De notre envoyé spécial à Nantes (Loire-Atlantique). Fatigués des politiques de rénovation urbaine qu’ils qualifient de « saupoudrage », près de deux cents acteurs du monde associatif des quartiers populaires se sont réunis les 6 et 7 septembre à Nantes, pour se constituer en « syndicat des banlieues ». Cette structure inédite va regrouper 150 associations issues de dix-huit régions françaises. Elle ambitionne de refonder totalement la politique de la Ville en s'appuyant sur la démocratie participative. « Depuis trente ans, la politique de la ville dans les quartiers, c’est quoi ? Réparer un phare sur une voiture qui est une épave, sans jamais toucher au moteur. Résultat : on n’avance pas », expliquait samedi Moustapha Saabou, né et élevé dans le quartier du Mirail, aujourd'hui jeune actif et porte-parole d’un collectif associatif toulousain.
Réunis à Nantes à deux pas des anciennes fabriques LU, les militants ont voulu éviter de créer une énième structure usine à gaz en organisant à la chaîne des tables rondes, débats et élections à main levée tout le week-end, et ce jusqu’à une heure du matin pour certains. Les travaux ont accouché d’un nom qui sonne comme un coup poing sur une table, « Pas sans nous », et surtout d’un projet commun ambitieux : instaurer la démocratie participative dans les quartiers pour peser sur les politiques d’aménagements urbains.
Le chantier de cette refondation de la politique de la ville a commencé il y a dix-huit mois par une alliance nouée (lire notre précédent article ici) entre universitaires et leaders associatifs. Mohamed Mechmache, président d’AC Le feu, collectif constitué après les révoltes incendiaires de novembre 2005, et Marie-Hélène Bacqué, sociologue, avaient remis en juillet2013 un rapport au gouvernement préconisant «une réforme radicale de la politique de la ville». Trente mesures étaient mises en avant pour construire des politiques publiques initiées par les citoyens eux-mêmes.
Parmi ces préconisations, « Pas sans nous » reprend dès aujourd’hui deux idées phares : faire siéger les habitants des quartiers dans des organes consultatifs du type CESE (Conseil économique social et environnemental), par le biais de « conseils citoyens » issus des quartiers, puis soutenir la création d’un fonds public d’interpellation. Ce fonds, entretenu par une ponction sur le financement de la vie politique (10 % de la réserve parlementaire, 1 % des subventions aux partis politiques), permettrait de sponsoriser des projets urbains émanant des citoyens eux-mêmes pour les proposer aux élus locaux.
La coordination veut maintenant « contraindre et non convaincre » les pouvoirs publics à appliquer ces propositions dans les mois à venir. Pour cela, elle sera épaulée d’une commission scientifique, composée d’universitaires et de professionnels (urbanistes, architectes), et se dit « capable de réaliser des audits ciblés» et d’évaluer « qualitativement les besoins locaux ».
En basant son action sur le concept nord-américain d’empowerment – l’accession au pouvoir des citoyens par leur responsabilisation individuelle –, cher à Marie-Hélène Bacqué, le nouveau « syndicat » cherche à établir un rapport de force avec les élus au pouvoir et surtout avec le Parti socialiste, accusé d’avoir trop longtemps « pris les banlieues pour un réservoir à voix ».
« La gauche nous protège, la droite nous sanctionne, c’était le discours d’il y a trente ans. Cela fait des années que ces barrières idéologiques ont sauté, on est beaucoup à ne plus faire de disctinction entre les deux. On s’est de toute façon construit sans eux. Et pourtant on nous regarde toujours avec un œil électoral. Ca me fait rire quand le PS nous dit "l’austérité, le Front national, voilà les deux ennemis", mais qui a contribué à les faire monter ? » explique Sihame Assbague du collectif Stop contrôle au faciès. Pour illustrer ce climat de défiance, Karim Touche, un éducateur provençal de 38 ans, n’hésite pas à brandir l’exemple des 13e et 14e arrondissements de Marseille, quartiers populaires par excellence, passés au FN lors des dernières élections municipales.
Dans cette atmosphère mêlant à la fois euphorie et colère, Myriam El Khomri, fraîchement nommée secrétaire d’État chargée de la politique de la Ville, est venue encourager dimanche la création de la coordination. Sa venue sonne comme une sorte de reconnaissance pour le travail accompli jusqu’ici, la secrétaire d'État promettant de « faire le nécessaire » pour rencontrer les représentants de « Pas sans nous » au moins « une fois par trimestre ». Face aux militants appelant à la création d’un ministère de la Ville aux compétences transversales, « un premier ministre bis », Mme El Khormi s’est arc-boutée dans la défense du bilan du gouvernement, mettant en avant la création de 98 réseaux d’éducation prioritaires dans les ZUS, et l’effort ciblé sur les contrats d’avenir proposés aux jeunes (20 % des signataires habitent des quartiers populaires).
Ce n'est pas vraiment convaincant pour les militants, qui ont déjà vu défiler trois interlocuteurs différents depuis la genèse de leur projet (depuis 2012, le ministère de la Ville a été tenu successivement par François Lamy, Najat Vallaud-Belkacem, puis Patrice Kanner).
« Les gouvernements successifs, droite comme gauche, ont toujours eu l’impression qu’injecter de l’argent suffisait à résoudre les problèmes. Tant que les habitants ne seront pas dans les instances pour décider d’orienter les moyens là où ils devraient l'être, on n’aura que des exemples voués à l’échec. Regardez les zones franches censées relancer l’emploi dans les quartiers : depuis 15 ans, on a eu très peu d’embauches, mais surtout des boîtes aux lettres d’entreprises qui viennent profiter de la défiscalisation de la zone », note Mohamed Mechmache, élu dimanche co-président du mouvement.
Le dirigeant de « Pas sans nous », qui était présent à titre indépendant sur la liste EELV en Île-de-France aux dernières élections européennes, jure qu’avec les statuts votés ce week-end, obligeant chaque membre à démissionner en cas d’engagement en politique, le piège de la récupération déjà observé par le passé est désormais évité.
« On veut jouer le rôle d’un syndicat comme les autres. Si demain, après s’être réunis autour de la table, on échoue, eh bien au moins on pourra nous dire "c’est de votre faute". Actuellement, ce n’est pas le cas. Si une force d’extrême droite vient remplacer les partis traditionnels dans nos quartiers, on ne peut pas nous en imputer la responsabilité. Il ne faut pas oublier que la nature a horreur du vide… », prévient-il.
Le leader naturel du groupe, toujours appelé à la rescousse pour désamorcer les querelles d’ego entre groupes régionaux durant le week-end, qualifie sa structure de « porte-voix » des 8 millions de personnes habitant les zones périphériques. Le pari est osé. Il devra canaliser les colères des uns et empêcher les tentatives d’instrumentalisation des autres pour peser sur la vie publique. À peine né, le « syndicat », comme le résume Moustapha Saabou, meurt d’impatience d’exister : « Maintenant, la balle est dans notre camp : soit le gouvernement joue avec nous, soit on la crève. »
A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : WordPress 4.0