Cela a ressemblé comme deux gouttes d’eau aux discours qu’il prononçait à la tribune des congrès socialistes, à une époque où il était archiminoritaire. Mais désormais, Manuel Valls parle comme chef de la majorité au pouvoir. Devant le conseil national du PS, réuni (une nouvelle fois) à huis clos samedi 14 juin à la Maison de la chimie, le premier ministre a souhaité fixer une ligne idéologique nouvelle à son parti, qui n’en a jamais réellement débattu jusqu’ici. Avec une franchise et une clarté que beaucoup lui ont reconnues, mais sans convaincre les sceptiques ni les oppositions qui s’expriment depuis sa nomination et les défaites aux élections municipales et européennes (lire ici – en PDF – le discours intégral).
« Insécurité culturelle et identitaire », « fractures communautaires, culturelles et géographiques », « irruption » puis « dérive » des communautarismes, combinée à l’abandon « depuis trop longtemps » par la gauche d’une « défense acharnée » de la laïcité. Telles sont, dans « un monde qui change si vite et dans lequel les menaces sont multiples et permanentes », les causes des résultats catastrophiques des derniers scrutins, selon Manuel Valls. Et son analyse des conséquences à en tirer ne fait pas un pli : « Il n’y a pas d’alternative à gauche. Notre échec électoral ne renforce pas la gauche de la gauche. Nous devons donc tirer un enseignement pour nos débats internes : c’est de nous que devra venir la solution ! »
Son alerte, qui rappelle les propos de celui qui, il y a six ans, appelait à « en finir avec le vieux socialisme », en a glacé certains parmi la moitié des 300 conseillers nationaux présents. « La gauche peut mourir, donc elle doit se dépasser », a déclamé le premier ministre, qui se « trouve de fait dans une position centrale, au cœur de la majorité ». Autodésigné au centre du dispositif, il entend incarner l’aggiornamento du PS qu’il appelle de ses vœux. Le parti, Valls le rêve en « force moderne, attractive et conquérante », et sûrement pas à la recherche d’« alliances improbables » avec les écologistes ou le Front de gauche. Car lui veut en finir aussi avec « les vieilles théories ou les stratégies du passé ». L’union de la gauche et le combat idéologique, très peu pour lui. Il veut sortir des « vieilles recettes », « du confort des idées connues, des mots qui ne fâchent pas et des dogmes ! »
Valls a son plan de route, pour expliquer à cette gauche qui « ne sait pas toujours comprendre ce monde qui change et en faire le récit ». Devant le conseil national, il a égrené les axes de sa politique si « moderne » : réduction de la dépense publique, retour de la compétitivité pour les entreprises, et, bien sûr, la politique de l’offre – « Non seulement je la mène, mais je l'assume ». À ceux qui ne sont pas encore transportés, il dit aussi vouloir « explorer d'autres chemins, sans tabou ». Comme la baisse de la fiscalité des ménages (« Les impôts sont trop lourds »), ou le « desserrement de la contrainte budgétaire européenne », mais seulement « si nous nous montrons crédibles sur notre effort budgétaire et nos réformes de structures ».
Fort de l’hégémonie culturelle qu’il pense avoir imposée au PS (deux ans seulement après n’avoir recueilli que 5,7 % à la primaire), Manuel Valls plaide pour un PS hégémonique à gauche, en ratissant large. « La gauche n’est jamais aussi forte que lorsque les socialistes sont unis et donnent l’exemple (…). Ne soyons pas sectaires et rassemblons tous les Français. » Mais s’il entendait enthousiasmer ceux qui dans ses rangs ne supportent plus l’orientation et l’obstination du pouvoir, l’opération n’est pas franchement réussie.
« C’est du sous-Rocard, soupire Marie-Noëlle Lienemann, qui a commencé rocardienne dans les années 1970. “Tout va mal, le monde est déstabilisé, il faut tout réinventer”… mais dans les actes, c’est tout pour les entreprises. » L’ex-strausskahnien Laurent Baumel, responsable du club de la Gauche populaire, abonde : « C’est le retour du rocardisme débridé. “Il n’y a que moi qui ai compris la mondialisation, si vous êtes contre c’est que vous n’y comprenez rien.” C’est comme si Valls voulait clore la synthèse jospinienne entre première et deuxième gauche… »
Récemment élu eurodéputé, Guillaume Balas voit du Joffre dans l’offensive du premier ministre. « Ma gauche est enfoncée, ma droite est en lambeaux, donc j’attaque, s’amuse le responsable du courant Un monde d’avance (les proches de Benoît Hamon). Valls veut profiter du moment pour tout bouleverser. » Autre figure de l’aile gauche elle aussi élue au parlement européen, Emmanuel Maurel a des envies de « faire feu sur le quartier général », comme le disait Mélenchon en son temps, après le 21 avril 2002. Pour l’heure, il se contente de regretter la fracture toujours plus grande avec la majorité au pouvoir et ce qu’il estime être la majorité réelle à gauche : « Je veux bien être solidaire de l’exécutif ; mais il faudrait pour cela que l’exécutif soit solidaire de sa base sociale. » « On a quand même en l’état un gros problème de premier tour », appuie Laurent Baumel.
Pour remodeler le PS, tout en contenant sa contestation, Manuel Valls peut compter sur Jean-Christophe Cambadélis. À l’aise dans son costume de premier secrétaire par effraction – il n’a toujours pas confirmé son engagement initial de faire valider par un vote militant sa désignation en remplacement de Harlem Désir –, “Camba” a dévoilé sa feuille de route. Laquelle entend « redonner une carte d’identité au PS », alors que « la force propulsive du cycle d’Épinay est arrivé à son terme ». Lors d’une conférence de presse conclusive, il a ainsi épousé le point de vue de Manuel Valls, évoquant « les militants plutôt que les courants », et une union de la gauche a minima, essentiellement des accords électoraux pour éviter d’être « marginalisé dans un tripartisme avec la droite et le FN, dont il n’est pas certain qu’il soit pérenne pour la gauche ». En résumé, le rassemblement ou le FN.
Sur les questions de calendrier, Cambadélis a aussi annoncé la désignation des têtes de liste socialistes aux régionales en janvier prochain, et une commission de chefs à plumes de toutes les sensibilités, pour fixer la date du futur congrès du PS (lui penche pour l’organiser dès février). Celle-ci, normalement prévue fin 2015, pourrait être bouleversée par le report des futures régionales (pour l’instant annoncée en novembre). Quant à l’éventuelle tenue d'une primaire pour 2017, pour laquelle s’est prononcée le matin même Emmanuel Maurel, Cambadélis évacue d’un sourire matois : « Les luttes déterminent les luttes. Nous verrons après les régionales. »
Quand on lui demande si nous sommes en train d’assister à la mue du parti socialiste français en New Labour à l’anglaise ou en Parti démocrate à l’italienne, il opine. « C’est à ce niveau-là qu’il faut se situer. Ce qui est en jeu, c’est un nouveau parti socialiste. » Mais quand on le relance pour savoir s’il s’agit d’entériner un recentrage du PS, Cambadélis tempère : « Notre Bad-Godesberg est fait depuis longtemps. Il nous faut nous réinscrire dans une réalité qui a changé. On veut pouvoir dire : “le socialisme moderne est arrivé”. » Il n’envisage toutefois pas un changement de nom et l’abandon du patronyme socialiste, comme l’avait proposé Manuel Valls il y a sept ans.
Pour l’heure, le parti semble sous contrôle de Cambadélis et Valls, avec l’assentiment des proches de François Hollande. À leurs yeux, le mécontentement interne est très relatif. Le parti verrouillé, c’est au groupe PS que résident les espoirs de l’opposition interne pour infléchir l’orientation libérale du pouvoir. À quelques jours d’un premier vote sur le budget, les députés de « l’appel des 100 » n’ont pas l’intention de déposer les armes. Après la publication de leur « plateforme pour plus d'emplois et de justice sociale ». « La politique économique du gouvernement ne se réglera pas dans le parti, mais dans l’enceinte parlementaire, prévient toutefois le député Christophe Borgel, proche de Cambadélis et ardent promoteur de Manuel Valls. Le cap défini a été validé deux fois à l’assemblée, lors du vote de confiance et du vote sur le pacte de stabilité budgétaire. On peut mener des débats sans payer le prix d'un tournant politique que n'attendent pas nos électeurs. »
Pour imposer la discipline de vote aux députés, le premier ministre joue sur la corde du « dialogue avec le Parlement », comme marque de « la nouvelle étape du quinquennat » qu’il entend incarner. Un « dialogue permanent empreint de respect, de confiance et de responsabilité », mais pour mieux favoriser « l’acceptation par tous du cap fixé par le président de la République le 14 janvier dernier ».
À la lecture du discours de Manuel Valls, on sent même poindre la menace et l’argument d’autorité. « Si la tradition de la Ve République, de la majorité parlementaire automatique sous menace du 49-3 n’a jamais fait partie de notre culture, celle de la reparlementarisation à outrance des institutions n’est pas tenable, lance-t-il. Ce serait la voie ouverte à la multiplication d’initiatives minoritaires qui feraient exploser le bloc central de la majorité et qui mettrait celle-ci à la merci de toutes les manœuvres. »
Jean-Marc Germain, lui, ne se tait plus. Très proche de Martine Aubry, dont il a été le directeur de cabinet à Lille puis au PS, le député sort du bois. « Les Français sont dans l’attente d’un changement de cap, dit-il. Il faut acter qu’il y a une évolution économique différente de ce qui était attendu. La croissance est à l’arrêt, le chômage ne cesse d’augmenter et le Medef n’a pas négocié. Il est donc normal de faire évoluer aussi sa politique. » Comme Christian Paul ou Laurent Baumel, Germain n’est pas un radical, et il répète souvent que les amendements déposés sont « dans un chemin compatible avec la parole présidentielle », consistant seulement à répartir différemment les efforts austéritaires.
Il ne cache pas son amertume vis-à-vis de la caporalisation en cours. « Il n’y a aucune discussion possible au groupe, dit-il. Si on propose un amendement, on vote contre le gouvernement. » Alors, avec les autres leaders de « l’appel des 100 » (dont personne ne sait combien ils seront lors des prochains votes budgétaires décisifs), il veut déposer directement leurs amendements dans l’hémicycle lors de la discussion générale (et non plus les voir filtrer par le groupe PS), afin de permettre à tout le monde de « voter en conscience ». « C'est comme cela que Manuel Valls avait défini son vote pour l’interdiction du voile intégral en 2010, rappelle-t-il, malgré la décision d’abstention prise par le groupe. »
Surtout, ajoute-t-il, l’orientation assumée par l’exécutif de Valls a de lourdes conséquences stratégiques : « On ne pourra pas ressouder la gauche si la pratique du pouvoir est contraire à ce pourquoi on a été élu. » En fin de journée ce samedi, Jean-Marc Germain, dont tout le monde espère que son engagement annonce celui de Martine Aubry, a affolé l’applaudimètre à la réunion publique unitaire, organisé par le courant hamoniste Un monde d’avance, à la salle des fêtes de la mairie du 11e arrondissement de Paris.
Il y achèvera d’enfoncer son coin, en rendant hommage au travail programmatique du PS de Aubry, balayé par l’élection de Hollande à la primaire. « Le premier ministre dit qu’on ne s’était pas préparé au pouvoir, mais je pense qu’il se trompe et que si l'on appliquait ce qu’on avait dit qu’on ferait, on se porterait mieux », a-t-il posé. Avant de rappeler une leçon qu’il dit avoir apprise de Lionel Jospin, au cabinet duquel il a croisé Manuel Valls à Matignon : « Si au pouvoir on n’applique pas ce qu’on a pensé dans l’opposition, alors on le repense avec des hauts fonctionnaires imprégnés par le monde de la finance. » Et en termes de pratique politique, le mari de Anne Hidalgo (et lui-même ancien polytechnicien) porte l’estocade : « Une bonne loi, ça ne peut se faire qu’au parlement. Sinon, elles ne se font qu’à l’Élysée ou à Matignon, avec M. Rotschild et Mme Merryl Linch. »
Aux côtés du communiste Pierre Laurent et de l’écologiste David Cormand, les orateurs socialistes (d’Henri Emmanuelli à Laurent Baumel, en passant par Marie-Noëlle Lienemann ou un représentant de la “motion 4”) ont énoncé de concert la nécessité de trouver des convergences pour provoquer le changement de cap gouvernemental, ou à défaut l’alternative au socialisme hollando-vallsien. Les discussions sont allés bon train, dans un étrange climat d’avant-congrès socialiste ou de tréteaux communs pré-manifestation.
« On a quand même un problème, note le dirigeant écolo Cormand. D’habitude, on construit le rassemblement à gauche dans l’opposition… » Pour lui, les prochaines régionales seront « un moment où des choses pourront être expérimentées ». Pour Lienemann, « il ne faut pas tarder à donner du contenu à la stratégie et du contenu à nos convergences, afin de montrer à ceux qui jugent qu’il n’y a pas d’alternative à gauche qu’ils se trompent ». Et de citer les grands axes d’une plateforme possible de la gauche retrouvée. « Refus des politiques d’austérité », « une grande réforme institutionnelle, et en premier lieu la proportionnelle », « une réelle réforme bancaire ambitieuse », « un retour du rôle de l’intervention publique, notamment dans la vie des entreprises », « la transition énergétique, sujet le plus compliqué pour nous mettre tous d’accord, mais où un compromis dynamique est possible ».
En vieux sage inquiet, Henri Emmanuelli a résumé la réponse de nombreux socialistes, et au-delà, au discours de Manuel Valls : « Je ne sais pas si la gauche peut mourir, mais nous ferons tout pour qu’elle continue à vivre. »
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