Mediapart est donc pris dans une partie de flipper juridique. D'abord, deux jugements formulés par le tribunal de grande instance de Paris (l’ordonnance est ici) puis par la cour d'appel de Paris (l’arrêt est là) nous ont donné raison et ont clairement statué en faveur de la primauté du droit à l'information. Puis, trois ans après le début de la procédure et une décision de la cour de cassation mettant à bas les deux premiers jugements, le retour en appel se solde donc par une condamnation menaçant l'existence même du site.
Dans son arrêt, la cour d'appel de Versaille s'est prononcée pour une interprétation a minima de la jurisprudence européenne. Or, la Cour européenne des droits de l'Homme, de tradition anglo-saxonne, accorde une place de choix à la liberté d’expression à partir de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, que l'on peut lire ci-dessous.
Pour condamner un journaliste ou un média, qui a su prouver qu’il a fourni un travail « de bonne foi, sur la base de faits exacts » avec « des informations "fiables et précises" dans le respect de l’éthique journalistique » (paragraphe 54, arrêt Fressoz et Roire), la CEDH, dont le droit prime sur celui des États membres, s’appuie sur trois principes : la légalité, la nécessité et la proportionnalité.
- 1- La légalité
Ce principe vérifie la conformité du jugement à la législation du pays. Dans le cas de l’affaire opposant Mediapart à Patrice de Maistre et Liliane Bettencourt, la cour d'appel de Versailles a jugé que Mediapart avait enfreint la loi en publiant les écoutes du majordome. Le tribunal versaillais reconnaît que la diffusion de ces conversations captées dans un lieu privé a lésé les plaignants.
- 2- La nécessité
Afin de juger de la « nécessité » de l’atteinte au respect de la vie privée (article 8 de la Convention) par les journalistes, la cour de Strasbourg met « en balance les intérêts en présence » : d’un côté les dommages causés à la personne, de l’autre l’intérêt général constitué par la révélation des informations.
En 1991, une affaire similaire avait opposé les journaux anglais The Observer et The Guardian à l'Etat britannique. Dans les années 1980, Peter Wright, ancien agent des services de sécurité britanniques, écrit ses mémoires sous le titre de Spycatcher, et publie en Australie cet ouvrage qui relate les activités prétendument illégales des services de sécurité. En 1985, l’Angleterre et le pays de Galles interdisent la publication de tout renseignement lié à Spycatcher. Un an plus tard, The Guardian et The Observer sont condamnés par la justice britannique pour en avoir fait paraître des extraits.
En 1991, la CEDH donne finalement raison aux journaux car, pour la Cour, « la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique (…) elle vaut non seulement pour les "informations" ou "idées" accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent » (paragraphe 59).
Outre la la liberté d’expression, la CEDH insiste, dans ce même arrêt, sur le rôle des journalistes : « Si elle (la presse) ne doit pas franchir les bornes fixées en vue, notamment, de préserver la "sécurité nationale" ou de "garantir l’autorité du pouvoir judiciaire", il lui incombe néanmoins de communiquer des informations et des idées sur des questions d’intérêt public. À sa fonction qui consiste à en diffuser, s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. S’il en était autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de "chien de garde". »
C'est selon ce principe de mise en balance des intérêts en présence -intérêt public des informations ou protection de la vie privée- que les magistrats du tribunal de grande instance de Paris, saisis en référé par Liliane Bettencourt et Patrice de Maistre avaient ainsi rejeté, par ordonnance le 1er juillet 2010, « l'ensemble des demandes formées par Liliane Bettencourt », rappelant la primauté de l'article 10 de la CEDH :
La cour d'appel de Versailles prend le contre-pied du TGI de Paris et renvoie la jurisprudence européenne à Strasbourg, statuant : « qu’elle soutient que la publication de tels enregistrements est interdite, qu’elle soit totale ou partielle, et ne saurait être légitimée par le droit à l’information ; que, selon elle, la jurisprudence dégagée par la Cour européenne des droits de l’Homme ne fait pas prévaloir le droit à l’information du public sur le droit au respect de la vie privée ».
Pour Philippe Piot, spécialiste du droit de la presse et des jurisprudences de la CEDH, « la jurisprudence européenne est entrée dans le droit français. Les tribunaux ont de plus en plus recours à la mise en balance des intérêts en présence lorsque des titres de presse sont attaqués pour atteinte à la vie privée.Mais dans la plupart des cas, il s'agit de droit civil. Cas rarissime, le procès intenté à Mediapart touche à une disposition de la procédure pénale. Or, il y a de fortes résistances doctrinales au niveau pénal de la part des magistrats, qui refusent d'accorder aux journalistes une forme d’immunité. »
- 3- La proportionnalité
Pour la Cour européenne, une décision de justice ne doit pas mettre en difficulté financière le journal ni dissuader les journalistes d’exercer. Dans l’affaire Ressiot contre la France, les juges de la CEDH ont statué, par exemple, le 28 juin 2012 « qu’une perquisition est, en soi, une entrave à la mission et au travail des journalistes et, de surcroît, un acte de nature à dissuader leurs sources et constitue donc une atteinte disproportionnée à leur droit à la liberté d’expression » (paragraphe 80).
Cette affaire, du nom de Damien Ressiot, reporter spécialiste du dopage à L'Équipe, remonte à 2004. En 2004, une instruction est ouverte concernant le dopage éventuel de coureurs cyclistes appartenant à l'équipe "Cofidis". Le Point et L'Équipe publient certains passages des procès verbaux de transcription d'écoutes téléphoniques pratiquées par la brigade des stupéfiants. L'IGS ouvre une enquête à la suite de ces publications. Des perquisitions sont menées dans les locaux de L'Équipe et du Point pour retrouver la trace des procès verbaux. Plus encore, l'enquête mène à l'élaboration d'un tableau général des conversations téléphoniques entre journalistes et policiers.
Alors que Cofidis porte plainte pour violation du secret de l'information, les deux journaux portent plainte pour violation du secret des sources. Le 26 mai 2006, la cour de Versailles (déjà), conclue que « ces perquisitions constituaient une ingérence nécessaire et proportionnée au regard des exigences relatives au respect des sources journalistiques et poursuivaient un but légitime ». La cour de cassation approuve; les journalistes se tournent vers la CEDH, qui leur a donné raison.
Or dans l’affaire qui concerne Mediapart, l’arrêt de la cour de Versailles (qui condamne le site à verser « 10.000 euros par jour de retard et par infraction constatée, pour toute publication de tout ou partie de la retranscription des enregistrements illicitesréalisés au domicile de Mme Bettencourt »), menace la pérennité du site.
« La cour d’appel de Versailles a rendu un arrêt en ne se fondant que sur la légalité, explique Philippe Piot. Elle a jugé cette affaire en droit commun, alors que le droit de la presse est un peu plus compliqué. C’est un jugement à l’ancienne ». Il estime que « le tribunal de grande instance et la cour d’appel de Paris sont plus familiers des affaires de presse, et donc plus imprégnés par la jurisprudence de la CEDH ».
Le Syndicat national des journalistes (SNJ) est plus catégorique : « Pour l’histoire, nul doute que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) de Strasbourg, suivant sa jurisprudence, condamnera la France, une fois de plus. » D’autant plus que les affaires portées devant la CEDH donnent souvent raison aux journalistes (exemples ici et là).
« Le rôle premier de la CEDH est de veiller à la préservation des formes démocratiques des gouvernements sur le territoire européen, explicite Philippe Piot. L’atteinte à la liberté de la presse est vue comme un des premiers voyants qui s’allume quand un pays sort des clous. »
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