart (Pays-de-la-Loire), vice-président de la commission des finances, a bénéficié de 27 000 euros en six chèques
- Hubert Falco (Paca), maire de Toulon et ancien secrétaire d’État sous la présidence Sarkozy, a touché 12 400 euros
- René Garrec (Basse-Normandie), membre du Comité de déontologie parlementaire du Sénat, a empoché 12 000 euros en trois chèques
- Gisèle Gautier (Loire-Atlantique), sénatrice de 2001 à 2011, ancienne présidente de la Délégation aux droits des femmes, a bénéficié de presque 12 000 euros
- Jean-Claude Carle (Rhône-Alpes), vice-président du Sénat et trésorier du groupe UMP, a reçu 4 200 euros
- Joël Bourdin (Haute-Normandie), membre de la commission interne chargée de contrôler les comptes du Sénat, a été gratifié de 4 000 euros
- Idem pour Ladislas Poniatowski (Haute-Normandie)
- Gérard Longuet (Meuse), ancien ministre de la Défense du gouvernement Fillon et ancien président du groupe UMP, apparaît pour 2 000 euros
- De même que Gérard Dériot (Auvergne)
Le fondateur et président de l'URS, le sénateur UMP Henri de Raincourt, aurait carrément bénéficié, à un moment donné, d'un virement bancaire de 4 000 euros par mois, si l'on en croit Le Canard enchaîné. Cet ancien ministre du gouvernement Fillon a tout bonnement domicilié l'URS dans son château de l'Yonne – où il emploie par ailleurs son épouse comme assistante aux frais du Sénat. D'après nos informations, son plus fidèle collaborateur, Michel Talgorn, a pour sa part encaissé 25 000 euros de chèques de l'URS en 2011 et 2012.
À ces montants, il faut encore ajouter 112 000 euros d'espèces retirées des caisses de l'URS par le secrétaire de l'association en deux ans, dont les policiers de la BRDA (Brigade de répression de la délinquance astucieuse) tentent d'identifier le(s) ultimes bénéficiaire(s).
Depuis des mois, les juges s'efforcent surtout de qualifier ces faits pénalement : peut-on conclure à un « détournements de fonds publics » au détriment du groupe UMP ? À un « abus de confiance » au préjudice de l'URS ? Dans les rangs de l'UMP, on se réfugie derrière l'article 4 de la Constitution, qui prévoit que les groupes parlementaires « exercent leur activité librement ». Sous-entendu : le groupe UMP avait tout loisir de redistribuer son argent public à sa guise, dans l'opacité la plus totale !
De fait, aucune loi n'oblige les « groupes parlementaires » à publier leurs comptes ni même à les faire certifier, à l'inverse des partis politiques. En 2012, le Sénat a ainsi alloué 3,7 millions d'euros de subventions au groupe UMP, en théorie pour couvrir ses dépenses de fonctionnement (emplois de collaborateurs, frais de communication ou réunion, etc.), en complément des cotisations versées par les élus (un million d'euros par an). Même en interne, le culte du secret est tel que le trésorier du groupe UMP, Jean-Claude Carle, n'a jamais fait la moindre présentation des comptes à ses collègues.
Interrogés par Mediapart, ceux qui ont encaissé ces chèques de l’URS optent pour le silence (Gaudin, du Luart...) ou avancent des explications hasardeuses – sinon sur le plan pénal, en tout cas sur le plan éthique. Ainsi Joël Bourdin tient-il un discours pour le moins alambiqué : « Je crois que j'ai retrouvé le fil, nous dit-il par téléphone, après quelques heures de réflexion. C'est le remboursement d'une vieille dette de l'UDF à mon égard, d'avant la création de l'UMP [en 2002]. Ça correspondait à des repas avec des élus, des meetings, des choses comme ça, que l'UDF devait me prendre en charge. Quand mon parti, l'UDF, s'est fondu dans l'UMP en 2002, je me suis retrouvé chou blanc. Depuis, je râlais au groupe UMP du Sénat, mais ils mégotaient. Le groupe a fini par me rembourser mes 4 000 euros en 2011. » Une dizaine d'années plus tard ?! Et d'oser : « C'est un cheminement logique... »
Loin de là, en réalité. Quand bien même l'élu conservait-il une créance à l'égard de son parti (UDF, puis UMP), c'était au parti de la régler sur ses propres deniers, pas au groupe UMP du Sénat. Que vient faire l'argent de la haute chambre dans cette histoire ? « Je n'ai pas cherché à comprendre, balaye Joël Bourdin. C'est de l'argent qu'on me devait, je n'allais pas faire la fine bouche pour savoir qui payait ! » A-t-il déclaré cette somme aux impôts en 2012 ? « Pour moi, ça ne correspondait pas à un revenu mais à la restitution d'une charge, rétorque Joël Bourdin. Il est donc probable que non. »
Hubert Falco se montre plus direct pour justifier ses chèques de l'URS. « Je crois que je touchais de l'ordre de 1 000 euros par mois. Ça correspond à un complément d'indemnité que nous attribuait le groupe UMP du Sénat », avance sans ciller le sénateur et maire de Toulon, comme une évidence.
En plus de son salaire de sénateur (indemnité de base de 7 100 euros brut), de son enveloppe de 7 500 euros mensuels pour le recrutement d'assistants (le « crédit collaborateurs ») et de son « indemnité pour frais de mandat » officielle (6 000 euros net par mois versés par le Sénat pour couvrir les dépenses liées à l'exercice du mandat), Hubert Falco bénéficiait donc d'une rallonge secrète du groupe UMP, qui transitait par l'URS. « Ça me servait dans l'exercice de mon mandat », jure le sénateur, démentant toute dépense d'ordre privé, assurant détenir des « notes de frais ». « Ce sont des chèques qu'on encaissait tout naturellement, conclut-il. Je plaide la bonne foi, je ne pense pas que ce soit irrégulier. »
« Les groupes sont libres de faire ce qu'ils veulent de leur argent une fois qu'ils l'ont encaissé, argue son collègue Gérard Dériot, l'un des trois questeurs du Sénat (ces élus chargés par leurs pairs de gérer le budget de la maison). C'est comme un fonctionnaire : une fois qu'il a touché l'argent de l’État, il peut le dépenser librement ! » Lui-même a été gratifié d'un petit chèque par l'URS. « C'est allé au fonctionnement de ma permanence dans mon département », certifie Gérard Dériot. L'a-t-il déclaré aux impôts ? « En toute honnêteté, ça m'étonnerait. » A posteriori, pense-t-il qu'il aurait dû ? « J'en sais rien, oui, sans doute. »
Nos questions finissent par l'agacer : « Je ne suis pas contre la transparence, mais les élus se retrouvent cloués au pilori en permanence. Vous voudriez qu'on ne gagne rien, qu'on soit là pour la gloire ? Vous nous préparez une magnifique dictature – je dis ça pour la blague, hein. En réalité, vous savez, on y met souvent de notre poche. »
René Garrec, lui, propose encore une autre explication à ses chèques de l'URS, assez ahurissante. On découvre, en l'écoutant, que certains sénateurs UMP qui n'épuisaient pas leur « crédit collaborateurs » offraient leurs "restes" au groupe UMP (c'est autorisé), mais obtenaient ensuite que le groupe reverse discrètement cet argent public (censé servir à l'emploi d'assistants) sur leur compte bancaire personnel – en transitant par l'URS en l’occurrence. Une ingénierie financière difficilement justifiable. « Je pense que c'était légal », souffle René Garrec, tout en admettant : « Ça aurait peut-être dû être clarifié... »
En fait, tout est fait pour embrouiller les curieux. Pour mieux cerner les règles – et traditions – relatives aux budgets des groupes, les enquêteurs se sont tournés vers un questeur socialiste, Jean-Marc Todeschini, auditionné avant les vacances d'été. Mais d'après nos informations, le "dignitaire" s'est bien gardé de dire quoi que ce soit susceptible d'enfoncer ses collègues UMP.
La tâche de la justice est d'autant plus complexe qu'en dehors de l'URS (et d'une association plus petite baptisée le Crespi et soupçonnée de faits similaires), le groupe UMP a lui-même distribué, en direct, des chèques et des espèces à certains sénateurs dans des conditions surprenantes. Une sacrée pagaille.
Les policiers sont ainsi tombés sur un chèque de 2 000 euros encaissé par Jean-Pierre Raffarin en 2011, que Jean-Claude Carle, son principal lieutenant au Sénat, déclare avoir signé comme trésorier du groupe UMP. De quel droit ? « Jean-Pierre Raffarin a effectué un voyage au Canada, où il a notamment donné des conférences, explique l’attachée de presse de l’ancien Premier ministre. Le groupe l’a défrayé d’une partie de ses frais sur place, parce qu’il a aussi organisé des réunions avec des Français de l’UMP. Ça n’a rien d’anormal. » « C'est le seul chèque qu'il a touché, j'ai vérifié », tient à préciser Jean-Claude Carle, entendu par les enquêteurs l’an dernier. Mais quel rapport avec le groupe UMP du Sénat ? Avec le travail parlementaire ?
Au passage, le trésorier reconnaît que « le groupe UMP a régulièrement pris à sa charge des frais de mission de sénateurs, de réunions, y compris à l'étranger ». Étaient-ils seulement remboursés sur factures ? « Pas toujours, non... » Comment vérifier qu'il s'agissait d'actions politiques ? Sur quels critères ses aides étaient-elles distribuées ? « En fonction de l'ancienneté, de l'implication... » En clair, à discrétion. Certains sénateurs UMP, pas au courant, n'ont d'ailleurs jamais empoché un centime par ce biais.
« Depuis les articles de presse », Jean-Claude Carle affirme avoir désormais stoppé les versements directs aux sénateurs, « sauf pour des frais parfaitement justifiés avec des factures ».
Questionné, il admet aussi avoir distribué des chèques à l'occasion d’élections sénatoriales passées, pour soutenir des « sortants » en campagne, voire des impétrants n'ayant jamais mis un pied au Sénat. « Entre 7 000 et 10 000 euros par candidat », calcule Jean-Claude Carle, qui confirme, quand on lui demande, que l'ancien président du Sénat Gérard Larcher en a lui-même bénéficié (ce dernier n'a pas retourné nos appels).
Il faut dire que jusqu’à présent, aucune loi n'encadrait le financement des campagnes sénatoriales, à l'inverse des législatives, présidentielles ou cantonales. Une exception enfin corrigée pour le scrutin du 28 septembre.
La justice n'en a pas fini de démêler toute cette tuyauterie, de distinguer les faits délictuels et le reste – pas toujours louable mais pas forcément répréhensible pénalement. Jean-Claude Carle pourrait bien sûr faciliter la tâche des juges en transmettant toute la comptabilité du groupe, mais s'y refuse. « Il y a l'article 4 de la Constitution, dit-il. Je n'ai pas à fournir les comptes. »
En plein cœur de l’été, le bureau du Sénat, composé de toutes les tendances politiques, a fini par publier un communiqué en réaction à cette affaire : « Les aides financières consenties (aux groupes politiques) par le Sénat seront désormais exclusivement destinées aux dépenses nécessaires à l’activité des groupes. » Une forme d'aveu.
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