Née le 12 novembre 1926, Christine Daure a d’emblée grandi avec la Résistance. Son père, le physicien Pierre Daure (1892-1966), recteur de l’université de Caen révoqué par Vichy, fut, le 10 juillet 1944, le premier préfet nommé par le général de Gaulle dans le premier département libéré, le Calvados. Son oncle maternel, le diplomate François Coulet (1906-1984), rejoignit la France Libre et fut nommé, dès le 12 juin 1944, Commissaire de la République pour la Normandie. Cette empreinte de fière liberté ne la quittera jamais, accompagnée par les souvenirs d’une adolescence vécue dans le refus de l’ordre établi pétainiste, tissée du côtoiement des dissidents, réfractaires et clandestins.
Elle s’en souviendra quand, devenue professeur d’histoire et géographie, elle part en 1962 enseigner au Maroc. Tombée sous le charme du pays, elle en épouse les résistances et les espérances, face à la monarchie absolue de Hassan II. Au début des années soixante-dix, elle accepte de cacher l’homme qui dit non à ce roi despote, le clandestin Abraham Serfaty. En vain. Il est arrêté, torturé, condamné. Elle est inquiétée, interrogée, expulsée. Dès lors, séparés, éloignés, ils mènent un combat commun pour les droits humains. En 1986, Christine obtient de pouvoir visiter Abraham en prison, à condition de l’épouser, devenant désormais Christine Daure-Serfaty. Abraham restera dix-sept ans prisonnier du roi, jusqu’à sa libération en 1991, accompagnée de son expulsion de son propre pays, auquel il ne pourra revenir qu’à la mort de Hassan II, en 1999.
Mais, loin de se battre pour le seul Abraham, Christine en fit le symbole d’un combat général pour les prisonniers et disparus du régime chérifien, contre ses injustices et ses cachots. Auteur en 1986 sous le pseudonyme de Claude Ariam (afin de pouvoir continuer à se rendre dans le pays) d’un Rencontres avec le Maroc (La Découverte), elle fut la complice secrète du coup de tonnerre éditorial de Gilles Perrault, Notre ami le Roi (Gallimard), dont la parution, en 1990, ébranla le règne de Hassan II jusque dans ses fondations, semant la panique parmi les courtisans et les affidés. Une brèche était enfin ouverte dans le mur du silence qui, en France même, protégeait de ses lâchetés et de ses complaisances un régime indéfendable.
S’y engouffrant, Christine Daure-Serfaty n’eut de cesse de révéler au grand jour, pour obtenir la libération de ses survivants, l’histoire si cruelle qu’elle en paraissait incroyable du bagne de Tazmamart, cette prison de la mort où, pendant dix-huit ans, des hommes vécurent l’enfer pour assouvir la vengeance d’un seul, le Roi. Dans un livre paru chez Stock en 1992, elle raconta son enquête minutieuse pour réussir à localiser et à dévoiler ce trou noir du pouvoir absolu, hantée par cette horreur dès qu’elle en reçut les premiers témoignages. « Tazmamart, écrivait-elle, m’a habitée, envahie si longtemps. Tout au fond, il rejoignait le cauchemar qu’ont fait tous les enfants : seuls dans le noir, enfermés, ils appellent leur mère et personne ne vient car personne ne les entend. »
En 1993, dans leur exil parisien, Abraham et Christine publièrent un livre à deux voix, d’infini respect mutuel, La Mémoire de l’autre (Stock). C’est un magnifique récit entrecroisé de deux vies parallèles et mêlées, partagées entre des identités plurielles : celle d’Abraham qui, juif du monde arabe, se voulut toujours « arabe juif » ; celle de Christine dont la culture protestante façonnée aux idéaux de la Résistance retrouvait dans l’aventure marocaine une exigence éthique que la France lui semblait avoir désertée. Deux libertés, celle d’une femme rebelle au pouvoir des hommes, celle d’un homme rebelle au pouvoir d’un roi, qui se rejoignaient, en ces temps déjà obscurcis d’intolérance et d’exclusion, pour nous inviter à combattre l’indifférence.
D’une curiosité infatigable et d’une imagination généreuse, Christine fut aussi l’auteur d’un essai sur la Mauritanie (L’Harmattan, 1993) et d’un roman, La Femme d’Ijoukak (Stock, 1997). Un an après leur retour commun au pays d’Abraham qu’elle avait aussi fait sien, elle en fit le récit dans une Lettre du Maroc (Stock, 2000) où elle s’interrogeait, entre optimisme et prudence, sur la page qui se tournait et, surtout, qui allait s’écrire avec l’avènement du nouveau roi, fils du précédent, Mohammed VI. Page qu’elle accompagna de ses combats inlassables, avec toujours la même boussole : le souci des autres, et parmi ces autres, des plus oubliés. Page que le peuple marocain continue d’écrire, cahin-caha, face à un système monarchique, celui du Makhzen, pour l’essentiel inchangé.
Pour saluer cette résistante, dont ce qui précède ne dit que la trame d’une vie à part, infiniment riche et immensément courageuse, et pour associer son souvenir à celui d’Abraham, disparu en 2010, je republie ici la préface qu’elle m’avait demandée pour sa Lettre du Maroc. Datée du 26 mars 2000, elle les fait vivre au présent, laissant cette trace ineffaçable de celles et ceux qui luttent, inlassablement. À travers l’exemple de Christine, elle rendait hommage aux femmes qui savent dire non, et d’abord dire non à l’éternité illusoire de la domination masculine. En la lisant, vous comprendrez que Christine Daure-Serfaty fut une amie chère qui a beaucoup compté – et c’est peu dire. J’écris ces mots en pensant à ses nombreux amis et proches, au Maroc et en France, et à ses trois enfants, Christophe, Lise et Lucile, que je salue chaleureusement ainsi que leurs propres enfants, les petits-enfants de celle que nous aimions appeler avec tendresse la reine Christine.
- Préface à la Lettre du Maroc, Christine Daure-Serfaty (Stock, 2000)
J’ai lu, un jour, qu’il n’y avait pas de coup de foudre de l’amitié.
C’était, en 1993, sous la plume de ce grand silencieux de Maurice Blanchot. Depuis l’infini secret où il se tient, l’écrivain s’attachait à démentir Montaigne dont les considérations sur sa soudaine affection pour La Boétie (« Parce que c’était lui ; parce que c’était moi ») l’avaient, confiait-il, « moins ému que heurté ». « Il n’y a pas de coup de foudre de l’amitié, plutôt un peu à peu, un lent travail du temps, rétorquait Blanchot. On était amis et on ne le savait pas. »
C’est évidemment en hommage à un ami, Dionys Mascolo, qu’ont été écrites ces lignes, en ouverture d’un ultime recueil des écrits de l’ancien compagnon de Marguerite Duras. Éloge d’une discrétion et d’une réserve plus fidèles et plus loyales que bien des effusions, ce texte (ce « prétexte », dit Blanchot) nous rend témoins d’une muette camaraderie où s’entremêlent politique et écriture, tissée d’engagements et de refus, de silencieuses colères et d’évidentes résistances, sous l’Occupation et pendant la guerre d’Algérie notamment. Cette préface au dernier livre de Mascolo, À la recherche d’un communisme de pensée, Blanchot l’a tout simplement intitulée Pour l’amitié.
D’une préface l’autre, j’écris aussi pour l’amitié – non par amitié, mais pour la pensée de l’amitié – et je voudrais pourtant le démentir.
Car ce coup de foudre de l’amitié, je l’ai vu dans les yeux de Nicole, un petit matin de 1976 ou de 1977. Je ne me souviens plus de la date exacte, ni des couleurs ou des mots. Mais j’ai gardé intact le souvenir de son regard, comme d’un vif éclat de lumière, et du bruit inhabituel qui l’accompagnait en arrière-fond : ses paroles non seulement enthousiastes, mais surtout étonnées de l’être si vite, sans prudence ni distance. Rentrée à pas d’heure après un morceau de nuit passé à parler avec une inconnue, brusquement débarrassée de cette réserve d’apparence qui la protège d’ordinaire, elle était littéralement saisie d’amitié.
Nicole Lapierre, la femme que j’aime, venait de faire la connaissance de Christine Daure, qui n’était pas encore Daure-Serfaty. De Christine, de sa lumière, et, à distance, d’Abraham qui, depuis près de trois ans déjà et pour encore quatorze ans, était condamné à l’ombre des cachots d’un monarque de droit divin.
Je ne suis ici qu’un témoin. Le témoin d’un complot de femmes. D’un complot admirable. D’un de ces complots contre lesquels les États et les Rois, les Princes et les Ministres ne peuvent rien : un complot d’amitié.
De ce complot amical et artisanal, le premier indice est un petit cahier imprimé. Il s’agit du numéro un d’une éphémère publication féministe, La Revue d’en face, paru en mai 1977. Mai 68 allait sur ses dix ans, le désenchantement rôdait et cette « revue de politique féministe », entendait rien moins qu’inventer une politique « faite autre », vaste programme que toutes les « autres politiques » passées et à venir des partis n’épuiseront jamais… Cette première livraison de La Revue d’en face est ornée en couverture d’un dessin de la peintre marocaine Chaïbia. Et elle contient, à la rubrique « Terre des femmes », un article sur « La libération des femmes dans le désert », autour du combat des femmes sahraouies. Nicole en est l’auteur, mais sa signature est suivie d’un mystérieux « et CJ », qui désigne en fait notre Christine – alors Jouvin, du nom de son deuxième époux.
Ce « CJ », ces deux initiales sont la plus lointaine trace écrite témoignant du début d’une amitié qui nous fit, peut-être, meilleurs que nous ne sommes. Je veux dire par là d’une amitié qui fut aussi d’humanité.
Le coup de foudre eut donc lieu à l’occasion d’un rendez-vous pris par Nicole pour compléter les informations qu’elle avait rapportées d’un voyage dans les camps sahraouis. Ou pour préparer ledit voyage, je ne sais plus trop dans quel ordre. Christine avait été expulsée du Maroc en août 1976, après trois mois de garde à vue à domicile et une cinquantaine d’interrogatoires, pour avoir caché Abraham dont l’organisation avait notamment commis le crime de défendre le droit à l’autodétermination de l’ex-Sahara espagnol. Elles ont donc parlé du désert, des femmes, de la politique, des hommes, et, depuis, cette conversation se poursuit toujours.
Témoin de leur complicité, je devins inévitablement leur complice.
Dans cette (petite) histoire d’une (grande) cause, où se mêlent la liberté, les libertés et des libérations – autrement dit un principe, des droits et des hommes – et où j’ai joué modestement les passeurs, on ne dira sans doute jamais assez la résistance inlassable des femmes face à ce concentré de pouvoir masculin que fut le règne de Sa Majesté Hassan II. Des femmes et, plus précisément, de celle-ci : Christine Daure-Serfaty. Et si j’ai aujourd’hui la joie et l’honneur d’écrire la préface de cette Lettre du Maroc, c’est parce que l’arme secrète de cette résistante fut l’écriture.
Ce secret-là en effet n’a plus lieu d’être : l’aboutissement de notre complot d’amitié fut un livre. Un livre contre un roi. Un livre pensé comme une machine infernale. Un livre qui ferait bien plus que du bruit : un livre qui imposerait le silence au monarque absolu. Un livre sacrilège et bienfaiteur. Un livre qui, dans cette transgression même, serait une preuve d’amour pour le Maroc et son peuple.
Ce sera Notre ami le roi en 1990, et ce fut leur idée, à Nicole et à Christine.
Dirigeant à l’époque une collection aux éditions Gallimard, je rêvais d’un ouvrage recensant nos lâchetés françaises à l’égard du peuple marocain. Nulle n’était mieux armée pour l’écrire que Christine qui, dans son combat pour les disparus et les prisonniers, les morts vivants de Tazmamart et les torturés de Kenitra, avait arpenté sans relâche le dédale des compromissions et des corruptions, s’informant et se renseignant, cherchant des failles, ouvrant des brèches, se glissant dans les interstices, fussent-ils les plus infimes, faisant pression et faisant impression avec son air candide, son regard clair et sa voix douce qui cachent pourtant une détermination entière, si fraîche et si pure qu’elle en paraît adolescente.
Mais, sauf à perdre l’essentiel, Christine ne pouvait s’exposer : en 1986, après dix ans d’interdiction, elle avait enfin été autorisée à revenir au Maroc, avait épousé en prison Abraham et, depuis, le visitait régulièrement ainsi que ses codétenus. Commença alors un drôle de jeu où Christine, qui n’avait évidemment rien offert ou garanti en échange de ce droit élémentaire, savait en même temps que son exercice dépendait du bon vouloir d’Hassan II. Il fallait donc ruser, sauver les apparences, multiplier les précautions, militer encore plus en secret et en confidence qu’auparavant. De fait, le premier livre de Christine, Rencontres avec le Maroc, paraîtra dès lors sous un pseudonyme, Claude Ariam.
Notre complot d’amitié manquait de bras. Il fallait élargir le cercle. Trouver un nom, un compagnon, un conjuré.
Nous ne nous sommes pas trompés : en ces matières, Gilles Perrault vaut à lui seul une armée. Mais c’est encore peu dire : dans l’offensive qui suivit, Gilles finit par jouer tous les rôles, général et soldat, état-major et infanterie, aviation et artillerie. Sans lui, sans son talent d’écrivain, son dévouement militant, sa ténacité guerrière, jamais conspiration aussi artisanale n’aurait pu ébranler à ce point le règne d’Hassan II.
C’est Nicole qui, un jour de gamberge, lança le nom de l’auteur de L’Orchestre rouge, ce monument érigé en mémoire d’une Résistance internationaliste, sans patrie ni frontières. Christine confirma l’intérêt soutenu de Gilles pour la cause du peuple marocain : pétitions ou souscriptions, il répondait toujours et, fort discrètement, entretenait une correspondance suivie avec un compagnon d’Abraham, détenu à Kenitra. Je fus donc missionné auprès du grand écrivain, muni d’un seul argument de mon cru, le titre de cet ouvrage à venir, ce « Notre ami le roi », qui, comme par miracle, emporta les ultimes défenses de Gilles, le temps d’un voyage en train de Caen à Paris.
La suite appartient à Christine et Gilles.
Forçat de l’écriture, bloc de discipline, roc d’exigence, l’écrivain était à son affaire. Notes, informations, documentation, vérifications, témoignages, Christine lui fournissait la matière première qu’il allait ensuite subvertir, sculpter et mettre en scène, avec cette musique, cette clarté et ce rythme qui ne sont qu’à lui. Tel fut le secret de fabrication de Notre ami le roi, notre secret d’amitié qu’élégamment Gilles laissera filtrer, en 1992, lors de la réédition en collection de poche après que le livre eut fait son office : sur la page de garde, il fit préciser que l’ouvrage avait été réalisé « en équipe » avec Christine.
Témoin de cette équipée, je m’en souviens comme d’une opération-commando, avec stricte répartition des tâches, partage équitable des vivres et serment de mener le combat jusqu’au bout. La métaphore militaire n’est pas innocente. Tout à sa joie d’une mission sans retour, sans arrières ni renforts, Gilles Perrault nous faisait partager la détermination qui l’habitait, aussi féroce que généreuse. Il semblait avoir trouvé là l’occasion de concilier sa passion d’écriture et son goût d’aventure, d’apaiser l’intime conflit de l’homme et de l’écrivain, de mettre en péril les deux à la fois, les deux ne faisant plus qu’un, enfin.
Écrire est toujours un vertige. Mais, avant même la fin du manuscrit, Notre ami le roi était investi d’un défi supplémentaire. Bousculant nos prudences, balayant nos réserves, Gilles nous assénait que l’enjeu de ce simple livre était, excusez du peu, la défaite du monarque, son renversement symbolique sous le poids des crimes et de leur révélation. Sous sa plume, promettait-il, la frayeur allait changer de camp, et ce serait au tour du Makhzen d’être saisi d’effroi devant l’armée de spectres qu’il allait lever, ces fantômes ressuscités par l’écriture, ces victimes, ces disparus, ces assassinés, ces emprisonnés, ces torturés, ces enfermés, ces morts et ces morts vivants qui viendraient bientôt demander justice.
La promesse, on le sait, fut tenue.
Notre ami le roi fut en librairie à la mi-septembre 1990. En février 1991, la famille Oufkir retrouva la liberté dont elle était privée par volonté royale, pour payer la trahison d’un mari et d’un père. En mai, puis en août, des centaines de Sahraouis détenus au secret sans jugement furent libérés. En août 1991 toujours, neuf jeunes détenus, dont des grévistes de la faim, furent rendus à leur famille. Le 13 septembre, Abraham Serfaty fut extrait de la prison de Kenitra et embarqué dans un avion pour la France. Le 15 du même mois de septembre 1991, les vingt-huit survivants du bagne de Tazmamart furent tirés de nuit des cachots qui leur tenaient lieu de cellule et, le lendemain, furent éblouis par la lumière du jour pour la première fois depuis dix-huit ans. En décembre, enfin, les trois frères Bourequat, disparus sans procès depuis autant d’années, purent rejoindre la France.
Jamais sans doute livre n’aura fait autant de bien. Je veux dire par là de bien concret, à échelle d’humanité concrète, à mesure de vies sauvées.
N’en déplaise aux blasés et aux cyniques, aux esprits importants et aux âmes habituées, j’ai envie d’écrire tout simplement ceci : ce fut une bonne action.
Tensions et énervements n’en furent certes pas absents – et, après tout, nous y avions bien droit : qu’étions-nous, alors, face à l’armée des courtisans et des opportunistes, des affidés et des stipendiés, des affairistes et des corrompus, des réseaux et des services, qui depuis une éternité avait accaparé les relations franco-marocaines ? Pourtant je ne garde aujourd’hui en mémoire que le sentiment rare, comme un bonheur d’enfant, d’une cause sans amertume et d’une camaraderie sans nuage.
Oui, comme un bonheur d’enfant.
L’enfance, la fidélité à l’enfance.
Dans leur superbe livre à deux voix, La Mémoire de l’autre, paru en 1993, Abraham et Christine ont croisé et confronté leurs souvenirs d’enfance. Traversée d’inquiétude chez elle, éclairée de bonheur chez lui. Mais une même empreinte. Deux enfances dissemblables qui pourtant se rejoignent pour être au ressort de leur force commune, de leur force peu commune.
Abraham raconte que c’est en voyant défiler sa vie sous le bandeau qu’il dut porter en permanence durant les premiers mois de son arrestation, dans les cachots du Derb Moulay Cherif, qu’il a mesuré combien son enfance et sa jeunesse « furent imprégnées de bonheur ». Il va même jusqu’à écrire, à propos des années quarante : « Tandis qu’une nuit terrible s’abattait sur l’Europe et que la guerre ravageait le monde, je vivais paradoxalement dans la lumière. » Il parle d’un « privilège », évoque des « fées », confie que sa sœur et lui furent « baignés d’amour » par leurs parents, fait revivre ce père aimant qui, de retour du marché, lançait à sa famille, en hakétia, le dialecte hispanique des Juifs du Nord marocain : « Todo lo bueno ! » Abraham eut en effet « tout le meilleur », et j’émets l’hypothèse que c’est à cette source-là qu’il trouva la force d’affronter le pire. Il n’y a pas de recette pour résister à la torture, a-t-il écrit dans un des rares textes où il soit revenu sur ce cauchemar dont une part de lui-même est à jamais prisonnière – « Quelle vomissure est donc enfouie dans ma chair, dans mes viscères ? » Mais, ajoute-t-il d’expérience, il peut y avoir quelques précautions : « Tout d’abord ne pas craindre, ne plus craindre la mort. »
Ne pas craindre de mourir. Abraham l’écrit sans forfanterie, aussi simplement et fermement qu’il l’a vécu, avec la calme certitude d’un enfant qui a conscience d’avoir été aimé, d’avoir connu le bonheur.
L’enfance que raconte Christine est à l’opposé : ni idyllique, ni apaisée. Mais, loin de la repousser, elle la revendique : « J’ai peu de souvenirs, déjà ils m’encombrent, mais je n’en veux surtout pas d’autres. Je suis faite d’eux des pieds à la tête. » Elle a beau dire les blessures et les brisures, les silences et les manques, elle sait qu’elle sera définitivement fidèle à ce souvenir d’adolescente, malgré les jours et les nuits indistincts la maison bombardée, les obus, la peur, ce souvenir qu’elle confie comme en passant, comme si cela allait de soi, parce que cela allait de soi : « Mon père est résistant, évidemment. » Pas n’importe quel résistant : un des rares hauts fonctionnaires de l’éducation à s’être dressé contre le statut des Juifs, le recteur Pierre Daure fut révoqué par Vichy et sera le premier préfet de la Libération, dans le Calvados. Résistant donc, évidemment quand cette évidence échappait à la majorité des Français. Cette même évidence avec laquelle Christine dit « oui », simplement « oui » quand, à la fin des années cinquante, en France, on lui propose de cacher un Algérien du FLN. Cette évidence encore quand, au début des années soixante-dix, à Casablanca, on lui demande de cacher Abraham qu’elle ne connaît pas et qu’elle dit encore « oui », sans hésiter, parce que refuser, dira-t-elle, « C’est accepter qu’on arrête mon père ».
« Car à quoi bon mettre des enfants au monde », ajoutait-elle dans ce dialogue avec Abraham, tout de tension et de retenue, d’attention et de précaution, à quoi bon « si on n’essaie pas d’arranger un peu le monde dans lequel on les met. C’est ce que les parents ont fait avec nous, et c’est ce qu’ils ont fait de mieux pour nous. Le reste, la vie de famille, la vie traditionnelle, ce n’était pas très réussi en fin de compte. »
Deux enfances, deux mondes, et cependant la même clarté, la même force, le même héroïsme. Christine et Abraham, nos héros. Des héros ordinaires. Des héros simples. Des héros évidents.
Si Christine dit naturellement « oui » quand on lui demande de cacher Abraham, si Abraham se prépare à dire « oui » à la mort quand il lui faut faire face à la torture, c’est parce que tous deux ont su dire « non ». Non à l’injustice, non à la terreur, non à l’oppression. Et, par voie de conséquence logique, non à ce roi-là.
Ceux qui ont dit non... Une certaine France d’aujourd’hui ne conjugue ses héros qu’au passé. Elle se lamente sur sa gloire perdue et ses glorieux disparus, ressasse d’anciens courages pour mieux se plaindre d’imaginaires renoncements, remâche d’étranges et lointaines défaites au lieu de s’engager dans les misères du présent. Or, parmi ses éminents représentants, il en est beaucoup qui s’empressaient de dire oui au monarque, et donc forcément à son injustice, à sa terreur, à son oppression, quand Abraham et Christine répondaient non. Simplement non.
J’y insiste : ce non-là était héroïque.
C’est cela que nous enseignent Abraham et Christine : savoir dire non, sans calculs ni précautions. Ne pas s’accommoder, ne pas s’arranger, ne pas s’habituer. Même quand tout vous invite à faire le contraire, même quand tous les alibis vous sont offerts, même quand tout un monde vous entrave. Après tout, Abraham a déjà quarante-huit ans, une famille, une sœur et un fils (qui seront aussi arrêtés) quand il est confronté à l’enfer du Derb Moulay Cherif ; et Christine, à la même époque, a un métier, un second mari, trois enfants, une vie confortable de coopérante. Ils avaient toutes les bonnes raisons humaines, ordinairement humaines, pour se défiler ou capituler. Ils ont préféré se dire qu’il y avait d’autres raisons humaines, aussi ordinairement humaines que les précédentes, pour faire l’inverse.
Et c’est ainsi qu’ils sont devenus des héros.
« Je ne crains pas ce que l’on craint d’habitude, je ne crains que la crainte. » Citant Hölderlin dans l’ultime page d’À la recherche d’un communisme de pensée, Dionys Mascolo fait écho au propos liminaire de Pour l’amitié. Evoquant l’effervescence vive de leurs engagements, il rappelle à Maurice Blanchot la définition que ce dernier avait trouvée pour leur entente amicale : « Nous étions réunis dans l’amitié du non, la plus inaltérable, la plus irréductible des unions. »
L’amitié du non... Malgré la résonance avec ce qui précède, je ne suis pas certain que cette définition convienne à notre complot amical, et encore moins à ce qu’a représenté pour nous, durant plus de vingt ans maintenant, Abraham Serfaty, sa figure et sa stature. La formule de Blanchot évoque une clôture, un enfermement, une mise à distance du monde et des autres. Abraham est tout l’inverse, ouverture et curiosité, générosité et humanité. J’emploie à dessein ces mots qui semblent d’hier au point de paraître désuets. Car ces mots qui ne biaisent pas et avancent droit, sans égard pour les intéressants et les bavards, lui vont bien, à Abraham.
Cet homme aurait d’infinies et légitimes raisons de détester et de haïr, d’en vouloir au monde et aux hommes, de s’enfermer dans le ressentiment, de vivre dans le passé, en refusant l’avenir. Or ce registre-là lui est parfaitement étranger. Communiste, il a vécu l’effondrement du Mur de Berlin comme une libération et non comme une défaite, comme la fin d’une hypothèque sinistre sur l’éternelle espérance des vaincus, l’ouverture d’un nouveau Livre dont les pages n’auraient pas été noircies d’avance par les imposteurs et les apostats. Juif arabe, tel qu’il se définit, refusant l’apparente sécurité offerte par le sionisme, préférant combattre l’antisémitisme en terre musulmane, traître ou ennemi pour les extrémistes des deux camps, il se refuse cependant à jouer les prophètes de malheur et préfère accompagner la paix d’Oslo malgré ses imperfections. Républicain, révolutionnaire à ce titre dans un pays où l’immense pouvoir du roi s’appuie sur un triangle de fer – le calife, le cherif, le Makhzen – il accepte de parier sur la dynamique démocratique et sociale ouverte par la mort d’Hassan II et par les ruptures avec son règne d’emblée affirmées, en gestes et en paroles, par Mohammed VI, ce dernier fût-il lui même monarque de droit divin.
Aucune aigreur, aucune rancœur, aucune haine chez Abraham.
Dans cette Lettre du Maroc où elle raconte le retour d’Abraham dans son pays, Christine rappelle le legs d’Antigone : savoir dire non au Pouvoir, au Roi, à l’État. Antigone justement, celle de Sophocle : « Je ne suis pas de ceux qui haïssent, mais je suis née pour aimer. » Et si finalement l’héroïsme était de ce côté-là : l’amour ? Cette paix intérieure qui ne suppose pas forcément la violence et la guerre.
L’amour et non la haine. La vie et non la mort. L’amour qui aide à risquer sa vie, à résister et à combattre. La vie qui mérite que l’on meure pour la défendre.
« Yeux de ciel, bouche de miel, âme de soleil. » De sa prison, Abraham a un jour écrit ces mots pour Christine. Il ajoutera plus tard que sa vie incertaine, sans futur apparent, lui semblait entre ses quatre murs définitivement baignée par l’âme de Christine, « cette âme enchantée à laquelle j’aspirais depuis ma prime jeunesse, à laquelle je rêvais depuis ma première prison voici quarante-deux ans, à travers l’Anne de Romain Rolland et qui est devenue pour moi, grâce à toi, Christine, réalité ».
Le coup de foudre existe aussi en amour.
Plus averties que nous autres, les femmes laissent les hommes proclamer leur amour et préfèrent le vivre.
C’est en racontant le retour d’Abraham tel qu’elle l’a vécu que Christine dit ici son amour.
En la lisant, on comprend à demi-mot l’alchimie de leur entente. On devine que l’optimisme d’Abraham pourrait lui jouer bien des tours sans la vigilance de Christine. On suppose que les enthousiasmes de l’un sont pondérés par la lucidité de l’autre. On entrevoit qu’entre emballements et méfiances, prudences et audaces, ils ont surtout appris à s’écouter. Qu’ils s’entendent parce qu’ils s’écoutent.
Je le souligne parce qu’il me semble que cela ne va pas de soi. Et, plus encore, qu’il n’allait pas de soi que cette rencontre entre deux libertés, celle d’une femme rebelle au pouvoir des hommes, celle d’un homme rebelle au pouvoir d’un roi, résiste aux épreuves et s’épanouisse dans le respect mutuel.
Décidément, nos héros font désordre : ils ont appris à rester amoureux.
Quand Christine évoque le Maroc, sa plume cherche toujours la lumière. Soleil, clarté, blancheur, éclat, elle est toujours là, y compris dans son envers : ombre de la terreur d’hier, ombre des inquiétudes d’aujourd’hui.
Un jour prochain, nous irons à la rencontre de la lumière du Maroc. Jusqu’ici, nous nous l’étions interdit : pas de Maroc tant qu’Abraham n’avait pu retourner vivre dans son pays et se recueillir sur la tombe de ses parents. À vrai dire, c’était une posture égoïste. Car cette lumière, elle nous éclairait déjà.
Une lumière rare. Une lumière profane. La lumière qui émane de Christine et d’Abraham.
BOITE NOIRELes obsèques de Christine Daure-Serfaty auront lieu jeudi 5 juin, à 14 h 30, au cimetière de la commune de Juvanzé, dans l’Aube.
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