À nouveau, Jérôme Cahuzac les a désarçonnés. Les socialistes membres de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur l'affaire Cahuzac espéraient que la deuxième audition de l'ancien ministre du budget, ce mardi, permettrait enfin d'éclaircir le rôle des plus hautes autorités de l'État. L'ancien ministre, déjà auditionné le 26 juin, allait combler les trous, donner plus de détails, permettre de clore leur calvaire. Mais leurs espoirs ont été douchés : Jérôme Cahuzac s'était visiblement juré de ne pas leur faire ce cadeau. Après avoir choisi lors de sa première audition de ne pas répondre, en se réfugiant derrière l'enquête judiciaire en cours, il a cette fois opté pour une autre ligne de défense : ne pas se souvenir.
La semaine dernière, la commission, présidée par le centriste Charles de Courson, avait décidé de réentendre l'ancien ministre du budget. En cause : son attitude fort butée, son refus de répondre à une foule de questions pour ne pas empiéter sur l'enquête judiciaire (une esquive pure et simple, car Jérôme Cahuzac n'est nullement tenu par le secret de l'instruction). Mais, surtout, un épisode très précis, révélé dans un livre sur l'affaire, Jérôme Cahuzac - Les Yeux dans les yeux (Éditions Plon), paru le 4 juillet : la tenue, le 16 janvier, d'une courte réunion à l'Élysée après un conseil des ministres.
Une réunion au sommet, réunissant François Hollande, Jean-Marc Ayrault, Pierre Moscovici, mais aussi Jérôme Cahuzac. But de ce rapide échange : décider du lancement d'une demande d'entraide fiscale à la Suisse pour faire la lumière sur un éventuel compte à l'UBS. Une enquête parallèle dont s'est d'ailleurs étonné, lors de son audition, le procureur de Paris François Molins : huit jours avant cette réunion, il venait en effet d'ouvrir une information judiciaire suite aux révélations de Mediapart. Cette procédure inhabituelle a pu être interprétée comme une volonté de court-circuiter l'enquête. D'autant que la réponse des autorités suisses (négative, car la question avait été mal posée) a été opportunément publiée dans le Journal du dimanche du 9 février. « Les Suisses blanchissent Cahuzac », titrait alors l'hebdomadaire.
« Le mercredi 16 janvier 2013, en marge du conseil des ministres, François Hollande et Jean-Marc Ayrault convoquent Pierre Moscovici et Jérôme Cahuzac dans le bureau présidentiel, écrit ainsi Charlotte Chaffanjon dans Jérôme Cahuzac - Les Yeux dans les yeux. Les deux têtes de l’exécutif réclament au ministre de l’économie et des finances de lancer une demande d’entraide à la Suisse. (…) “Puisque tu n’arrives pas à avoir une réponse par la voie personnelle, on va passer par la voie conventionnelle !” expliquent François Hollande et Jean-Marc Ayrault à Jérôme Cahuzac qui n’a pas d’autre choix que d’accepter. »
La semaine dernière, le ministre de l'économie et des finances, Pierre Moscovici, a confirmé cette réunion, nombre de détails à l'appui. « La seule chose qui est claire, c'est que Pierre Moscovici, quand il a parlé devant la commission d'enquête, a dit la vérité et toute la vérité », a expliqué mardi avant l'audition l'entourage de Jean-Marc Ayrault.
Sauf que quelques heures plus tard, au cours d'une audition de plus de deux heures, Jérôme Cahuzac a refusé de confirmer cet « échange ». L'ancien ministre du budget n'en a « aucun souvenir ». Aux députés qui refusent de le croire, il répond, cinglant : « Ni l'ironie ni la menace ne me feront dire ce dont je ne me souviens pas. » « Ne me parlez pas sur ce ton ! » lui répond l'UMP Georges Fenech, excédé.
« Si je dis ne pas en avoir le souvenir, c'est parce que je n'en ai pas », martèle Cahuzac. « Dans l'hémicycle vous parliez sans notes et ne vous souvenez pas d'une réunion le 16 janvier ? On a du mal à y croire », s'étonne l'UMP Gérald Darmanin. À plusieurs reprises, le président Charles de Courson revient à la charge, en vain. Cahuzac conçoit que ses anciens collègues députés puissent ne pas le croire. « Je devine le doute quand je nie… », explique, lucide, celui qui a démenti le 5 décembre devant l'Assemblée nationale détenir un compte en Suisse.
L'ancien ministre est-il (cette fois) sincère ? A-t-il préféré ne se souvenir de rien pour éviter de reconnaître un mensonge devant la commission d'enquête (ce qui est lourdement puni), ou encore pour ne pas embarrasser son ex-collègue Moscovici, mis en difficulté après le scandale ? Par plaisir de faire durer un peu plus le suspense autour de sa personne ? Pour se venger de François Hollande et Jean-Marc Ayrault ? Impossible à dire.
Reste que mardi soir, les socialistes ne cachaient pas leur désarroi. « C'est embêtant… », admet ce socialiste, troublé. « J'ai du mal à concevoir une telle différence entre les propos de M. Moscovici et vous », lance un jeune député PS, Pierre-Yves Le Borgn', à un Cahuzac de marbre, mâchoires serrées, regard de fer. Pour les socialistes, le trou de mémoire réel ou feint de Jérôme Cahuzac est en tout cas une sacrée anicroche : face à de telles divergences, il devient désormais compliqué de ne pas faire appel aux souvenirs des deux autres personnes présentes ce jour-là. En l'occurrence François Hollande – mais le chef de l'État ne peut être entendu par une commission d'enquête parlementaire… et Jean-Marc Ayrault. Une telle convocation serait forcément très « emblématique », s'inquiète un socialiste.
La semaine dernière, les membres PS de la commission d'enquête, majoritaires, avaient refusé lors d'un scrutin à huis clos la convocation, souhaitée par la droite, du premier ministre. Depuis mardi après-midi, l'opposition la réclame à nouveau, avec une insistance redoublée. « La vérité ne se vote pas, elle se construit », argumente l'UMP Philippe Houillon. « Il y a un élément de débat pour la commission… », admet le rapporteur PS Alain Claeys, semblant ne plus exclure tout à fait cette hypothèse (en des termes certes très sibyllins). Le sujet devrait être tranché ce mercredi en début d'après-midi, lors d'une réunion qui s'annonce houleuse.
La droite estime en effet crucial d'en savoir plus sur la réunion du 16. De toute évidence, la confirmation de la présence de Jérôme Cahuzac à cette réunion prouverait que la fameuse « muraille de Chine » érigée entre le ministre du budget et le ministre de l'économie tout au long de l'affaire avait du plomb dans l'aile, dès lors que le ministre a été informé du lancement d'une procédure en direction des autorités suisses.
Certains députés de l'opposition demandent même une confrontation entre Moscovici et Cahuzac, ou l'audition du secrétaire général de l'Élysée, Pierre-René Lemas. « À aucun moment il n'y a eu prise en défaut de la muraille de Chine car je n'étais pas au courant des questions posées » à la Suisse, assure Cahuzac. Qui avoue toutefois avoir tenté (sans succès) de les connaître en téléphonant un jour au directeur général des finances publiques, Bruno Bézard, chargé de la procédure...
Au contraire, les socialistes plaident pour arrêter les frais. « Il faut aller vite maintenant », argumente Cécile Untermaier, la vice-présidente de la commission. Pour la députée PS, « il y a toujours dans les commissions d'enquête des moments où le puzzle ne se reconstitue pas parfaitement ». Mais d'après elle, l'essentiel est ailleurs : « Qu'elle se soit tenue ou non, cette réunion du 16 janvier n'a pas eu d'incidence. La justice a de toute évidence bien fonctionné, dans un temps relativement court. » Autrement dit : la vérité a triomphé, ne coupons pas les cheveux en quatre et accommodons-nous de ce que Untermaier dépeint comme des « dysfonctionnements mineurs » à la tête de l'État. Dès lors, il n'est pas nécessaire selon elle d'auditionner Jean-Marc Ayrault. « Ce n'est pas la peine qu'il vienne », tranche-t-elle.
À l'entendre, l'audition du premier ministre ne permettrait pas d'en savoir beaucoup plus. Pourtant, de nombreuses zones d'ombre subsistent. Sur la réunion du 16, par exemple. Si elle a existé (ce dont beaucoup de membres de la commission d'enquête semblent persuadés) où s'est-elle tenue ? Dans Les Yeux dans les yeux, Charlotte Chaffanjon, qui a interrogé Ayrault et Hollande, évoque le bureau même du chef de l'État. Pierre Moscovici, lui, a parlé de la salle « attenante » à celle du conseil des ministres.
Deuxième question : Jérôme Cahuzac était-il présent ? Moscovici assure que oui. « À aucun moment je n'ai été informé de la demande », rétorque en revanche Jérôme Cahuzac, ce qu'il avait déjà dit le 26 juin. Cela dit, le même affirme que si cet « échange de mots » a eu lieu, ce dont il dit ne pas se souvenir, il était « peut-être à 2 ou 3 mètres », mais « n'est pas intervenu ». À quelques minutes d'intervalle, Cahuzac sert encore une autre version, qui ressemble fort à un gros tacle adressé à François Hollande et Jean-Marc Ayrault : « Je n'ai aucun souvenir, mais si j'ai participé à cette réunion du 16 janvier, la faute est celle de ceux qui m'y ont associé. » Bref : un vrai sac de nœuds.
Troisième incertitude : le déroulement précis des événements qui ont conduit au déclenchement d'une demande d'entraide fiscale. François Hollande en revendique la paternité, thèse validée ce mardi par Jérôme Cahuzac… alors que Pierre Moscovici a assuré la semaine dernière en avoir pris l'initiative.
Si on ajoute à cette série de questions le flou persistant autour de la parution dans le JDD des résultats de la réponse suisse (Ayrault comme Moscovici y voient une opération de com made in Euro RSCG, l'agence de Stéphane Fouks, l'intéressé dément, et Cahuzac assure, contre toute évidence, qu'il n'avait « aucun intérêt » à la faire fuiter), cela fait beaucoup d'interrogations qui restent sans réponse, alors que la commission est en train d'achever ses auditions.
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