Le débat a été clos avant même d’avoir été engagé. Alors que le gouvernement, sous le choc d’un scénario catastrophique pour la rentrée, doit se retrouver mercredi 20 août pour le conseil des ministres, le premier ministre exclut par avance toute remise en cause de la ligne gouvernementale. « La politique que le président de la République a décidé de mettre en œuvre nécessite du temps pour produire des résultats. Mais il est hors de question d'en changer. Le pacte de responsabilité et ses 40 milliards de baisse de coût du travail vont véritablement entrer en œuvre maintenant », a prévenu Manuel Valls dans un entretien au JDD, le 17 août, mettant en cause au passage certains membres de la gauche pour « leurs propos irresponsables ».
La ligne gouvernementale est donc tracée. Peu importent la situation économique, l’apparition de la déflation, la montée continue du chômage, il faut s’en tenir à ce qui a été arrêté et présenté à la Commission européenne. Le gouvernement semble d’autant plus pressé de respecter les engagements pris sur l’allègement du coût du travail et la réduction des dépenses publiques qu’il ne va pas satisfaire aux autres engagements pris, et notamment la diminution du déficit budgétaire. Tenir au moins sur le front de la baisse du coût du travail démontre la crédibilité de la France, explique-t-on en substance dans les allées du gouvernement.
Des économistes ont déjà dit tout ce qu’il fallait penser de ce plan, marqué du sceau de l’idéologie libérale. Dans une tribune au Monde, l’économiste Philippe Askenazy dénonçait dès avril ce pacte de responsabilité, organisant un transfert géant vers les entreprises, un arrosage systématique et indifférencié, sans même se donner la peine de se donner des objectifs ou d’exiger des contreparties. Il y a pourtant des révisions à portée de main : les niches dont bénéficient les entreprises représentent 150 milliards d’euros chaque année, selon le conseil des prélèvements obligatoires.
Le gouvernement aurait pu au moins exiger, alors que les entreprises se plaignent de leurs marges et de leurs capacités financières, de ne pas reverser ces aides aux actionnaires. Car dans ce domaine il existe, semble-t-il, une certaine latitude. Selon une étude de Henderson Global Investors, les dividendes versés par les compagnies européennes au deuxième trimestre de cette année ont augmenté de 20 % par rapport à la même période de l’an dernier, pour dépasser les 115 milliards d’euros. Les entreprises françaises figurent en tête avec une hausse de 30 % de leurs dividendes sur un an.
Personne ne se fait d’illusion sur le sort de ce pacte. Pour beaucoup, il est déjà mort avant même d’avoir été mis en place. Le Medef a déjà anticipé son échec et les explications à donner : les mesures du gouvernement sont insuffisantes. Pierre Gattaz, le président du mouvement patronal, a élaboré une nouvelle série de mesures à demander. Selon la règle du « toujours plus » chère désormais au patronat, rien n’a été oublié : ouverture des magasins le dimanche et le soir, suppression de la taxation sur les transactions financières, suppression de toute charge pour les apprentis, abaissement de la fiscalité sur les outils de production, révision des seuils sociaux, allégement des procédures sanitaires et de santé et naturellement quelques nouveaux plans d’aides publiques pour relancer le bâtiment. Tout cela devrait contribuer à créer 400 000 et 680 000 emplois nouveaux, selon le Medef.
Bien qu’il ait déjà fait fuiter le contenu de ce nouveau programme, le patronat fait mine d’hésiter sur l’attitude à tenir. Il se demande s’il est inopportun de présenter cette liste, dès son université d’été, prévue les 27 et 28 août. Mais c’est une question de semaines et de rapport de forces. Et pour le patronat, tout joue en sa faveur.
L’aveu que la France ne respectera pas cette année encore ses objectifs de réduction du déficit budgétaire place le gouvernement sous pression. Certains responsables économiques et politiques misent sur la Commission européenne pour rappeler à l’ordre le pouvoir et l'obliger enfin à faire ces fameuses « réformes structurelles » qu’il ne se résoudrait pas à engager. Oubliant les réformes des retraites, du chômage, des prestations sociales, de l’assurance maladie, la révision du code du travail, ils réclament des mesures toujours contraignantes. « La France doit avoir le courage de faire ce que l’Espagne et le Portugal ont réalisé », commencent à murmurer certaines voix économiques autorisées. Ils n’osent invoquer l’exemple de la Grèce. Un bon plan d’austérité, imposant des réductions des salaires, des retraites, des prestations sociales, de la santé, de l’éducation, de disparition du code du travail : voilà ce qu’il faut à la France, selon eux, pour expier les folies passées et se remettre dans le droit chemin.
Même si elle ne le dit pas à haute voix, la Commission européenne partage l’analyse. Déjà, le président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, a estimé que si l’Italie retombait en récession pour la troisième fois depuis la crise financière, elle n’avait qu’à s’en prendre à elle-même. Tout cela arriverait car elle n’a pas mené « les réformes structurelles » attendues. Il brûlait sans doute de l’envie d’ajouter la France dans ce constat. Le président du conseil italien, Matteo Renzi, lui a répliqué en retour que s’il avait fait son travail de banquier central comme il convenait, et maintenu l’inflation à 2 %, comme il est prévu dans son mandat, la tâche de l’Italie et de toute l’Europe aurait été beaucoup plus facile.
Alors que la zone euro dans son ensemble est emportée dans une spirale déflationniste, les représentants européens continuent pourtant de vanter la réussite de leur politique. Même si tous les faits leur donnent tort, ils préfèrent distordre la réalité pour défendre la ligne orthodoxe qu’ils imposent depuis sept ans. Pendant des mois, ils n’ont ainsi cessé d’annoncer le retour de la croissance en Europe, en dépit des chiffres qui actaient un ralentissement chaque mois plus prononcé. Le verdict est tombé la semaine dernière : l’ensemble de la zone euro est plombé par la stagnation. L’ économie allemande, le modèle de toute l’Europe, ne fait pas mieux que l’Italie : elle affiche une chute de 0,2 % au deuxième trimestre. Pour le troisième trimestre, l’explication à un nouveau recul prévisible de la zone euro est déjà toute prête : les risques géopolitiques, la guerre en Ukraine, les tensions avec la Russie seront les excuses avancées.
Reconnaître que l’Europe fait fausse route depuis si longtemps paraît impossible. À défaut, la Commission européenne chante les louanges de l’Espagne. Preuve, selon les commissaires, que l’austérité a été bénéfique, le pays se redresse : l’économie a progressé de 0,6 % au deuxième trimestre. Mais que signifie une telle croissance, alors que plus de 10 % du PIB a été effacé en trois ans de politique d’austérité ? Comment expliquer les bienfaits d’une chute de 25 % des salaires et des retraites sur l’emploi, quand le chômage atteint 25 % de la population ? Peut-on parler de réussite quand 53 % des jeunes sont sans emploi et condamnés pour certains à l’exil, quand l’économie souterraine représente, selon les estimations, déjà plus de 20 % de l’activité du pays, avec tout ce que cela peut supposer d’éclatement social, de violence, de trafic, d’absence de loi sauf celle du plus fort ?
Est-ce cela le modèle européen promis : un chômage structurel de masse accompagnant une économie mafieuse ? Il est vrai que la Commission européenne semble se faire une raison. Pour avoir une meilleure vision de l’activité économique, elle préconise désormais d’inclure dans les calculs du PIB les revenus de la drogue et de la prostitution. L’Italie, la Belgique et l’Angleterre ont déjà annoncé qu’elles allaient se rallier à ces nouveaux modes de calcul à partir de 2015.
« Personne ne devrait s’étonner que l’économie de la zone euro soit une fois de plus en train de replonger. C’est un résultat totalement prévisible de politiques erronées que les dirigeants européens s’obstinent à poursuivre, en dépit de toutes les preuves qu’il s’agit de mauvais remèdes », écrit le New York Times dans un éditorial au vitriol.
Les États-Unis s’inquiètent vivement de l’effondrement de l’Europe. Ils ne cessent d’insister sur la nécessité d'un changement de cap de la politique européenne. Le monde financier vient à la rescousse, demandant à cor et à cri une politique non conventionnelle de la Banque centrale européenne, c’est-à-dire qu’elle déverse des milliards sur les marchés comme le fait la Réserve fédérale. Certains frondeurs du PS soutiennent la même ligne.
L’ennui est que cette politique ne fonctionne pas plus que celle de l’Europe. Un silence épais a entouré les derniers résultats du Japon, qui justement a mis en œuvre cette stratégie d’argent facile. Malgré les milliards de yens déversés par la Banque centrale du Japon, l’économie japonaise affiche une contraction de 6,8 % au deuxième trimestre. L’excuse présentée pour justifier cet échec a été la hausse des impôts qui aurait tué la consommation. L’expérience des Abenomics, aboutissant à un endettement spectaculaire (220 % du PIB) sans parvenir à sortir le Japon de deux décennies de déflation, paraît cependant tirer à sa fin. Un surplus de dettes ne peut parvenir à soigner une économie qui justement croule déjà sous la dette et les excès de la création monétaire.
Même la reprise aux États-Unis, tant vantée, mérite d’être nuancée. La baisse du chômage, revenue à 6,8 % de la population active contre plus de 10 % pendant la crise, est en partie biaisée. Les Américains qui retrouvent des emplois retrouvent souvent des emplois à temps partiel, mal rémunérés. Plus de 7,5 millions de salariés voudraient travailler à temps plein. Plus grave, alors que la population américaine augmente de plus de 2 millions de personnes chaque année, la population active ne cesse de diminuer, passant de 65 % à 62 % de la population totale. Explication : de plus en plus de personnes ont renoncé à trouver tout travail et sont sorties des statistiques, ne vivant plus que de débrouille et de maigres allocations sociales.
Les grands bénéficiaires des libéralités de la Réserve fédérale ont été les financiers. Ce sont eux qui ont capté les 4 000 milliards de dollars déversés depuis le début de la crise au détriment de l’économie réelle. Jamais les marchés boursiers n’ont été aussi hauts, alors que les moteurs de l’économie mondiale sont cassés. Jamais les riches n’ont été aussi riches, comme l’ont montré les études d'Oxfam ou même de Forbes. Jamais les inégalités n’ont été aussi grandes entre le monde du capital et celui du travail.
On comprend l’engouement de ces mêmes financiers pour perpétuer le système et l’étendre à l’Europe. Après avoir capté le monde économique et politique, ils ont réussi la capture suprême, si l’on peut dire : celle des banques centrales. La Réserve fédérale comme la banque d’Angleterre par exemple n’osent plus prendre la moindre initiative, ni mettre un terme à cette politique d’argent facile, par peur de déclencher un krach sans précédent.
Sept ans après le début de la crise, les deux voies empruntées pour la résoudre – celle de l’austérité à tout crin comme celle de la facilité monétaire sans retenue – aboutissent à une même impasse. Même si les échecs ne sont pas reconnus.
Alors que l’économie mondiale s’engage dans des territoires inconnus, il est temps de laisser place à l’imagination. Les responsables politiques et économiques ne peuvent plus continuer à nous parler de la crise, comme si cela était un accident passager. Cette transformation économique et sociale niée dure depuis quarante ans. Des dizaines de millions de personnes nées depuis 1974 ont eu le chômage comme décor perpétuel.
Les bricolages envisagés par le gouvernement – une prime pour l’emploi par-ci, une baisse des impôts pour les 10 % des ménages les plus pauvres par-là – ne peuvent constituer une réponse satisfaisante face aux inégalités croissantes, à un chômage qui touche plus de cinq millions de personnes en France, et à une pauvreté subie par plus de huit millions de personnes. Même les exhortations adressées à l’Allemagne pour changer de politique ne peuvent suffire. Le voudrait-elle qu’elle ne serait pas en mesure de sortir la zone euro de la spirale déflationniste : le moteur allemand n’est pas assez puissant.
Il n’y a pas de réponse simple et facile, tant les défis sont élevés et nombreux. Ils sont sociétaux, écologiques, technologiques, économiques. Pour les affronter, il n’est plus possible de se remettre à une politique de pilotage automatique, à des recettes toutes faites, à des chiffres magiques et sans signification imposés comme références indiscutables. Il faut ouvrir le débat, se reposer toutes les questions, lever les tabous. Quand un pays semble condamné à la déflation et au chômage de masse, il ne peut se payer le luxe de s’interdire de retourner les pierres.
Depuis le début de la crise, des groupes de réflexion, des organisations, des économistes ont posé des problèmes, indiqué des solutions, qui sur la dette, qui sur la monnaie, qui sur la construction européenne, qui sur les paradis fiscaux, qui sur les inégalités, qui sur le modèle de société. À chaque fois, les forces économiques installées, qui ont pris en capture le monde politique, ont fait en sorte d’enterrer les propos, afin que rien en change, surtout. Le monde politique a posé des interdits partout. Pas question de sortir du cadre prédéterminé, de parler de fiscalité, de reprise de contrôle du monde financier, de régulation, des traités européens, de monnaie, de redistribution ou de lutte contre les inégalités. Ces questions sont pourtant celles qui minent nos sociétés.
Maintenant que l’échec devient patent, il va bien falloir reparler des questions qui fâchent, et essayer de sortir de ce corset intellectuel afin de se donner des marges de manœuvre. C’est le gouvernement qui devrait s’en emparer plutôt que d’essayer à toute force d’enterrer le débat. Pense-t-il vraiment qu’en se conformant scrupuleusement aux préceptes énoncés, il va éviter le pire ? Le pire viendra assurément, d’une façon ou d’une autre, si les forces politiques, préférant l’inertie et le défaitisme, le chacun pour soi plutôt que le collectif, se refusent à engager le débat avec la société, jugent inutile d’essayer au moins de tracer un chemin pour l’avenir. En un mot, renoncent à faire de la politique.
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