Internet est-il le premier médecin de France ? La question, volontiers provocatrice, est loin d'être purement rhétorique : sept Français sur dix consulteraient internet pour y trouver de l'information médicale, selon une étude réalisée par la société Global conseil. L'usage est donc massif. Néanmoins, que le monde médical se rassure, les analyses démontrent également que la première source d'information fiable reste le médecin.
« Il faut, et c'est l'un des enjeux d'une relation plus concertée avec le patient, que la personne qui vient consulter ne se sente pas minuscule, assure le docteur Jacques Lucas, vice-président de l'Ordre national des médecins et passionné par la question. Internet peut participer à cela. Le deuxième avantage, c'est qu'internet permet de dépasser cette forme de sidération intellectuelle qui saisit le patient lorsque l'on annonce un diagnostic. Je ne crois pas que le malade va aller sur le web pour simplement vérifier les dires du médecin, mais bien pour assimiler, digérer, à son rythme, les informations qui viennent de lui être livrées. »
Marie-Thérèse Giorgio fait à peu près la même analyse. Cette médecin du travail, qui tient le blog Atout santé, est également présidente de l'association des Médecins maîtres toile, qui rassemble des dizaines de professionnels de santé présents sur internet et soucieux de développer les nouvelles technologies numériques au profit des patients. « Les personnes qui viennent en consultation n'osent pas dire qu'elles sont allées sur internet avant de venir, elles ont peur de notre réaction… Mais au contraire, ça nous permet de valider des hypothèses ou de détricoter certains raisonnements hasardeux. »
Mais là encore, cela suppose de concéder un peu de son autorité, et de revoir la nature du lien qui unit le professionnel et celui qui vient consulter. « N'oublions pas que pour nous aussi, médecins, le web est un outil extraordinaire, s'enthousiasme Marie-Thérèse Giorgio. Moi-même, en consultation, quand j'ai un doute, je fais trois clics pour vérifier une information et je le fais sans me cacher du patient. Mais ça suppose d'y voir clair quant à la qualité des sites santé. » Selon le baromètre Web et santéréalisé l'an dernier par deux organismes privés, Hopscotch et Listening Pharma, 96 % des médecins interrogés consultaient internet et notamment Google au cours de leur exercice professionnel, quitte à choquer certains patients.
C'est le principal écueil : devant la profusion d'informations disponibles sur le net, comment différencier un charlatan d'un professionnel sérieux ? Faut-il faire confiance aux témoignages qui pullulent sur les forums ? Quelle place pour les médecines alternatives face aux sites officiels ? En France, le principal bouc émissaire est propriété de Lagardère et s'appelle Doctissimo. Le site, extrêmement bien référencé sur les moteurs de recherche, permet de tout savoir sur un bouton de fièvre naissant, une angine, un cancer du colon… Le rédactionnel, réalisé par des médecins et des journalistes, est d'ailleurs plutôt de bonne qualité. Seul hic, la distinction parfois difficile entre la publicité omniprésente sur le site et le contenu, ainsi que la faible modération des forums, qui peuvent sur certains sujets s'apparenter à des puits sans fond de contre-vérités.
Outre Doctissimo, l'encyclopédie collaborative Wikipédia distille également de l'information médicale, tout comme le magazine Top Santé, entre deux pop-up publicitaires, ou Eurekasanté, propriété du Vidal, alors qu'Au Féminin.com conseille les futures mères et actuelles mamans sur les maladies relatives à la grossesse ou les otites des enfants… Sans compter les blogs gérés par des individus plus ou moins militants, les sites tenus par des associations de patients ou par l'industrie pharmaceutique, ainsi que les innombrables espaces de discussion via les réseaux sociaux. Toujours selon le baromètre Web et santé, 78 % des contenus santé seraient générés par les internautes, majoritairement sur Facebook. Dans ce capharnaüm, quelle place pour les informations dispensées par la sécurité sociale via Ameli.fr, ou pour le site de la Haute autorité de santé, longtemps « aussi gai que celui de l'Observatore romano », se gausse un médecin ?
Surtout, comment analyser la véritable incidence que peut avoir la consultation du web sur la santé de la population ? En 2012, la baisse importante des ventes de vaccins, notamment pédiatriques, est attribuée en partie à la controverse virulente qui sévit à ce sujet sur le net, terrain privilégié des détracteurs de la couverture vaccinale à la française. Mais la toile n'est souvent que le reflet, certes amplifié, de polémiques bien réelles, qui vont de la remise en cause des traitements anti-cholestérol aux bienfaits de la médecine chinoise, homéopathique ou naturelle. Ainsi, les effets indésirables du Mediator circulaient sur internet bien avant que le scandale n'éclate dans les médias spécialisés puis grand public.
« Le danger, c'est que les gens changent leur traitement, ou arrêtent de prendre tel ou tel médicament, après avoir fait un tour sur le web, s'alarme malgré tout Célia Boyer, directrice de l'association suisse Health on net (HON), chargée de certifier des sites santé. Internet est une caisse de résonance pour les discours les plus dogmatiques, c'est donc un endroit qui suppose un minimum de régulation et de contrôle. » HON œuvre depuis 1996, les prémices d'internet, pour apposer son label sur les sites qu'elle juge « transparents » : sont donc certifiés ceux qui affichent leur mode de financement, l'objectif poursuivi, des mentions légales claires, le respect de la relation patient-médecin, l'indication des sources…
L'organisme a d'ailleurs collaboré avec la Haute autorité de santé de 2007 à 2013, jusqu'à ce que des voix s'élèvent contre l'inadéquation de la démarche. « Avec la certification, on contrôle les procédures, mais pas le contenu !, s'inquiète Jacques Lucas, de l'Ordre national des médecins. Moi je dis à mes collègues de ne pas se désespérer avec internet, car on voit aussi de tout dans les livres ! Le mieux est de produire un bruit de fond qui soit fiable. Et la meilleure façon d'y arriver, c'est que les médecins produisent eux-mêmes de l'information. »
→ Jacques Lucas :
« Il ne s'agit pas uniquement de produire une information officielle, cela peut passer par des organes turbulents, dans le cadre de la démocratie sanitaire. »
Plusieurs pistes sont envisagées : d'abord une sorte de portail de santé, chapeauté par la puissance publique, qui pourrait délivrer des réponses aux questions les plus fréquentes des internautes, éventuellement par spécialité. C'est déjà en partie l'ambition du site medicaments.gouv.fr, lancé par Marisol Touraine, qui a pour ambition de répondre à certaines angoisses des usagers de la santé. Et ce n'est pas un hasard si les deux « focus médicaments » portent sur les contraceptifs oraux et les benzodiazépines, actuellement sous le feu des critiques… Ensuite, une véritable éducation à l'usage médical d'internet, pour différencier un site publicitaire d'un site d'information, savoir prendre de la distance entre un témoignage et son propre cas, apprendre à multiplier les sources. Enfin, il s'agit de se servir du « capital confiance » dont disposent toujours les médecins pour les inciter à se lancer sur le net.
C'est tout l'objectif des Médecins maîtres-toile : « Avoir un vrai site de contenu, que l'on alimente régulièrement, répondre aux commentaires, c'est un truc de passionné, estime Marie-Thérèse Giorgio, qui y passe quatre heures par jour, en plus de son activité médicale. Mais le patient pourrait consulter le site personnel de son médecin, même simplifié, qui en profiterait pour faire passer des messages de santé publique, ou orienter vers d'autres sites de qualité. Les gens vont sur internet le plus souvent pour de la “bobologie”… Utilisons cet outil formidable pour désengorger les services de soins qui sont largement saturés ! »
Le « e-médecin », prescripteur d'information... L'idée commence également à faire son chemin au sein de l'Ordre national, qui hésite encore sur le modèle à adopter : « Il nous faut une charte déontologique, un cadre, pour notamment distinguer les blogs d'opinion, légitimes, des sites professionnels, qui renseigneraient sur le médecin, sa pratique, et donneraient éventuellement des informations d'ordre médical. Je crois personnellement qu'il faut s'engager dans le numérique, mais jusqu'où aller ? » Les médecins devraient peut-être accélérer leur réflexion, car ce marché aiguise tous les appétits : ainsi, le grand laboratoire pharmaceutique MSD, via sa plateforme Docvadis, propose déjà des microsites clés en main aux médecins.
Tout le débat repose donc sur la possibilité de se repérer dans la jungle d'internet. C'est d'ailleurs l'ambition affichée du « dot health », le « point santé », qui permettrait à des noms de domaines d'être référencés comme des sites de qualité. L'actuel propriétaire de ce fameux .health est l'Internet corporation for assigned names and numbers (Icann), organisme non lucratif américain qui coordonne depuis 1998 l’attribution des noms de domaines mais aussi la création de nouvelles extensions, telles que .asia, .travel, ou encore .shop… Le risque est pourtant élevé que le .health soit racheté par une société privée, qui le revendrait ensuite au plus offrant, faisant fi d'une quelconque volonté de référencement selon l'intérêt général. D'après Célia Boyer, directrice de HON, le ticket d'entrée pour l'achat du .health s'élèverait déjà autour de 100 000 dollars (voir ici la lettre envoyée à l'Icann en décembre dernier). Trop cher pour les ONG partisanes d'une régulation, et qui espèrent trouver le moyen de conserver la main sur le nom de domaine.
L'ouverture des données médicales est également au cœur des enjeux de la démocratie sanitaire, versant numérique. La question porte actuellement sur l'utilisation, plus ou moins large, de la base du Système national d'information inter-régimes de l'assurance maladie (Sniiram), qui rassemble, par le biais des feuilles de soins, des informations ultra-précises sur l'état de santé et la consommation médicamenteuse des Français. Cet incroyable réservoir de données sanitaires est, depuis un arrêté du 19 juillet 2013, accessible à l'Institut de veille sanitaire, la Haute autorité de santé, ainsi que, dans une moindre mesure, à l'Agence de biomédecine.
Mais par souci de confidentialité et par crainte de voir les industriels exploiter ces informations, les données restent réservées à des structures étatiques. Pour Xavier Rey-Coquais, coordinateur d'Actif santé qui milite dans le domaine du sida, « tout le monde » devrait avoir accès à des données statistiques anonymes les plus larges possibles, notamment dans le domaine de la recherche. À condition que tous les acteurs jouent le jeu de l'open-data, et pas seulement l'assurance maladie.
→ Xavier Rey-Coquais :
« Avant, personne ne déclarait les essais thérapeutiques. Mais il faut aussi publier les données, et pas seulement les résumés. »
Les voix s'élèvent ici ou là pour plus d’ouverture, notamment via l’initiative Transparence santé, issue de la société civile, qui dénonce une forme d'OPA sur l'open-data… Pour l'instant, rien n'a changé, malgré le débat lancé officiellement par le ministère de la santé en novembre dernier.
Prochain volet : « Entendre ceux que l'on n'écoute plus »
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