Sur la forme, la photo de famille fut un succès. Marine Le Pen a tenu une conférence de presse victorieuse, mercredi, à Bruxelles, flanquée de Geert Wilders, son allié néerlandais du PVV, et d'autres responsables européens – issus du FPÖ autrichien, du Vlaams Belang belge et de la Ligue du Nord italienne (écouter l'intégralité ici). Devant une salle de presse débordant de journalistes français et étrangers, la patronne du FN a assuré n’avoir « absolument aucune inquiétude » sur la constitution de son groupe, s'imaginant déjà à la tête de la seule force, en Europe, capable de contrer cette « oligarchie qui a peur des peuples ».
Sur le fond, le bilan est plus mitigé. Le Front national doit, pour former un groupe politique au sein du parlement, s'allier au moins à six autres partis, issus d'États membres différents. Il en manque toujours deux au compteur, et Marine Le Pen a jusqu'au 24 juin pour y parvenir. Mercredi, elle a refusé d'en dire davantage sur l'avancée des négociations : « Les combinaisons possibles sont considérables, nous n'allons pas évoquer devant vous ces pistes (…), cela exige de la discrétion », a-t-elle éludé.
L'affaire est loin d'être réglée, mais pose d'abord une question de fond : pourquoi donc Marine Le Pen s'obstine-t-elle à vouloir former un groupe politique à Strasbourg ? Elle siégeait, jusqu'à présent, parmi les « non inscrits », un choix qui peut paraître cohérent avec le projet souverainiste qu'elle défend, en rupture avec l'Union. Après tout, elle n'a de cesse, depuis des années, de critiquer les institutions européennes, à commencer par le parlement. Pourquoi, soudainement, vouloir jouer le jeu des groupes politiques internes à l'institution ?
Officiellement, la patronne du FN affiche un objectif politique : renforcer son influence au sein de l'hémicycle. N'en déplaise à Marine Le Pen, les rapports de force, au sein du prochain parlement, ne tournent pas à son avantage. Le FN a beau afficher une ascension fulgurante, passant de 3 à 24 élus d'un mandat à l'autre, cela reste modeste à l'échelle du parlement tout entier (751 eurodéputés). Et même si la leader frontiste parvient à constituer un groupe doté d'une quarantaine d'élus, il ne s'agirait que de la sixième ou septième formation de l'hémicycle, loin derrière les conservateurs (estimés à 214 élus), les socialistes (191), mais aussi les libéraux, les verts, les gauches de la GUE, ou encore les eurosceptiques tendance David Cameron, le premier ministre britannique.
Adossé à un groupe, le FN pourrait tout de même plus facilement déposer des amendements sur les textes en discussions, ou même rédiger des rapports. Leur président de groupe aura son mot à dire au sein de la conférence des présidents, une réunion hebdomadaire stratégique qui fixe l'agenda de l'hémicycle. Le groupe devrait aussi obtenir au moins l'une des 22 présidences de commissions thématiques, au sein du parlement – ces postes stratégiques seront répartis début juillet, selon la méthode d'Hondt, et les élus « non inscrits » ne peuvent y prétendre.
- L'intérêt financier d'un groupe au parlement
Mais ce n'est pas tout. Si Marine Le Pen se montre si pressante pour constituer ce groupe à Strasbourg, c'est pour une autre raison, qu'elle s'est bien gardée de mentionner lors de sa conférence de presse : l'opération pourrait aussi se révéler juteuse, d'un strict point de vue financier. Car chaque groupe touche des subventions versées par le parlement.
Une enveloppe globale est ainsi distribuée chaque année aux groupes politiques pour assurer leur fonctionnement. En 2013, ils sont sept à s'être partagé 57 millions d'euros. Cette année, la ligne budgétaire s'établit à 59,8 millions d'euros. Ils pourraient donc être huit à en profiter. Comment s'effectue la répartition ? En fonction du nombre d'élus, bien sûr, mais aussi selon le nombre de langues parlées au sein du groupe. Un groupe constitué du socle des 24 élus FN pourrait donc prétendre à quelques millions d'euros de subventions par an.
Officiellement, cet argent doit couvrir les « frais d'administration et de fonctionnement » (secrétaires, conseillers politiques, etc.), mais aussi les « dépenses destinées aux activités politiques et aux informations liées à l'actualité de l'Union ». En clair, un budget est prévu pour organiser colloques et conférences, et éditer des brochures, frais de traduction compris. Par contre, il est interdit d'utiliser cet argent pour, par exemple, financer des campagnes – européennes ou nationales.
La constitution d'un groupe devrait avoir un autre effet : augmenter mécaniquement les subventions versées, toujours par le parlement, au parti européen qui y correspond. Marine Le Pen est ainsi la vice-présidente d'une formation méconnue, l'Alliance européenne pour la liberté (ALE), aux côtés, par exemple, de Godfrey Bloom, un ancien du « UKIP » britannique devenu indépendant. Cette formation basée à Malte, où l'on retrouve le PVV néerlandais et le FPÖ autrichien, devait toucher 385 000 euros de subventions sur l'année 2013. Elle devrait voir ses subventions grimper en 2014 et 2015.
Si la présidente du FN ne parvient pas à constituer un groupe autonome, sa victoire électorale du 25 mai reste tout de même une bonne affaire budgétaire pour son parti. Car ce sont 24 députés frontistes qui toucheront chacun 10 500 euros net par mois (un salaire de 6 200 euros net et une indemnité de frais généraux de 4 299 euros), mais aussi une enveloppe maximale de 21 000 euros chacun pour rémunérer leurs assistants chaque mois. En tout, ce serait – au moins – 80 personnes qui pourraient obtenir un salaire rémunéré pendant cinq ans, via le parlement.
- Des moyens qui profiteront au premier cercle lepéniste
Qui profitera précisément de cette manne financière ? D'abord le premier cercle lepéniste (cadres dirigeants, historiques du FN, et certains de leurs proches), surreprésenté parmi les 24 eurodéputés frontistes.
Marine Le Pen a propulsé au parlement une grande partie de sa direction : ses trois vice-présidents (Louis Aliot, Florian Philippot, Jean-François Jalkh), son secrétaire général Steeve Briois et son adjoint, Nicolas Bay, Jean-Marie Le Pen le « président d'honneur » du parti, deux conseillers clés (Aymeric Chauprade et Bernard Monot), et Dominique Martin, cadre dirigeant, successivement directeur de campagne de Jean-Marie et Marine Le Pen. On trouve également des historiques du FN, comme Bruno Gollnisch, Mireille d'Ornano, candidate frontiste depuis les années 1980, Marie-Christine Boutonnet, adhérente depuis 1979, ou Joëlle Mélin.
Y figurent aussi des proches de dirigeants frontistes : Dominique Bilde, la mère de Bruno Bilde, proche conseiller de Marine Le Pen ; Mylène Troszczynski, la belle-fille de Michel Guiniot, cadre historique du FN. L'assistante juridique du parti, Nathalie Betegnies, en quatrième position en Île-de-France, n'a finalement pas réussi à être élue, à la différence de Sylvie Goddyn, membre du Comité central du FN, présentée comme « assistante parlementaire européenne ».
Marine Le Pen s'était arrangée avec le bureau politique du FN pour prendre elle-même en main la constitution des listes. Pour caser ses fidèles, elle n’a pas hésité à s’affranchir de la parité (en faisant démissionner deux élues pour laisser la place à des hommes), de la loi sur le non-cumul des mandats (Steeve Briois, nouveau maire d’Hénin-Beaumont, élu eurodéputé, devra choisir d'ici l'application de la loi en 2017) ou à installer des parachutés (comme Édouard Ferrand, conseiller régional de Bourgogne élu dans le Sud-Ouest, ou Jean-Luc Schaffhauser, candidat aux municipales à Strasbourg élu en Île-de-France).
À ces 24 élus, il faut ajouter les nombreux assistants parlementaires (« accrédités » ou « locaux ») qu'ils pourront embaucher avec leur enveloppe de 21 000 euros. Comme Mediapart l’a démontré dans cette enquête, le FN est passé maître dans l’art de l’optimisation de cette manne bruxelloise, qui lui a permis lors de la dernière mandature de rémunérer en partie plusieurs cadres frontistes.
Marine Le Pen avait ainsi salarié, pendant la campagne de 2012, ses deux vice-présidents – Louis Aliot (son compagnon) et Florian Philippot –, qui étaient simultanément ses directeurs de campagne à la présidentielle et les porte-parole du parti aux législatives. Jean-Marie Le Pen a, lui, embauché comme assistants « locaux » sa secrétaire personnelle à Montretout Micheline Bruna (qui figurait l'année dernière parmi les assistants « locaux » d’un autre député FN, Bruno Gollnisch), son assistant personnel Gérald Gérin, le vice-président du FN Jean-François Jalkh, et Julien Sanchez, nouveau maire de Beaucaire, qui fut jusqu'à son élection un cadre du service presse du parti. On retrouve une grande partie de ces proches des Le Pen dans les micro-partis de la famille, comme secrétaires généraux ou trésoriers (lire nos articles ici et là).
Le règlement du parlement interdisant depuis 2009 l'embauche d'un membre de sa famille, les Le Pen ne pouvaient pas recruter comme assistante parlementaire Yann Maréchal, sœur de Marine Le Pen, à la tête de la direction des grandes manifestations du FN. C'est donc parmi les assistants « locaux » de Bruno Gollnisch qu'elle figure.
Une manière pour le Front national, longtemps en difficultés financières, de soulager ses finances. À la suite de ses législatives ratées en 2007 (qui avaient entraîné la réduction de sa subvention publique de 4,5 millions à 1,8 million d’euros), et après un coûteux conflit avec son imprimeur (qui réclamait ses 7 millions d’euros prêtés au parti), le FN avait accumulé, en 2010, une dette colossale de près de 10 millions d’euros. Les micro-partis des Le Pen (Cotelec et Jeanne) et la vente du « Paquebot », son siège historique, lui avaient permis de se maintenir la tête hors de l’eau jusqu'aux législatives de 2012, où il a pu se renflouer.
- L'équilibre précaire du groupe de Le Pen
Marine Le Pen parviendra-t-elle à former un groupe pour toucher le jackpot ? La présidente du FN s’est lancée dans une bataille des recrutements avec l'UKIP de Nigel Farage, qui veut de son côté conserver son groupe, l’EFD (Europe libertés démocratie). Elle est assurée du soutien de quatre partis : le FPÖ autrichien, le Vlaams Belang belge, le PVV néerlandais et la Ligue du Nord italienne – soit d'ores et déjà 38 élus. Il manque donc encore deux délégations nationales.
Mais entre ceux qui refusent de s’afficher avec un FN qu’ils jugent trop extrémiste (voire « antisémite », aux yeux du UKIP et de l’extrême droite danoise), et ceux avec qui Marine Le Pen refuse de s’allier (les néo-nazis grecs d’Aube dorée, le Jobbik en Hongrie, Ataka en Bulgarie), la tâche est difficile.
Plutôt proches du FN, les Démocrates de Suède (SD) hésitent encore. L’annonce d’une coalition européenne entre leur organisation jeunesse et ses homologues du FN, du Vlaams Belang et du FPÖ avait suscité des remous jusque dans leur parti. Le secrétaire du SD a reconnu qu'il y avait un « fort risque » que son parti rejoigne finalement l’UKIP, qui a lui aussi remporté 24 sièges. Lors de sa conférence de presse, la présidente du FN a entretenu le suspense : « Les démocrates suédois, pour l'instant, n'ont absolument pas indiqué leur volonté de rejoindre le groupe de Farage. »
Le Front national explique qu’il mise sur des pays « de l’Europe centrale et orientale » , mais sans dire lesquels. Marine Le Pen pourrait regarder du côté du parti europhobe polonais KNP (4 élus), ou choisir de s’allier avec le parti Ordre et Justice du Lituanien Rolandas Paksas. Quitte à s’affranchir des casseroles de cet ancien président de la Lituanie, destitué à vie en 2004, à cause de son implication dans de nombreuses affaires de corruption. Mais la position pro-russe de Marine Le Pen pourrait gêner ces deux partis nationalistes plutôt hostiles à Moscou.
La leader frontiste sait que l’équilibre d’un tel groupe est précaire, où chaque ralliement peut faire fuir l’un de ses soutiens. L’arrivée des Lituaniens compliquerait l'entrée des Polonais dans le collectif, pour des raisons historiques. « Tout ce qui est trop extrême peut chasser le PVV de Wilders », commente aussi un observateur au parlement européen.
Derrière la difficulté à constituer cette alliance europhobe, une autre question se pose déjà : comment un groupe si hétéroclite pourrait-il tenir cinq années ? Si l'on en croit une étude de l'ONG Votewatch sur le mandat qui vient de s'écouler, « les élus eurosceptiques et d'extrême droite ont voté de façon identique dans 50 % des cas ». Et le FN et le PVV, rarement d'accord sur les questions économiques, ont voté l'un contre l'autre dans 49 % des cas !
Les frontistes ont d’ailleurs encore en tête le souvenir de l'expérience désastreuse du collectif Identité, tradition, souveraineté (ITS), créé en janvier 2007 et présidé par Bruno Gollnisch. Le groupe n’avait pas duré plus de dix mois. La défection de cinq eurodéputés de « La grande Roumanie », provoquée par une sortie d'Alessandra Mussolini, l'une des figures du groupe, qui avait qualifié tous les Roumains de « délinquants », avait fait passer le nombre d'élus sous le seuil fatidique. À l'époque, l'annonce de la dissolution du groupe avait provoqué une salve d'applaudissements en séance plénière, à Strasbourg.
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