Politiquement, cette décision est illisible. Elle ressemble à un couac. Elle s’inscrit dans le débat sur les cinquante milliards d’économies à trouver pour financer le pacte de responsabilité. À l’origine, le gouvernement avait décidé de geler toutes les retraites, avant de faire une concession à son aile gauche, pour obtenir son vote à l’Assemblée. Les pensions de moins de 1 200 euros par mois seraient épargnées, et seraient donc augmentées en octobre. Et voilà qu’à la veille d’un vote encore plus névralgique, et au lendemain de la polémique sur les “sans-dents”, la concession du printemps est balayée avant l’automne, au nom cette fois du recul de l’inflation.
À gauche, les réactions ont été immédiates. À la Fête de l’Huma, le Parti de gauche, le PC, et bon nombre des frondeurs socialistes, même en désaccord sur la stratégie, ont dénoncé ensemble l’attaque sur les revenus des plus faibles et, encore une fois, la trahison de la parole donnée. La pauvre Marisol Touraine a eu beau s’époumoner pour expliquer que le gel était en fait une forme de réchauffement, et la baisse apparente une hausse relative, il a fallu que Jean-Marie Le Guen monte au créneau pour confirmer la décision, tout en promettant son retrait par le biais d'un coup de pouce, sous certaines conditions.
Ce qui frappe, c’est le montant de l’économie : 150 millions d’euros sur le budget de la France, c’est-à-dire à peu près rien par comparaison avec le coût politique, sachant que 6 millions de Français au seuil de la pauvreté sont concernés. Pour un gouvernement porté au pouvoir par un électorat de gauche, donc un exécutif qui se réclame des plus modestes, le symbole est accablant.
Il est d’autant plus lourd qu’il survient après le virage libéral du départ d’Arnaud Montebourg et de son remplacement par Emmanuel Macron. Et d’autant plus spectaculaire que le premier geste de Manuel Valls, confirmé dans ses fonctions, a été de lancer un “Je vous aime” aux patrons du Medef en échange d’une ovation debout, tandis que dans la foulée le ministre du travail pointait du doigt les chômeurs qui abuseraient de leurs indemnités.
Le choc n’était pas tant que le premier ministre veuille sortir de la dialectique du patron mécaniquement voyou, mais que précisément au même instant son ministre du travail puisse réduire, comme Nicolas Sarkozy en 2012, le cancer du chômage à un problème de chômeurs. D’un seul coup, la caricature du voyou s’inversait : ce n’était plus le patron qui pouvait être indélicat, c’était le chômeur qui abusait de son statut !
Là-dessus, comme pour boucler la boucle, Valérie Trierweiler a publié sa vengeance en accusant son ex-compagnon de mépriser les pauvres, et la première décision politique du nouveau gouvernement a donc été de faire savoir qu’il gèlerait les petites pensions.
De deux choses l’une.
Ou bien Manuel Valls ne sait plus où il habite, ni ce qu’il fait, et ces allers-retours sont le fruit de la panique provoquée par sa chute dans les sondages. Ou bien il maîtrise au contraire son discours, comme il a su gérer le départ de Montebourg, Hamon, et Filippetti. Il exprime une ligne politique, comme l’a fait Christophe Caresche sur Mediapart, la semaine dernière. Il a la conviction que la gauche française est finie, et doit être réinventée sur le modèle allemand ou anglais. Et il éprouve la certitude que cette réinvention dynamitera la droite, dont une partie voterait un jour pour lui.
La fin de la gauche, et la fin de la droite, qui serait réduite à l’extrême droite, le pari serait osé s’il était original, il n’est hélas pas nouveau. Ce rêve de dépasser la droite et la gauche traîne dans la Cinquième République depuis plus de cinquante-cinq ans, et seul Charles de Gaulle a pu s’en approcher pendant quelques années. Les autres, tous les autres, ont échoué avec pertes et fracas. Valéry Giscard d’Estaing et ses ‘“deux Français sur trois”, fracassé en 81, le rêve du Ni-Ni et de la France unie de François Mitterrand, tourné en eau de boudin en 1993, la fameuse fracture sociale de Jacques Chirac, évaporée en quelques mois, et l’ouverture de Nicolas Sarkozy, en 2007, débouchant sur une campagne au bord de l’extrême droite, en 2012.
Manuel Valls et François Hollande espèrent sans doute, au nom de la mondialisation, dépasser à leur tour le clivage gauche-droite, qui remonte à la Révolution. Si la droite ne vote pas pour eux en 2017, ce qui paraît le plus probable (la droite ne vote jamais pour le candidat d’en face), le risque est grand qu’ils parviennent à leur fin. Ils dynamiteraient les schémas. La gauche de gouvernement disparaîtrait pour très longtemps. Elle laisserait la place à un autre clivage. Le clivage droite-droite.
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