Le Front national poursuit son rapprochement avec les cercles de pouvoir russes, surfant sur l'offensive menée par Moscou contre « le lobby homosexuel » et pour la défense des valeurs traditionnelles. Après l'arrivée de Marine Le Pen à la tête du FN en 2011, puis le retour au Kremlin de Vladimir Poutine en 2012, les passerelles avaient été lancées. L'adoption en France du mariage pour tous, l'année suivante, a été un catalyseur.
Comme Mediapart l’a raconté dans cette enquête, les réseaux russes de la présidente du FN passent autant par Moscou que Paris. Mais désormais aussi par l'Autriche, où réside le conseiller "international" de Marine Le Pen, Aymeric Chauprade (lire notre portrait). Le 31 mai, le nouvel eurodéputé FN (il était tête de liste en Île-de-France) a participé à Vienne à une discrète rencontre avec des personnalités russes radicales et des représentants de partis nationalistes.
Rien ne devait filtrer. Organisée au palais du Liechtenstein, la rencontre était fermée à la presse et au public. Les entrées étaient contrôlées par un service de surveillance. Les participants eux-mêmes n'étaient pas autorisés à prendre des photos. Mais cette réunion privée a été révélée par le journal suisse Tages Anzeiger.
Le thème officiel de cet événement ? Les 200 ans de la Sainte-Alliance constituée par les empires russe, autrichien et le royaume de Prusse. Selon le journal suisse, les convives ont pourtant « peu parlé d’histoire et beaucoup du futur », notamment de « l'avenir des valeurs fondamentales de la civilisation chrétienne en Europe ». Avec cette question : comment « sauver » l’Europe du « libéralisme » et du « lobby homosexuel » ? Les participants envisagent l’organisation d’une « Marche pour la vie » en Europe et prévoient de se réunir à nouveau en janvier à Moscou.
Cette réunion se tenait à l'initiative de l'oligarque Konstantin Malofeev et sa fondation Saint-Basile-le-Grand, la plus grande organisation caritative orthodoxe en Russie, dont le budget annuel dépasse les 40 millions de dollars.
Ce mécène russe proche du Kremlin, présenté par le Financial Times comme un « Raspoutine des temps modernes », a fait fortune dans la communication avec son fonds d'investissement Marshall Capital. Les médias russes l’ont suspecté d’avoir financé les séparatistes pro-russes à Donetsk en Ukraine.
Parmi la centaine d’invités, on trouvait trois responsables du FPÖ autrichien (extrême droite), dont son leader, Heinz-Christian Strache ; Volen Siderov, le président du sulfureux parti d'extrême droite bulgare Ataka (avec lequel Marine Le Pen refuse de s’allier) ; le royaliste franco-espagnol Sixte-Henri de Bourbon-Parme ; et aussi le comte d’origine russe Serge de Pahlen, à la tête d’une société financière à Genève, et mari de l’héritière de Fiat, Margherita Agnelli.
Plusieurs participants géorgiens, croates et russes étaient présents, parmi lesquels le célèbre peintre soviétique puis nationaliste Ilia Glazounov. Mais c’est surtout la présence de l’influent idéologue Alexandre Douguine, conseiller officieux de Poutine, qui retient l’attention. Ce théoricien de l’Eurasisme – doctrine nationaliste et impérialiste russe –, défenseur des valeurs traditionalistes et antilibérales, prône un rapprochement entre la Russie et l’Europe occidentale pour contrer la puissance anglo-saxonne.
Côté FN, outre Aymeric Chauprade, le journal suisse relève la présence de Marion Maréchal-Le Pen. L’entourage de la députée a affirmé au Monde qu’elle n’avait pas rencontré Alexandre Douguine : « Elle était en week-end à Vienne pour des raisons personnelles, Heinz-Christian Strache a suggéré à Aymeric Chauprade de l'inviter à venir le soir, c'est tout. Elle n'a pas participé à la journée. »
Ce tropisme russe est dominant au Front national : ces derniers mois, plusieurs responsables frontistes se sont rendus à Moscou: Marion Maréchal-Le Pen en décembre 2012, Bruno Gollnisch en mai 2013, Marine Le Pen en juin 2013 et en avril 2014. À chaque fois, la présidente du FN a été reçue par le président de la Douma et proche de Poutine, Sergueï Narychkine.
Une plongée dans cette galaxie permet de comprendre que ces liens vont bien au-delà de la fascination de l’extrême droite française pour Moscou et ses valeurs autoritaires, au-delà aussi d'une vision commune du monde et d'un même ennemi – « l'Empire » qu'incarneraient les États-Unis et Israël. Pour le chercheur spécialiste du FN Joël Gombin, « on ne peut minimiser l'importance des soutiens matériels russes (mais aussi syriens et iraniens) dans la nébuleuse des extrêmes droites, de Soral à Dieudonné en passant par l'extrême droite nationale-catholique ».
Autour d'Aymeric Chauprade, trois personnages clés œuvrent en coulisses pour renforcer cette connexion russe. D’abord l’homme d'affaires Xavier Moreau, basé à Moscou depuis 2000. Saint-cyrien et ancien officier parachutiste, il s’est reconverti en Russie avec une société de sécurité et d’intelligence économique. C’est autour de lui que les réseaux d’extrême droite se structurent dans la capitale russe.
Il distille à longueur de conférences et d’interviews sur des sites français et russes ses thèses sur le « modèle alternatif de développement social » que serait la Russie de Poutine. Jusque sur BFM-TV, où il était interrogé en mars pour un long portrait consacré à Poutine « nouveau tsar ».
« C’est un homme d’affaires, un garçon influent. Il a des amitiés là-bas et notamment chez M. Poutine. Je crois que c’est toujours l’un de nos contacts en Russie. Il a servi dans certaines circonstances d’intermédiaire », reconnaissait en janvier à Mediapart Bruno Gollnisch, sans vouloir en dire davantage sur la nature de ces liens pour ne pas « griller les contacts ».
À Mediapart, Xavier Moreau avait affirmé qu'il « écri(vait) et conseill(ait) uniquement sur les questions stratégiques et de politique étrangère » et qu'il n'avait « pas de lien avec les partis politiques français ». C’est pourtant lui qui a organisé le voyage en Russie de Marine Le Pen en juin, d’après Le Nouvel Observateur. Lors de cette tournée russe, le conseiller officieux de la présidente du FN, Frédéric Chatillon, était lui aussi présent à Moscou, où il est régulièrement amené à se rendre pour ses affaires avec sa société de communication Riwal (lire notre enquête sur son argent syrien).
L’autre pilier de ce dispositif est Fabrice Sorlin, ancien candidat FN et président de l'Alliance France-Europe Russie (AAFER), qui entend « réinformer » sur la « réalité de la politique russe » à Paris. Piégé en 2010 par « Les Infiltrés », sur France 2, avec son mouvement catholique radical Dies Irae à Bordeaux, Sorlin a rebondi sur le front russe. C’est lui qui conduisait en juin 2013 la petite délégation qui a accompagné Chauprade à la Douma, d’où il a lancé son appel contre « l’idéologie mortifère et la dictature des lobbies minoritaires ».
Son rôle est grandissant depuis l'automne. Nommé représentant de la France du World Congress of Families – dont l'un des contributeurs financiers n'est autre que la fondation du mécène Konstantin Malofeev –, Sorlin a réalisé à ce titre une grande tournée en Europe de l’Est : Moscou, Kiev (Ukraine), Belgrade (Serbie), Tbilissi (Géorgie). À chaque fois il s’en prend aux « idéologues de la théorie du genre et les lobbies LGBT », et propose de « s'organiser » et « se structurer » dans une « internationale de la vie » qui mettrait en commun des moyens pour « lutter efficacement contre ces lois anti-famille ».
Un troisième russophile émerge dans ce dispositif: Jean-Luc Schaffhauser, candidat FN aux municipales à Strasbourg et nouvel eurodéputé. Originaire de Strasbourg, ce consultant international (qui a notamment travaillé pour Dassault), a vécu en Russie et en Pologne. Il figure dans le comité directeur de l’Union paneuropéenne de France, héritière d’Otto de Habsbourg, fils du dernier empereur d’Autriche. Il est aussi le fondateur de l’association Rhin-Volga, qui ambitionne « d'abaisser les barrières entre Alsace et Russie », et de l’Académie européenne, sortes de "lobbies" actifs à Strasbourg et au parlement européen.
Interrogé mercredi par les Dernières nouvelles d'Alsace, le député européen explique qu'il était invité à la réunion du 31 mai à Vienne, mais n'y a pas participé, ayant « d'autres obligations ». Il dit connaître Alexandre Douguine et précise d'ailleurs qu'« il y avait aussi à cette réunion des conseillers officiels ». Ami d'Aymeric Chauprade (« il est plutôt un analyste, moi un opérationnel »), Jean-Luc Schaffhauser explique sa connaissance du monde russe depuis des missions effectuées pour Dassault, Total et Thalès. D'après les informations des DNA, il était, à la période où se tenait la réunion de Vienne, en déplacement en Russie avec Marine Le Pen et aurait notamment rencontré le président de la Douma, un autre proche de Poutine, Sergueï Narychkine.
Le recrutement par Marine Le Pen d’Aymeric Chauprade, « géopoliticien » auréolé de son titre d'ancien enseignant au Collège interarmées de défense (dont il a été renvoyé par le ministre de la défense en 2009), n'a donc rien d'étonnant. Pour le chercheur Joël Gombin, l'eurodéputé « donne une apparence non seulement intellectuelle mais surtout de respectabilité aux théories géopolitiques sous-jacentes au rapprochement entre le Front national et la Russie ». Il est surtout « l'un des nœuds d'un réseau international d'influence orchestré par la Russie, de manière à peine dissimulée », estime le chercheur dans une note publiée sur Slate.
Consultant international, partisan d’une alliance franco-russe, il apporte à la présidente du FN ses solides réseaux à Moscou. En juin 2013, il était à la Douma pour lancer son « appel de Moscou » soutenant « les efforts de la Russie » contre l'extension des « “droits” des minorités sexuelles ». Trois mois plus tard, il était l’invité du Club Valdaï, forum international sous l’égide de Poutine. En mars, il plaidait, lors d'une conférence dans la capitale russe, pour un « axe Paris-Berlin-Moscou ».
Quelques jours plus tôt, il était en Crimée pour suivre le référendum, à l'invitation d’une étrange organisation pro-russe, l’Eurasian Observatory for Democracy and Elections (EODE). Créée par un ancien néonazi belge (Jean Thiriart, ex-collaborationniste membre des Amis du Grand Reich allemand), ce lobby est aujourd'hui dirigé par Luc Michel, un national-bolchevik, fondateur du Parti communautaire national-européen (dont le quotidien flamand Da Morgen a révélé le parcours à l'extrême droite).
Dans cette délégation d'« observateurs » internationaux, on trouvait quelques membres de partis de gauche, mais surtout de sulfureux représentants de partis européens d’extrême droite, dont le secrétaire général de l'Alliance européenne des mouvements nationaux (AEMN), à laquelle Marine Le Pen refuse désormais d'associer le FN, ou encore l'Espagnol Enrique Ravello, ancien de l’organisation néonazie, la CECADE.
Dernier maillon de ce réseau d'influence, les médias russes à l'étranger: l'agence de presse Ria Novosti, la Voix de la Russie (programmes du Kremlin à l’étranger), Russia Today. Les Russes courtisent particulièrement l’extrême droite française. La Voix de la Russie a lancé en 2012 une web télé, ProRussia TV, où l'on retrouve plusieurs anciens du FN (elle a cessé d'émettre le 30 avril dernier). L'objectif ? Présenter les actualités russes, françaises, internationales « sous l’angle de la réinformation ». Pour ses antennes locales, la radio russe a mis les moyens : en Allemagne, elle a, selon Slate, financé des émissions en alignant plus de 3 millions d’euros, en 2012.
Une autre web télé est apparue en janvier 2014, « TV Libertés », qui rassemble des figures des extrêmes droites françaises (Renaud Camus, Robert Ménard, les ex-FN Roger Holeindre et Martial Bild), en particulier de la Nouvelle Droite et du Club de l'Horloge (Jean-Yves Le Gallou, Yvan Blot). Son directeur d’antenne n’est autre que Gilles Arnaud, l’ex-rédacteur en chef de ProRussia.tv, propriétaire de l’ « Agence2presse », boîte de production qui avait un partenariat très étroit avec La Voix de la Russie.
BOITE NOIREMise à jour: cet article a été actualisé le 11 juin à 17h45 avec les informations des Dernières nouvelles d'Alsace.
Nous avions sollicité, pour notre première enquête sur les réseaux russes, en janvier, Marine Le Pen et ses conseillers aux affaires européennes et internationales (Ludovic de Danne et Aymeric Chauprade). Aucun n'avait donné suite à nos demandes. À nouveau sollicité en avril, Aymeric Chauprade n'a pas accepté de nous recevoir.
Xavier Moreau nous avait répondu par email qu'il « ne souhait(ait) pas traiter d'un tel sujet ». Sollicité via le site de son association l'Alliance France-Europe Russie, Fabrice Sorlin n'avait pas donné suite.
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