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Les préfectures impuissantes face aux «tournées anti-racaille» de Génération identitaire

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Le mouvement d’extrême droite Génération identitaire a lancé depuis mars 2014 des « tournées anti-racaille » dans divers métros, à Lille, Lyon, Paris et Nantes. À chaque fois, des dizaines de militants, vêtus de vestes jaunes et non armés selon le mouvement, écument le métro pendant une heure ou deux pour, selon eux, le « sécuriser » en réaction à plusieurs faits divers. Le groupe dit également avoir organisé à Lyon le 12 avril 2014 un stage d’autodéfense pour des jeunes identitaires venant de toute la France.

« Face aux bandes haineuses, les jeunes Français et Françaises sont trop souvent isolés, apeurés, a justifié Aurélien Verhassel, de Génération identitaire Flandre-Artois-Hainaut, sur le site Vice. Parce qu’on ne les a pas préparés, parce qu’on ne leur a pas enseigné la solidarité, parce qu’on ne leur a pas appris à faire face. Nous voulons rompre cet isolement, montrer aux jeunes qu’ils peuvent et doivent se défendre, et faire comprendre à la racaille que la récréation est terminée. » 

C'est oublier que les forces de l'ordre sont très présentes dans le métro, notamment parisien où la sécurité est assurée à la fois par la brigade des réseaux ferrés de la préfecture de police et le Groupe de protection et de sécurisation des réseaux de la RATP. « On n'a pas besoin d'une bande de guignols pour sécuriser le réseau de transports publics. Jouer avec les peurs, les fantasmes, c'est le métier de l'extrême droite. L'insécurité, c'est eux, avant tout », a réagi au micro d'Europe 1 l'écologiste Éric Quiquet, devenu depuis le patron du syndicat mixte intermodal régional des transports de Lille.

Il s’agit surtout d’une opération de communication réussie, comme sait si bien les monter cette branche jeunesse du mouvement d'extrême droite Bloc identitaire, apparue en 2012. Génération identitaire s’était d’ailleurs fait connaître dès sa naissance par un coup médiatique : le 20 octobre 2012, une soixantaine de militants avaient occupé le toit d’une mosquée à Poitiers, au nez et à la barbe des services de renseignement français, pour protester contre « l'islamisation de la France ».

Interrogé sur France Inter le 26 mai dernier, le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve s’est montré très ferme. « En démocratie, le maintien de l’ordre, le rétablissement de l’ordre appartient à ceux qui ont des prérogatives de puissance publique – ce que Max Weber appelait le monopole de la puissance physique légitime, a-t-il rappelé. Ces groupes d’extrême droite ne sont pas là pour rétablir l’ordre dans le métro, car on n’a nul besoin d’eux pour le faire – nous avons procédé dans les transports en commun à l’arrestation de 66 000 personnes l’an dernier, qui avaient commis des troubles à l’ordre public (…). Ils sont là pour provoquer, ils sont là pour “antagoniser”, ils sont là pour diviser. »

Avant de trancher : « Ils n’ont pas à faire ce type de patrouilles et à chaque fois que ces provocations auront lieu, toutes les mesures de droit seront prises de manière à ce que ces actes soient réprimés. »

Stage organisé par Génération identitaire à Lyon.Stage organisé par Génération identitaire à Lyon.

Mais que peuvent faire les pouvoirs publics contre ce type de provocation ? Pour l’instant, la réponse est prudente. La Ligue des droits de l’Homme lilloise, qui avait demandé à la préfecture du Nord « d’interdire et de sanctionner » ces tournées, s’est vu opposer une fin de non-recevoir. « Le préfet ne peut pas s'opposer à une telle initiative », mais « sera néanmoins très vigilant au respect des dispositions législatives qui encadrent le concours éventuel de tout citoyen à l'interpellation d'auteurs d'infraction », a répondu la préfecture du Nord au Parisien. « Tant qu’il n’y a pas de trouble à l’ordre public, il est difficile d’interdire ce genre d’action », a de son côté indiqué la préfecture de police de Paris au même quotidien.

La loi permet à n’importe quel citoyen d’interpeller une personne en « cas de crime flagrant ou de délit flagrant puni d'une peine d'emprisonnement ». Il doit alors la conduire à l’officier de police judiciaire le plus proche. Mais elle interdit également « toutes les associations ou groupements de fait (…) qui présentent, par leur forme et leur organisation militaires, le caractère de groupes de combat ou de milices privées ».

Le 10 janvier 1936, la IIIe République, traumatisée par les émeutes du 6 février 1934 qui menèrent des groupes d’anciens combattants et des ligues d’extrême droite devant la Chambre des députés, s’est en effet dotée d’un texte pour neutraliser ces milices. Sous certaines conditions et après une procédure contradictoire, celles-ci peuvent être dissoutes par décret par le président de la République. C’est ce qui s’est passé pour le Service d’action civique (SAC), dissous en 1982 par François Mitterrand, ou, plus récemment, pour l’Œuvre française, dissoute par François Hollande le 25 juillet 2013.

Génération identitaire et ses « tournées anti-racaille » peuvent-elles tomber sous le coup de cette même mesure administrative ? Pas dans l’immédiat, répond le cabinet du ministère de l’intérieur. « La dissolution administrative par décret du président de la République est une procédure exceptionnelle, qui répond à des conditions strictes, qui ne sont pas réunies à ce jour », nous indique-t-on.

« Comme cette mesure liberticide remet en cause la liberté d’association, le contrôle du Conseil d’État est assez étroit, décrypte un conseiller d’État. On peut comprendre que le ministère de l’intérieur préfère assurer ses arrières. »

En juillet 2013, le président de la République s’était appuyé sur trois motifs expressément prévus par la loi pour dissoudre l’Œuvre française : la forme et l’organisation militaires du mouvement, le culte qu’elle vouait à la collaboration et au régime de Vichy, ainsi que son idéologie incitant à la haine et à la discrimination envers les étrangers, les juifs et les musulmans. Le Conseil d’État avait confirmé ces motifs le 25 octobre 2013, en rejetant le recours des responsables de ce mouvement d'extrême droite.

Lors de leurs opérations dans le métro, les militants de l’Œuvre française se sont bien gardés de toute définition tonitruante de ce qu’ils appellent « la racaille ». Et malgré des stages d'autodéfense, leur organisation ne peut pas non plus vraiment être qualifiée de militaire. « Début 2013, quand ils avaient mené des maraudes au profit exclusif des Français de souche, nous avions saisi le Parquet, car il y avait un délit de discrimination caractérisé avec en plus des propos de provocation à la discrimination et à la haine raciale, explique Isabelle Denise, responsable du service juridique de la Ligue des droits de l'Homme (LDH). Là, avec les tournées “anti-racaille”, il s’agit d’opérations ponctuelles, certes très médiatisées, mais sans dispositif qui s’installe dans la durée et sans discours ouvertement discriminant. » Jusqu'au prochain dérapage, Génération identitaire peut donc dormir sur ses deux oreilles.

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Assurance maladie : des faveurs pour le fils Pasqua

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Pierre Pasqua est malade. Les médecins lui ont diagnostiqué une maladie grave qui atteint 350 000 Français chaque année. Mais lui, fils du sénateur Charles Pasqua, s’est vu récemment octroyer un passe-droit par sa caisse de sécurité sociale, d’après des informations recueillies par Mediapart.

Installé en Tunisie pendant des années, Pierre Pasqua n’est pas adhérent de la Sécurité sociale à proprement parler, mais de la Caisse des Français de l’étranger (CFE), une assurance réservée aux expatriés qui résident loin de l’Hexagone. Sous tutelle des ministères des affaires sociales et du budget, cet organisme est bizarrement présidé par un sénateur UMP, Jean-Pierre Cantegrit, le même depuis trois décennies.

Pierre Pasqua et son père, Charles, en 2010.Pierre Pasqua et son père, Charles, en 2010. © Abaca Press

Ainsi, fin décembre, alors que les services de la CFE radiaient Pierre Pasqua de leurs fichiers parce qu’il n’avait plus droit aux prestations, Jean-Pierre Cantegrit est intervenu pour qu'il soit réintégré. Ce qui fut fait en février.

Un pur « dossier VIP » dans le jargon de la caisse, dont la gestion a déjà été épinglée par la Cour des comptes en 2010. Les magistrats financiers avaient alors relevé des « possibilités de fraudes ou d’abus nombreuses et multiformes », une « absence de contrôle interne », des moyens de sanction « très rarement utilisés », et des pratiques tout bonnement « contraires aux textes ».

Dans ce contexte, il peut paraître étrange que le gouvernement ait accepté, d’après nos informations, de prolonger exceptionnellement le mandat de Jean-Pierre Cantegrit à la tête de la caisse, à 81 ans, avec tout son conseil d’administration et au prix d'une acrobatie juridique, comme ce dernier en avait discrètement fait la demande en décembre. Le cas Pasqua, symptomatique d'une drôle de gouvernance au sommet de cette caisse, financée en partie par l’argent public, bousculera-t-il les ministres de tutelle ?

L’histoire commence en 2000. Le fils de l’ex-ministre de l’intérieur (en poste de 1986 à 1988 puis de 1993 à 1995) adhère à la CFE parce qu’il s’installe en Tunisie, dans le charmant village de Sidi Bou Saïd, pour travailler comme « consultant », en exploitant le carnet d’adresses familial.

Dès 2003 cependant, le juge d’instruction Philippe Courroye, en charge d’une enquête sur la Sofremi, (société d’exportation de matériel de police, dépendant du ministère de l’intérieur), délivre un mandat d’arrêt international à l’encontre de Pierre Pasqua, qu’il soupçonne d’avoir empoché des rétro-commissions en marge de contrats signés par la place Beauvau à l’époque de son père. Le fils ne repose un pied à Paris qu'en 2007. En 2010, il est définitivement condamné à un an de prison, alors qu’il vient déjà d’écoper d’un an ferme dans l’affaire Alstom pour d’autres histoires de pots-de-vin. Si Pierre Pasqua échappe alors à la détention, c’est grâce à l’aménagement de ses peines.

Pendant tout ce temps, il demeure résident tunisien. Mais à la fin de l’année 2013, les services de la CFE estiment que cette expatriation est devenue fictive et que Pierre Pasqua est en réalité rentré en France depuis plus de six mois (laps de temps autorisé avant radiation). Dans ce cas, le règlement est limpide : l'assuré est rayé des listes et renvoyé vers la Sécurité sociale.

Début 2014, quand il découvre sa radiation, Pierre Pasqua fait des bonds. Et avant même que les services de la Caisse aient reçu le moindre courrier de contestation, le sénateur Jean-Pierre Cantegrit, alerté en direct par la famille, exige la réouverture du dossier. N'a-t-il pas reçu un coup de fil de Charles Pasqua, son compagnon UMP sur les bancs du Sénat ? « C’est du domaine privé, répond le président de la CFE à Mediapart. Je n’ai pas à répondre à votre enquête style police ! » Balayant toute idée de « fraude », Jean-Pierre Cantegrit déclare : « Pierre Pasqua nous garantit qu’il a son domicile en Tunisie. »

M. Cantegrit au centre, sénateur UMP, mais aussi président de la CFE et lobbyiste du groupe de boissons Castel.M. Cantegrit au centre, sénateur UMP, mais aussi président de la CFE et lobbyiste du groupe de boissons Castel. © Sénat

En se basant sur divers éléments, ses services ont pourtant conclu, fin 2013, à une domiciliation fictive. D’abord, plusieurs courriers adressés à Sidi Bou Saïd sont restés sans réponse – « Boîte résiliée », a répondu la poste tunisienne. Surtout, les salariés de la CFE ont constaté au fil des mois que les soins médicaux n’étaient plus jamais dispensés en Tunisie, mais exclusivement dans l'Hexagone.

De son côté, Mediapart a interrogé un témoin tunisien qui confirme que le fils de l’ancien ministre aurait quitté les lieux depuis bien longtemps. De même, quand on appelle l’homme d’affaires chez lequel Pierre Pasqua est censé loger à Sidi Bou Saïd, Mahmoud Zarrouk, il répond au passé, embarrassé : « Pierre a effectivement habité chez nous. Le reste, je ne m’en souviens pas, je ne suis pas autorisé à m’en souvenir. »

Enfin, un matin d'avril, Mediapart est tombé sur Pierre Pasqua dans un immeuble de Neuilly-sur-Seine, à l’adresse où la caisse est désormais priée de lui expédier son courrier, compte tenu des désordres postaux supposés en Tunisie ! Interrogé sur la réalité de sa domiciliation à Sidi Bou Saïd, Pierre Pasqua a refusé de nous répondre. « Ça fait seize ans que je suis à la caisse, nous a-t-il lancé. Je porterai plainte, quoi que vous écriviez ! » Seize ans ? C'est oublier un peu vite qu'il a été radié une première fois en 2004 pour « non-paiement des cotisations » (à l’époque du mandat d’arrêt international), avant d’être réintégré en 2008.

Alors pourquoi Pierre Pasqua s’accroche-t-il tant à la CFE ? À vrai dire, un transfert à la Sécurité sociale ne changerait sans doute rien au niveau de ses remboursements. Mais la caisse présente une différence de taille par rapport à la Sécu : la CFE n’effectue aucun contrôle sur les revenus déclarés par ses adhérents, alors même que le montant de leurs cotisations en dépend. Une situation pousse-au-crime.

En 2010, la Cour des comptes dressait ainsi ce diagnostic accablant : « La sous-déclaration est la règle. » « Il n’est pas rare de voir des assurés de catégorie 3 (ceux qui déclarent officiellement les plus petits revenus – Ndlr) se faire soigner à l’hôpital américain de Neuilly », s’étaient même étranglés les magistrats financiers.

Au moment de sa radiation, Pierre Pasqua déclarait seulement 14 900 euros de revenus annuels à la CFE, soit 1 240 euros par mois – à peine un Smic ! D’après nos informations, le montant de ses cotisations plafonnait ainsi sous les 140 euros mensuels.

« Pierre Pasqua a (une maladie grave), nous en tenons compte », s’agace Jean-Pierre Cantegrit quand on insiste sur le non-respect des procédures, invoquant in fine un principe d’« humanité ». Au passage, le président de la CFE confirme l’absence de contrôle sur les revenus de Pierre Pasqua : « Oui, c’est du déclaratif. »

À 81 ans, en place depuis 1985, Jean-Pierre Cantegrit paraît aujourd’hui indéboulonnable (bien qu'il cumule son poste avec un siège de sénateur et un job de lobbyiste pour le groupe de boissons Castel). Grâce à un coup de pouce du gouvernement, ce “vétéran” devrait voir son mandat de président prorogé d’un an, de même que les autres membres du conseil d’administration (pour certains socialistes et pour l’essentiel désignés par l’Assemblée des Français de l’étranger, une chambre méconnue qui représente les expatriés). En théorie, leurs sièges devaient être remis en jeu cet automne, lors d’un scrutin interne à l’AFE. Mais comme cette assemblée est en plein chambardement, Jean-Pierre Cantegrit et son équipe ont visiblement convaincu les ministres de tutelle (dont Marisol Touraine à la Santé), qu’il serait bon de reporter ce scrutin.

Une astuce juridique vient donc d’être trouvée, d'après nos informations. Alors que la règle fixant la durée des mandats à la caisse est de valeur législative, et qu’il faut donc un vote du Parlement pour la modifier, le premier ministre a demandé au Conseil constitutionnel de « déclasser » le passage concerné, afin qu’il puisse être modifié en urgence par simple décret ministériel. Cette procédure de « déclassement », accessible au seul Premier ministre, est tout à fait inhabituelle en France (moins de cinq par an depuis 1959). Mais les Sages ont donné leur accord le 22 mai.

« Tout cela est assez pitoyable », réagit un parlementaire socialiste représentant les Français de l'étranger, tandis qu'on parle chez Marisol Touraine d'une « décision consensuelle et de bon sens ».

La ministre des affaires sociales Marisol Touraine, tutelle de la Caisse des Français de l'étranger.La ministre des affaires sociales Marisol Touraine, tutelle de la Caisse des Français de l'étranger. © Reuters

Quand on l’interpelle sur l’indispensable renouvellement des instances, Jean-Pierre Cantegrit réplique : « Je suis le fondateur de cette caisse, pour laquelle je me suis donné à fond ! » Mais dans son rapport de 2010, la Cour des comptes avait déjà pointé « la faible rotation des membres » du conseil d’administration, travaillant alors en vase clos, « dans une quasi-absence de contrôle extérieur ». À la même époque, les commissaires aux comptes recrutés par la caisse avaient d'ailleurs refusé de certifier les comptes.

Ces derniers ont finalement été validés en 2012 (« avec réserves »), puis en 2013 (sans réserves). Il est vrai que la caisse a pris plusieurs mesures pour lutter contre les fraudes, avec « la création d’une cellule » dédiée, selon Jean-Pierre Cantegrit. « Elle a été relativement efficace puisque nous avons récupéré plusieurs millions d’euros depuis le rapport de la Cour des comptes », lâche le président. On lui fait répéter le montant : « Plusieurs millions d'euros de fraudes ?! » Un énorme montant pour une petite caisse d'environ 100 000 adhérents.

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Adoption par des couples homosexuels : la justice traîne encore des pieds

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Enquêtes de police intrusives diligentées par des tribunaux de grande instance (TGI), dossiers d'adoption qui traînent, appels de certains procureurs… Malgré la loi Taubira ouvrant le mariage et l'adoption aux couples de même sexe, promulguée il y a un an, des couples lesbiens mariés rencontrent les pires difficultés pour faire aboutir leur projet d'adoption.

« Certains tribunaux sont dans une opposition systématique parce que les enfants ont été conçus par PMA. Il y a aussi des procureurs qui font appel de décisions d'adoptions plénières par des couples homosexuels », explique Nathalie Allain-Djerah, présidente de l'association Les enfants d'Arc-en-Ciel. Son association a recensé « 20 familles » concernées en France, un calcul qui n'est sans doute pas exhaustif car certains couples préfèrent ne pas attirer l'attention sur leur cas.

Le 29 avril, pour la première fois depuis la promulgation de la loi Taubira ouvrant le mariage et l'adoption aux couples de même sexe, le TGI de Versailles (Yvelines) a refusé une adoption au sein de deux couples de femmes mariées, au motif que l'enfant avait été conçu par procréation médicale assistée (PMA) à l'étranger. Les juges ont estimé qu'il s'agissait d'un cas de « fraude à la loi ». Leurs avocates ont interjeté appel.

Une lesbienne mariée a aujourd'hui la possibilité d'adopter le ou les enfants biologiques de sa compagne. À condition de se soumettre à une procédure d'adoption devant le juge, qui peut être plus ou moins fastidieuse. « Dans de nombreux tribunaux, ça se passe très bien : Montpellier, Lille, Clermont-Ferrand, etc. », assure Doan Luu, porte-parole de l'Association des parents et futurs gays et lesbiens (APGL). À Annecy, la procédure est même ultrarapide.

Depuis que la loi a été promulguée, il y a un an, une vingtaine d'adoptions au sein de couples lesbiens mariés ont été prononcées, selon l'Inter-LGBT (lesbiennes, gais, bi et trans). Mais dans certaines régions, des femmes rencontrent plusieurs obstacles. « Il y a 4 ou 5 tribunaux où ça coince », admet Erwann Binet, le rapporteur de la loi qui a ouvert le mariage aux couples de même sexe. Le député PS dénonce même les « pratiques humiliantes envers les couples de femmes qui ont cours dans une poignée de tribunaux ».

L'APGL s'est ainsi récemment inquiétée « avec consternation » d'une « immixtion malsaine de certains tribunaux dans l’intimité des familles homoparentales ». Certains TGI déclenchent en effet des enquêtes de police au cours desquelles des candidates à l'adoption se voient sommées de répondre à des questions très précises sur la façon dont leur enfant a été conçu. Ces questions, rappelle l'association, « ne sont pas posées aux couples hétérosexuels ». De véritables cas de « violence institutionnelle » envers des couples homosexuels, selon l'APGL.

Certains TGI ont décidé de pister l'existence d'une PMA lorsque deux femmes se présentent devant le juge. « Nous avons été surtout saisis de cas problématiques dans la juridiction de Versailles », explique Doan Luu. Une juridiction réputée pour son conservatisme.

Mi-mai, Sophie et sa femme Élise, mamans de deux enfants de 4 et 7 ans nées d'une PMA effectuée en Belgique, ont ainsi subi un véritable interrogatoire au commissariat, à la demande du TGI de Nanterre (qui dépend de la Cour d'appel de Versailles).

« Nous avons été interrogées l'une à la suite de l'autre, raconte Sophie (le prénom a été changé, comme celui de sa compagne –Ndlr). La policière a été très bienveillante, mais elle a sorti devant nous une liste de neuf questions transmises par le juge. Les trois-quarts portaient sur notre PMA : comment l'enfant a-t-il été conçu ? Avons-nous eu recours à la PMA ? Avons-nous eu recours à une PMA à l'étranger tout en sachant que cela est interdit en France ? Combien nous a-t-elle coûté ? Où l'avons-nous réalisée ? Y-a-t-il un père connu, identifié, ou identifiable ?, etc. »

« Nous nous sommes senties accusées, suspectées de fraude. Nous sommes sorties traumatisées. On s'est dit “Mais dans quel pays vit-on ?” » ajoute Élise. « L'agent de police nous a confirmé que jamais ce type de questions n’étaient posées à des hétérosexuels », précise Sophie. Elles s'inquiètent évidemment de la suite qui sera donnée à leur demande d'adoption. D'autres dossiers sont bloqués au TGI de Nanterre.

Sur le site des Enfants d'Arc-en-Ciel, “Sandrine” témoigne d'un accueil très hostile du juge du tribunal d’Évreux (Eure). « À peine entrées dans la salle d’audience, le juge nous a énuméré nos identités et a donné la parole au procureur. Cette dernière, sans nous demander quoi que ce soit, s’est opposée à l’adoption, prétextant que la PMA était interdite », écrit-elle. Sur le forum interne de l'APGL, deux femmes, résidant dans le Val-de-Marne (dépendant donc du TGI de Créteil), racontent avoir été soumises à une batterie de questions « intrusives » au commissariat de leur ville.

En février, Le Monde avait révélé que les procureurs d'Aix-en-Provence et Marseille avaient bloqué des adoptions d'enfants nés de PMA réalisées à l'étranger.

À Toulouse, selon Les Enfants d'Arc-en-Ciel, depuis le début de l'année, le parquet fait systématiquement appel lorsque les juges prononcent des adoptions plénières (avec établissement de filiation). « Depuis décembre, plus aucune plénière ne passe », confirme Chrystel, une habitante de Toulouse dont la compagne, Sarah, a eu une fille par PMA. Le juge l'a autorisée à adopter l'enfant il y a quelques jours, contre l'avis du procureur de la République adjoint. Mais le couple s'attend désormais à ce que celui-ci fasse appel. « Cela risque de tout repousser de plusieurs mois », déplore Chrystel.

En avril, d'après un courrier que nous nous sommes procurés, ce même procureur adjoint s'est opposé à une adoption plénière au sein d'un couple de femmes mariées, au nom du « respect de l'histoire personnelle de l'enfant (qui) ne peut faire abstraction pure et simple d'une intervention paternelle dans sa conception ».

Le procureur adjoint va encore plus loin : « Le désir manifeste (…) de la mère et de son épouse pourrait parfaitement aller contre la volonté future de l'adopté et constitue déjà une forme de manque de respect pour l'histoire de l'enfant adopté dont l'intérêt commande qu'elle soit préservée et non transformée en fable. »

Voilà donc la mère biologique et sa femme, auxquelles la loi garantit le droit d'adopter, accusées de « manquer de respect » à l'enfant qu'elles élèvent ensemble depuis des années, et de lui raconter une « fable », celle d'une conception sans père. Des arguments similaires à ceux des opposants à la loi Taubira.

Rapporteur de cette loi, Erwann Binet reconnaît que le dispositif juridique reste « bancal ». Et pour cause : à ce jour, la PMA reste réservée en France à certains couples hétérosexuels non fertiles. « Si nous avions ouvert la PMA aux couples de femmes en la votant avec le mariage comme l'ont fait de nombreux pays, il n'y aurait aucun problème », déplore Binet. Comme une centaine de députés PS, l'élu de l'Isère avait milité pour l'étendre à toutes les femmes, ou au moins aux femmes mariées. Mais François Hollande a toujours refusé, même si la PMA était l'une de ses promesses de campagne. En visite au Vatican, Manuel Valls a exclu de légiférer sur ce sujet jusqu'en 2017.

« Pour les couples de femmes, la filiation n'est possible que par voie adoptive. Mais cette adoption reste soumise à l'arbitraire judiciaire, déplore Nathalie Allain-Djerrah, des Enfants d'Arc-en-Ciel. Sans un dispositif légal qui permette d'établir la filiation sur le projet parental, l'inégalité entre les enfants perdurera. » Dans une tribune publiée sur Mediapart, le syndicat de la magistrature a appelé les parlementaires à « mener à son terme l’évolution de notre droit de la filiation ».

« Il y a une brêche béante dans la loi Taubira, et tout le monde en avait conscience quand nous l'avons votée. On ne reconnaît toujours pas la volonté des couples de femmes de faire famille », déplore le député écologiste Sergio Coronado, qui était partisan, comme tous ses collègues, d'insérer la PMA dans le texte initial. Lors de récents débats à l'Assemblée nationale sur la proposition de loi sur l'autorité parentale, il avait proposé de sortir de l'arbitraire judiciaire en créant dans la loi une présomption de parenté : tout enfant né ou conçu pendant le mariage d'un couple composé de deux femmes, dans le cadre d'un projet parental et sans filiation paternelle connue, aurait eu pour parent la conjointe de sa mère.

Le PS l'avait repoussée, au motif que la proposition de loi sur l'autorité parentale ne traitait pas de la filiation. Et que le jugement de Versailles, qui a refusé une adoption pour cause de PMA, fait l'objet d'un appel. Jeudi 22 mai, la loi sur l'autorité parentale a de toutes façons été repoussée sine die face à l'obstruction parlementaire des ultras de l'opposition. Quant à la grande loi sur la famille envisagée au début du quinquennat, elle a été jetée aux oubliettes au début de l'année.

Contacté par Mediapart, le ministère de la justice qui, cette semaine, a reçu les associations, refuse de « commenter et de discuter des décisions rendues par les juridictions souveraines ».

Mais selon le porte-parole de la Chancellerie, « l’instruction des demandes des couples qui souhaitent adopter, le traitement de leur affaire et les mesures d’instruction ordonnées le cas échéant, doivent être les mêmes qu’elles soient présentées par des couples hétérosexuels ou homosexuels, aucune discrimination ne peut être acceptable ». Le ministère assure que la directrice des affaires civiles du ministère a été chargée « d’effectuer un recensement » des cas difficiles, mais « également de proposer très vite des solutions pour les régler si elles sont importantes et se rencontrent dans plusieurs juridictions ».

Du côté des associations, l'impatience pointe. « Nous demandons au gouvernement d'intervenir immédiatement afin de garantir un égal accès à la filiation avec leurs parents à tous les enfants de la République », lance Nathalie Allain-Djerrah, des Enfants d'Arc-en-Ciel. Mercredi 27 mai, le groupe écologiste de l'Assemblée nationale a de nouveau déposé une proposition de loi pour étendre la PMA aux couples de femmes. Un geste avant tout symbolique : elle n'a aucune chance d'être votée de sitôt.

Retrouver l'intégralité de la réponse du ministère de la justice sous l'onglet Prolonger

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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Démocratie sanitaire (2/4). Les associations de patients veulent peser sur les choix politiques

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Sur le site internet de l'Association française des diabétiques (AFD), le choix des mots est sans équivoque : l'AFD veut participer à la « gouvernance de la santé ». Fini d'être de simples mouvements de solidarité au service des pairs, les associations de malades réclament d'avoir vatients, j'y ai participé en mon nom propre : on me disait que c'était hors-sujet ! Aujourd'hui, nous consultons bien volontiers le corps médical mais il n'intervient plus dans notre positionnement. »

Yvanie Caillé.Yvanie Caillé.

L'émancipation des usagers est effectivement récente, de même que leur mue en acteurs militants pour une représentation véritable au sein des instances de décision. « Dans les maladies rénales, l’histoire pèse lourd. » Yvanie Caillé, directrice de l'association Renaloo décrypte cette « culpabilité » qui a pu assaillir les malades du rein : « Il y a 50 ans, ni la dialyse ni la greffe n’étaient disponibles, tous les patients mouraient. Il a fallu attendre les années 1970 pour qu’ils puissent tous accéder à un traitement et donc à la survie, mais au prix fort. On leur rappelle encore régulièrement le prix d’une année de leur vie (environ 80 000 € pour la dialyse et 20 000 € pour la greffe – Ndlr), pour qu’ils se souviennent qu’ils devraient déjà être bien contents d’être traités… Cela a été et reste un frein à notre prise de parole pour revendiquer nos droits. Mais les choses avancent. » Organisatrice des États généraux du rein en 2013, la militante, patiente elle-même, se souvient aussi de la violence des réactions de certains professionnels : « La parole des malades s'est vraiment libérée, c'était formidable. Mais ce cri de détresse, devenu largement audible, a été très mal perçu par certains médecins, qui n’y ont vu que “des pleurnicheries” ou se sont sentis personnellement mis en cause. La maladie et les traitements rendent les patients malheureux, pas les médecins…, qui doivent néanmoins entendre les difficultés exprimées pour tenter de mieux y répondre ! »

Depuis la loi du 4 mars 2002, dite parfois « loi Kouchner », le droit individuel des patients a singulièrement progressé. Les associations ont obtenu le droit de siéger dans diverses instances, à plusieurs niveaux : au sein des agences régionales de santé, des commissions des relations avec les usagers et de la qualité de la prise en charge dans les établissements, dans les commissions de recours et contentieux, au conseil de la caisse nationale d'assurance maladie... Pas suffisant, pour Christian Saout, l'ancien président du Collectif interassociatif sur la santé (CISS) : « Sur les droits collectifs, on joue encore petit bras… » Et de plaider pour une présence accrue, notamment au sein d'organismes plus stratégiques comme la commission économique des produits de santé – chargée notamment d'orienter les prix et la politique du médicament – où sont représentés les caisses nationales d'assurances maladies, des médecins, des pharmaciens mais aucun patient. Même traitement en ce qui concerne la commission de la transparence sur le médicament, qui examine notamment le fameux « service rendu » par un médicament… « Quand on voit des traitements à 80 000 euros pour des hépatites C, c'est sûrement bien pour le malade, mais est-ce que le coût est justifié par rapport au traitement précédent ?, s'interroge Christian Saout. Aucun usager n'est consulté sur le sujet. »

Xavier Rey Coquais, responsable associatif dans le VIH :
« La ministre a tout intérêt à avoir un équilibre des lobbys. »

 

Si l’État hésite encore à s'engager dans le cadre qu'il avait tracé en 2002, c'est peut-être par prudence face à la nébuleuse associative. Associations de patients phagocytées par le milieu médical, apparition de petites notabilités, inquiétudes sur la réelle représentativité des mouvements… Le monde associatif n'échappe pas à certaines dérives. Mais le cœur du problème réside dans son financement : en 2012, les industriels de santé ont déclaré avoir versé 5,9 millions d’euros à 301 associations de patients en France. « Certaines ont de vraies difficultés à gagner leur indépendance », concède un observateur du secteur… « 30 à 40 % de notre budget vient (sic) de contrats avec les labos, on conçoit des projets et on cherche des industriels pour participer à leur financement, détaille Gérard Raymond, de l'association française des diabétiques. Nous n'avons aucun contrat exclusif avec l'un d'entre eux. Le reste, ce sont des dons de personnes. Les subventions institutionnelles représentent pour nous 4 %, comment voulez vous boucler un budget avec ça ? »

Remise du rapport de Claire Compagnon à Marisol Touraine.Remise du rapport de Claire Compagnon à Marisol Touraine.

La revendication d'un financement public plus soutenu pour conforter la représentation des usagers est un sujet récurrent de discorde entre les associations et les gouvernements. « On nous a promis la démocratie sanitaire, mais sans nous donner les moyens d'y participer ! Personne ne demande à être payé, mais au moins que les associations, moyennant un contrôle sérieux de leurs pratiques, puissent financer la formation de leur représentant, les frais de déplacements et de coordination. » Cette ligne, défendue par Christian Saout, est d'ailleurs peu ou prou celle de Claire Compagnon, auteur du rapport remis à Marisol Touraine et intitulé « L'an II de la démocratie sanitaire ». Passée par Aides et la Ligue contre le cancer, cette ancienne responsable associative veut « un statut pour les représentants des usagers », et estime que « comme pour la démocratie politique et la démocratie sociale, un financement public suffisant et pérenne devrait être envisagé pour les représentants de la démocratie sanitaire », qu'elle évalue d'ailleurs autour de 16,5 millions d'euros par an.

Le problème est sans doute encore plus vaste que celui de la simple représentativité associative. Contrairement à bien d'autres secteurs, comme l'éducation ou les transports, l’État français a mis du temps avant de s'impliquer réellement dans la santé. La création d'un service public hospitalier date seulement de la loi Debré, en 1958. « C'est même la particularité de la France, par rapport à l'Allemagne et l'Angleterre : le système qui a le plus, voire totalement donné la main aux professionnels, c'est le système français, assure Didier Tabuteau, responsable de la chaire santé de Sciences Po Paris. Cela a beaucoup de vertus car les professionnels intègrent très vite le progrès dans leurs pratiques, mais c'est aussi un système qui favorise les rentes de situation. Depuis vingt ans, c'est moins le cas, mais la réorganisation des pouvoirs reste nécessaire ainsi qu'une plus grande régulation, notamment sur la médecine de ville. » La loi de 2002 est, de ce point de vue, embryonnaire, d'autant plus qu'en 2004, un nouveau texte a remis en cause certaines dispositions. « La démocratie sanitaire c'est la participation de tous, mais également, à mon sens, faire pleinement entrer la santé dans le champ politique, poursuit Didier Tabuteau. Tout le monde doit s'engager : l’État en tant que technostructure, mais également les usagers, les assurés ainsi que les députés ou élus locaux. Or on a une mainmise des professionnels de santé qui est toujours extrêmement puissante, une démocratie sociale et des partenaires sociaux qui ont porté le système pendant des décennies et qui ont du mal à voir un autre mode d'organisation s'instaurer. »

→ Xavier Rey Coquais :
« Ce que l'on a constaté du point de vue des députés et des politiques, c'est une méconnaissance profonde de ce que signifie la santé publique. »

 

Car si les représentants de patients peinent à être pris au sérieux, les usagers sont de plus en plus mis à contribution pour financer le système de soins, via la souscription quasi obligatoire à des complémentaires, mutuelles et assurances privées. L'instauration de franchises, du tiers payant, les dépassements d'honoraires, etc., achèvent de concentrer le rôle de la sécurité sociale sur les dépenses les plus lourdes, pour les pathologies les plus graves, et de compter sur l'usager pour les soins courants. « Le meilleur exemple, c'est les soins dentaires !, selon Didier Tabuteau. On lâche sur les tarifs opposables et on a un champ entier qui passe par un remboursement majoritairement assuré par des complémentaires. Moi je suis fondamentalement convaincu que la Sécurité sociale doit regagner sa place parce c'est plus économique pour le pays et plus juste socialement. Or cette question n'a pas fait l'objet d'un débat politique ! »

Vincent DumezVincent Dumez

Vincent Dumez, lui, est persuadé que le système évoluera, même aux forceps. C'est l'un des patients-partenaires les plus connus… au Québec. Militant, il est bien malgré lui un grand usager (et donc un fin connaisseur) du système de santé : hémophile sévère depuis sa naissance en France, il a été contaminé accidentellement par les virus du sida et de l'hépatite C lors de l'affaire du sang contaminé au Canada.

→ Vincent Dumez :
« Je crois profondément que les patients peuvent jouer un rôle majeur dans la transformation des soins. »

 

Vincent Dumez travaille aujourd'hui comme coordinateur à la faculté de médecine de l'université de Montréal : elle accueille chaque année 210 patients-partenaires pour former des étudiants de première, deuxième et troisième années en sciences de la santé. Cent cinquante patients-formateurs sont également impliqués dans l'ingénierie des programmes en santé. « Ils sont sélectionnés, formés, ils ne sont pas là en posture de témoins, explique Vincent Dumez. L'idée, c'est d'amener les professionnels à considérer que le patient fait partie de l'équipe, puisqu'il va être amené à s'administrer du soin. Ça change tout le paradigme. » Au Québec comme en France, la montée en puissance des maladies chroniques exige de revoir en profondeur le système, avec des médecins qui seront de plus en plus dans une perspective d'accompagnement des malades plutôt que de guérison.

→ Vincent Dumez :
« S’il y a une chose incontournable, ce sont bien les changements qui doivent s’orchestrer dans l'éducation médicale. »


En France, quinze millions de personnes sont touchées par une maladie chronique, ce qui représente 70 % des dépenses de santé. « Simplement pour soigner les personnes atteintes du diabète, il faut 18 milliards d'euros par an, et un milliard de plus tous les ans, note Gérard Raymond de l'AFD. Les patients ont peut-être des idées à partager sur la prévention… » Moins de cure, pour plus de care, c'est dans le cadre de la démocratie sanitaire qu'il faudra trancher.

Prochain volet : Internet, mon médecin et moi

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Démocratie sanitaire (2/4). Les associations de patients veulent peser

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Sur le site internet de l'Association française des diabétiques (AFD), le choix des mots est sans équivoque : l'AFD veut participer à la « gouvernance de la santé ». Fini d'être de simples mouvements de solidarité au service des pairs, les associations de malades réclament d'avoir voix au chapitre. « C'était important de l'écrire noir sur blanc car cela correspond aussi à une mutation, concède Gérard Raymond, son secrétaire général. Jusqu'en 2003, notre association était dirigée par des professionnels, qui nous expliquaient qu'on devrait adopter tel ou tel positionnement. La loi de 2002 sur le droit des patients, j'y ai participé en mon nom propre : on me disait que c'était hors-sujet ! Aujourd'hui, nous consultons bien volontiers le corps médical mais il n'intervient plus dans notre positionnement. »

Yvanie Caillé.Yvanie Caillé.

L'émancipation des usagers est effectivement récente, de même que leur mue en acteurs militants pour une représentation véritable au sein des instances de décision. « Dans les maladies rénales, l’histoire pèse lourd. » Yvanie Caillé, directrice de l'association Renaloo décrypte cette « culpabilité » qui a pu assaillir les malades du rein : « Il y a 50 ans, ni la dialyse ni la greffe n’étaient disponibles, tous les patients mouraient. Il a fallu attendre les années 1970 pour qu’ils puissent tous accéder à un traitement et donc à la survie, mais au prix fort. On leur rappelle encore régulièrement le prix d’une année de leur vie (environ 80 000 € pour la dialyse et 20 000 € pour la greffe – Ndlr), pour qu’ils se souviennent qu’ils devraient déjà être bien contents d’être traités… Cela a été et reste un frein à notre prise de parole pour revendiquer nos droits. Mais les choses avancent. » Organisatrice des États généraux du rein en 2013, la militante, patiente elle-même, se souvient aussi de la violence des réactions de certains professionnels : « La parole des malades s'est vraiment libérée, c'était formidable. Mais ce cri de détresse, devenu largement audible, a été très mal perçu par certains médecins, qui n’y ont vu que “des pleurnicheries” ou se sont sentis personnellement mis en cause. La maladie et les traitements rendent les patients malheureux, pas les médecins…, qui doivent néanmoins entendre les difficultés exprimées pour tenter de mieux y répondre ! »

Depuis la loi du 4 mars 2002, dite parfois « loi Kouchner », le droit individuel des patients a singulièrement progressé. Les associations ont obtenu le droit de siéger dans diverses instances, à plusieurs niveaux : au sein des agences régionales de santé, des commissions des relations avec les usagers et de la qualité de la prise en charge dans les établissements, dans les commissions de recours et contentieux, au conseil de la caisse nationale d'assurance maladie... Pas suffisant, pour Christian Saout, l'ancien président du Collectif interassociatif sur la santé (CISS) : « Sur les droits collectifs, on joue encore petit bras… » Et de plaider pour une présence accrue, notamment au sein d'organismes plus stratégiques comme la commission économique des produits de santé – chargée notamment d'orienter les prix et la politique du médicament – où sont représentés les caisses nationales d'assurances maladies, des médecins, des pharmaciens mais aucun patient. Même traitement en ce qui concerne la commission de la transparence sur le médicament, qui examine notamment le fameux « service rendu » par un médicament… « Quand on voit des traitements à 80 000 euros pour des hépatites C, c'est sûrement bien pour le malade, mais est-ce que le coût est justifié par rapport au traitement précédent ?, s'interroge Christian Saout. Aucun usager n'est consulté sur le sujet. »

Xavier Rey Coquais, responsable associatif dans le VIH :
« La ministre a tout intérêt à avoir un équilibre des lobbys. »

 

Si l’État hésite encore à s'engager dans le cadre qu'il avait tracé en 2002, c'est peut-être par prudence face à la nébuleuse associative. Associations de patients phagocytées par le milieu médical, apparition de petites notabilités, inquiétudes sur la réelle représentativité des mouvements… Le monde associatif n'échappe pas à certaines dérives. Mais le cœur du problème réside dans son financement : en 2012, les industriels de santé ont déclaré avoir versé 5,9 millions d’euros à 301 associations de patients en France. « Certaines ont de vraies difficultés à gagner leur indépendance », concède un observateur du secteur… « 30 à 40 % de notre budget vient (sic) de contrats avec les labos, on conçoit des projets et on cherche des industriels pour participer à leur financement, détaille Gérard Raymond, de l'association française des diabétiques. Nous n'avons aucun contrat exclusif avec l'un d'entre eux. Le reste, ce sont des dons de personnes. Les subventions institutionnelles représentent pour nous 4 %, comment voulez vous boucler un budget avec ça ? »

Remise du rapport de Claire Compagnon à Marisol Touraine.Remise du rapport de Claire Compagnon à Marisol Touraine.

La revendication d'un financement public plus soutenu pour conforter la représentation des usagers est un sujet récurrent de discorde entre les associations et les gouvernements. « On nous a promis la démocratie sanitaire, mais sans nous donner les moyens d'y participer ! Personne ne demande à être payé, mais au moins que les associations, moyennant un contrôle sérieux de leurs pratiques, puissent financer la formation de leur représentant, les frais de déplacements et de coordination. » Cette ligne, défendue par Christian Saout, est d'ailleurs peu ou prou celle de Claire Compagnon, auteur du rapport remis à Marisol Touraine et intitulé « L'an II de la démocratie sanitaire ». Passée par Aides et la Ligue contre le cancer, cette ancienne responsable associative veut « un statut pour les représentants des usagers », et estime que « comme pour la démocratie politique et la démocratie sociale, un financement public suffisant et pérenne devrait être envisagé pour les représentants de la démocratie sanitaire », qu'elle évalue d'ailleurs autour de 16,5 millions d'euros par an.

Le problème est sans doute encore plus vaste que celui de la simple représentativité associative. Contrairement à bien d'autres secteurs, comme l'éducation ou les transports, l’État français a mis du temps avant de s'impliquer réellement dans la santé. La création d'un service public hospitalier date seulement de la loi Debré, en 1958. « C'est même la particularité de la France, par rapport à l'Allemagne et l'Angleterre : le système qui a le plus, voire totalement donné la main aux professionnels, c'est le système français, assure Didier Tabuteau, responsable de la chaire santé de Sciences Po Paris. Cela a beaucoup de vertus car les professionnels intègrent très vite le progrès dans leurs pratiques, mais c'est aussi un système qui favorise les rentes de situation. Depuis vingt ans, c'est moins le cas, mais la réorganisation des pouvoirs reste nécessaire ainsi qu'une plus grande régulation, notamment sur la médecine de ville. » La loi de 2002 est, de ce point de vue, embryonnaire, d'autant plus qu'en 2004, un nouveau texte a remis en cause certaines dispositions. « La démocratie sanitaire c'est la participation de tous, mais également, à mon sens, faire pleinement entrer la santé dans le champ politique, poursuit Didier Tabuteau. Tout le monde doit s'engager : l’État en tant que technostructure, mais également les usagers, les assurés ainsi que les députés ou élus locaux. Or on a une mainmise des professionnels de santé qui est toujours extrêmement puissante, une démocratie sociale et des partenaires sociaux qui ont porté le système pendant des décennies et qui ont du mal à voir un autre mode d'organisation s'instaurer. »

→ Xavier Rey Coquais :
« Ce que l'on a constaté du point de vue des députés et des politiques, c'est une méconnaissance profonde de ce que signifie la santé publique. »

 

Car si les représentants de patients peinent à être pris au sérieux, les usagers sont de plus en plus mis à contribution pour financer le système de soins, via la souscription quasi obligatoire à des complémentaires, mutuelles et assurances privées. L'instauration de franchises, du tiers payant, les dépassements d'honoraires, etc., achèvent de concentrer le rôle de la sécurité sociale sur les dépenses les plus lourdes, pour les pathologies les plus graves, et de compter sur l'usager pour les soins courants. « Le meilleur exemple, c'est les soins dentaires !, selon Didier Tabuteau. On lâche sur les tarifs opposables et on a un champ entier qui passe par un remboursement majoritairement assuré par des complémentaires. Moi je suis fondamentalement convaincu que la Sécurité sociale doit regagner sa place parce c'est plus économique pour le pays et plus juste socialement. Or cette question n'a pas fait l'objet d'un débat politique ! »

Vincent DumezVincent Dumez

Vincent Dumez, lui, est persuadé que le système évoluera, même aux forceps. C'est l'un des patients-partenaires les plus connus… au Québec. Militant, il est bien malgré lui un grand usager (et donc un fin connaisseur) du système de santé : hémophile sévère depuis sa naissance en France, il a été contaminé accidentellement par les virus du sida et de l'hépatite C lors de l'affaire du sang contaminé au Canada.

→ Vincent Dumez :
« Je crois profondément que les patients peuvent jouer un rôle majeur dans la transformation des soins. »

 

Vincent Dumez travaille aujourd'hui comme coordinateur à la faculté de médecine de l'université de Montréal : elle accueille chaque année 210 patients-partenaires pour former des étudiants de première, deuxième et troisième années en sciences de la santé. Cent cinquante patients-formateurs sont également impliqués dans l'ingénierie des programmes en santé. « Ils sont sélectionnés, formés, ils ne sont pas là en posture de témoins, explique Vincent Dumez. L'idée, c'est d'amener les professionnels à considérer que le patient fait partie de l'équipe, puisqu'il va être amené à s'administrer du soin. Ça change tout le paradigme. » Au Québec comme en France, la montée en puissance des maladies chroniques exige de revoir en profondeur le système, avec des médecins qui seront de plus en plus dans une perspective d'accompagnement des malades plutôt que de guérison.

→ Vincent Dumez :
« S’il y a une chose incontournable, ce sont bien les changements qui doivent s’orchestrer dans l'éducation médicale. »


En France, quinze millions de personnes sont touchées par une maladie chronique, ce qui représente 70 % des dépenses de santé. « Simplement pour soigner les personnes atteintes du diabète, il faut 18 milliards d'euros par an, et un milliard de plus tous les ans, note Gérard Raymond de l'AFD. Les patients ont peut-être des idées à partager sur la prévention… » Moins de cure, pour plus de care, c'est dans le cadre de la démocratie sanitaire qu'il faudra trancher.

Prochain volet : Internet, mon médecin et moi

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Actualité 03/06/2014

Les bons comptes de Marine Le Pen au parlement européen

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Sur la forme, la photo de famille fut un succès. Marine Le Pen a tenu une conférence de presse victorieuse, mercredi, à Bruxelles, flanquée de Geert Wilders, son allié néerlandais du PVV, et d'autres responsables européens – issus du FPÖ autrichien, du Vlaams Belang belge et de la Ligue du Nord italienne (écouter l'intégralité ici). Devant une salle de presse débordant de journalistes français et étrangers, la patronne du FN a assuré n’avoir « absolument aucune inquiétude » sur la constitution de son groupe, s'imaginant déjà à la tête de la seule force, en Europe, capable de contrer cette « oligarchie qui a peur des peuples ».

Sur le fond, le bilan est plus mitigé. Le Front national doit, pour former un groupe politique au sein du parlement, s'allier au moins à six autres partis, issus d'États membres différents. Il en manque toujours deux au compteur, et Marine Le Pen a jusqu'au 24 juin pour y parvenir. Mercredi, elle a refusé d'en dire davantage sur l'avancée des négociations : « Les combinaisons possibles sont considérables, nous n'allons pas évoquer devant vous ces pistes (…), cela exige de la discrétion », a-t-elle éludé.

L'affaire est loin d'être réglée, mais pose d'abord une question de fond : pourquoi donc Marine Le Pen s'obstine-t-elle à vouloir former un groupe politique à Strasbourg ? Elle siégeait, jusqu'à présent, parmi les « non inscrits », un choix qui peut paraître cohérent avec le projet souverainiste qu'elle défend, en rupture avec l'Union. Après tout, elle n'a de cesse, depuis des années, de critiquer les institutions européennes, à commencer par le parlement. Pourquoi, soudainement, vouloir jouer le jeu des groupes politiques internes à l'institution ?

Marine Le Pen avec ses alliés italiens, autrichiens, néerlandais et belges lors de sa conférence de presse.Marine Le Pen avec ses alliés italiens, autrichiens, néerlandais et belges lors de sa conférence de presse. © Reuters

Officiellement, la patronne du FN affiche un objectif politique : renforcer son influence au sein de l'hémicycle. N'en déplaise à Marine Le Pen, les rapports de force, au sein du prochain parlement, ne tournent pas à son avantage. Le FN a beau afficher une ascension fulgurante, passant de 3 à 24 élus d'un mandat à l'autre, cela reste modeste à l'échelle du parlement tout entier (751 eurodéputés). Et même si la leader frontiste parvient à constituer un groupe doté d'une quarantaine d'élus, il ne s'agirait que de la sixième ou septième formation de l'hémicycle, loin derrière les conservateurs (estimés à 214 élus), les socialistes (191), mais aussi les libéraux, les verts, les gauches de la GUE, ou encore les eurosceptiques tendance David Cameron, le premier ministre britannique.

Adossé à un groupe, le FN pourrait tout de même plus facilement déposer des amendements sur les textes en discussions, ou même rédiger des rapports. Leur président de groupe aura son mot à dire au sein de la conférence des présidents, une réunion hebdomadaire stratégique qui fixe l'agenda de l'hémicycle. Le groupe devrait aussi obtenir au moins l'une des 22 présidences de commissions thématiques, au sein du parlement – ces postes stratégiques seront répartis début juillet, selon la méthode d'Hondt, et les élus « non inscrits » ne peuvent y prétendre.

  • L'intérêt financier d'un groupe au parlement

Mais ce n'est pas tout. Si Marine Le Pen se montre si pressante pour constituer ce groupe à Strasbourg, c'est pour une autre raison, qu'elle s'est bien gardée de mentionner lors de sa conférence de presse : l'opération pourrait aussi se révéler juteuse, d'un strict point de vue financier. Car chaque groupe touche des subventions versées par le parlement.

Une enveloppe globale est ainsi distribuée chaque année aux groupes politiques pour assurer leur fonctionnement. En 2013, ils sont sept à s'être partagé 57 millions d'euros. Cette année, la ligne budgétaire s'établit à 59,8 millions d'euros. Ils pourraient donc être huit à en profiter. Comment s'effectue la répartition ? En fonction du nombre d'élus, bien sûr, mais aussi selon le nombre de langues parlées au sein du groupe. Un groupe constitué du socle des 24 élus FN pourrait donc prétendre à quelques millions d'euros de subventions par an.

Officiellement, cet argent doit couvrir les « frais d'administration et de fonctionnement » (secrétaires, conseillers politiques, etc.), mais aussi les « dépenses destinées aux activités politiques et aux informations liées à l'actualité de l'Union ». En clair, un budget est prévu pour organiser colloques et conférences, et éditer des brochures, frais de traduction compris. Par contre, il est interdit d'utiliser cet argent pour, par exemple, financer des campagnes – européennes ou nationales.

La constitution d'un groupe devrait avoir un autre effet : augmenter mécaniquement les subventions versées, toujours par le parlement, au parti européen qui y correspond. Marine Le Pen est ainsi la vice-présidente d'une formation méconnue, l'Alliance européenne pour la liberté (ALE), aux côtés, par exemple, de Godfrey Bloom, un ancien du « UKIP » britannique devenu indépendant. Cette formation basée à Malte, où l'on retrouve le PVV néerlandais et le FPÖ autrichien, devait toucher 385 000 euros de subventions sur l'année 2013. Elle devrait voir ses subventions grimper en 2014 et 2015.

Si la présidente du FN ne parvient pas à constituer un groupe autonome, sa victoire électorale du 25 mai reste tout de même une bonne affaire budgétaire pour son parti. Car ce sont 24 députés frontistes qui toucheront chacun 10 500 euros net par mois (un salaire de 6 200 euros net et une indemnité de frais généraux de 4 299 euros), mais aussi une enveloppe maximale de 21 000 euros chacun pour rémunérer leurs assistants chaque mois. En tout, ce serait – au moins – 80 personnes qui pourraient obtenir un salaire rémunéré pendant cinq ans, via le parlement.

  • Des moyens qui profiteront au premier cercle lepéniste

Qui profitera précisément de cette manne financière ? D'abord le premier cercle lepéniste (cadres dirigeants, historiques du FN, et certains de leurs proches), surreprésenté parmi les 24 eurodéputés frontistes.

Marine Le Pen a propulsé au parlement une grande partie de sa direction : ses trois vice-présidents (Louis Aliot, Florian Philippot, Jean-François Jalkh), son secrétaire général Steeve Briois et son adjoint, Nicolas Bay, Jean-Marie Le Pen le « président d'honneur » du parti, deux conseillers clés (Aymeric Chauprade et Bernard Monot), et Dominique Martin, cadre dirigeantsuccessivement directeur de campagne de Jean-Marie et Marine Le Pen. On trouve également des historiques du FN, comme Bruno Gollnisch, Mireille d'Ornano, candidate frontiste depuis les années 1980, Marie-Christine Boutonnet, adhérente depuis 1979, ou Joëlle Mélin.

Jean-Marie et Marine Le Pen au parlement européen, le 17 avril 2013.Jean-Marie et Marine Le Pen au parlement européen, le 17 avril 2013. © Reuters

Y figurent aussi des proches de dirigeants frontistes : Dominique Bilde, la mère de Bruno Bilde, proche conseiller de Marine Le Pen ; Mylène Troszczynski, la belle-fille de Michel Guiniot, cadre historique du FN. L'assistante juridique du parti, Nathalie Betegnies, en quatrième position en Île-de-France, n'a finalement pas réussi à être élue, à la différence de Sylvie Goddyn, membre du Comité central du FN, présentée comme « assistante parlementaire européenne ».

Marine Le Pen s'était arrangée avec le bureau politique du FN pour prendre elle-même en main la constitution des listes. Pour caser ses fidèles, elle n’a pas hésité à s’affranchir de la parité (en faisant démissionner deux élues pour laisser la place à des hommes), de la loi sur le non-cumul des mandats (Steeve Briois, nouveau maire d’Hénin-Beaumont, élu eurodéputé, devra choisir d'ici l'application de la loi en 2017) ou à installer des parachutés (comme Édouard Ferrand, conseiller régional de Bourgogne élu dans le Sud-Ouest, ou Jean-Luc Schaffhauser, candidat aux municipales à Strasbourg élu en Île-de-France).

À ces 24 élus, il faut ajouter les nombreux assistants parlementaires (« accrédités » ou « locaux ») qu'ils pourront embaucher avec leur enveloppe de 21 000 euros. Comme Mediapart l’a démontré dans cette enquête, le FN est passé maître dans l’art de l’optimisation de cette manne bruxelloise, qui lui a permis lors de la dernière mandature de rémunérer en partie plusieurs cadres frontistes.

Marine Le Pen avait ainsi salarié, pendant la campagne de 2012, ses deux vice-présidents – Louis Aliot (son compagnon) et Florian Philippot –, qui étaient simultanément ses directeurs de campagne à la présidentielle et les porte-parole du parti aux législatives. Jean-Marie Le Pen a, lui, embauché comme assistants « locaux » sa secrétaire personnelle à Montretout Micheline Bruna (qui figurait l'année dernière parmi les assistants « locaux » d’un autre député FN, Bruno Gollnisch), son assistant personnel Gérald Gérin, le vice-président du FN Jean-François Jalkh, et Julien Sanchez, nouveau maire de Beaucaire, qui fut jusqu'à son élection un cadre du service presse du parti. On retrouve une grande partie de ces proches des Le Pen dans les micro-partis de la famille, comme secrétaires généraux ou trésoriers (lire nos articles ici et là).

Le règlement du parlement interdisant depuis 2009 l'embauche d'un membre de sa famille, les Le Pen ne pouvaient pas recruter comme assistante parlementaire Yann Maréchal, sœur de Marine Le Pen, à la tête de la direction des grandes manifestations du FN. C'est donc parmi les assistants « locaux » de Bruno Gollnisch qu'elle figure.

Une manière pour le Front national, longtemps en difficultés financières, de soulager ses finances. À la suite de ses législatives ratées en 2007 (qui avaient entraîné la réduction de sa subvention publique de 4,5 millions à 1,8 million d’euros), et après un coûteux conflit avec son imprimeur (qui réclamait ses 7 millions d’euros prêtés au parti), le FN avait accumulé, en 2010, une dette colossale de près de 10 millions d’euros. Les micro-partis des Le Pen (Cotelec et Jeanne) et la vente du « Paquebot », son siège historique, lui avaient permis de se maintenir la tête hors de l’eau jusqu'aux législatives de 2012, où il a pu se renflouer.

  • L'équilibre précaire du groupe de Le Pen

Marine Le Pen parviendra-t-elle à former un groupe pour toucher le jackpot ? La présidente du FN s’est lancée dans une bataille des recrutements avec l'UKIP de Nigel Farage, qui veut de son côté conserver son groupe, l’EFD (Europe libertés démocratie). Elle est assurée du soutien de quatre partis : le FPÖ autrichien, le Vlaams Belang belge, le PVV néerlandais et la Ligue du Nord italienne – soit d'ores et déjà 38 élus. Il manque donc encore deux délégations nationales.

Le Britannique Nigel Farage, à la tête du UKIP, refuse de s'allier avec Marine Le Pen.Le Britannique Nigel Farage, à la tête du UKIP, refuse de s'allier avec Marine Le Pen. © Reuters.

Mais entre ceux qui refusent de s’afficher avec un FN qu’ils jugent trop extrémiste (voire « antisémite », aux yeux du UKIP et de l’extrême droite danoise), et ceux avec qui Marine Le Pen refuse de s’allier (les néo-nazis grecs d’Aube dorée, le Jobbik en Hongrie, Ataka en Bulgarie), la tâche est difficile.

Plutôt proches du FN, les Démocrates de Suède (SD) hésitent encore. L’annonce d’une coalition européenne entre leur organisation jeunesse et ses homologues du FN, du Vlaams Belang et du FPÖ avait suscité des remous jusque dans leur parti. Le secrétaire du SD a reconnu qu'il y avait un « fort risque » que son parti rejoigne finalement l’UKIP, qui a lui aussi remporté 24 sièges. Lors de sa conférence de presse, la présidente du FN a entretenu le suspense : « Les démocrates suédois, pour l'instant, n'ont absolument pas indiqué leur volonté de rejoindre le groupe de Farage. »

Le Front national explique qu’il mise sur des pays « de l’Europe centrale et orientale » , mais sans dire lesquels. Marine Le Pen pourrait regarder du côté du parti europhobe polonais KNP (4 élus), ou choisir de s’allier avec le parti Ordre et Justice du Lituanien Rolandas Paksas. Quitte à s’affranchir des casseroles de cet ancien président de la Lituanie, destitué à vie en 2004, à cause de son implication dans de nombreuses affaires de corruptionMais la position pro-russe de Marine Le Pen pourrait gêner ces deux partis nationalistes plutôt hostiles à Moscou.

La leader frontiste sait que l’équilibre d’un tel groupe est précaire, où chaque ralliement peut faire fuir l’un de ses soutiens. L’arrivée des Lituaniens compliquerait l'entrée des Polonais dans le collectif, pour des raisons historiques. « Tout ce qui est trop extrême peut chasser le PVV de Wilders », commente aussi un observateur au parlement européen.

Derrière la difficulté à constituer cette alliance europhobe, une autre question se pose déjà : comment un groupe si hétéroclite pourrait-il tenir cinq années ? Si l'on en croit une étude de l'ONG Votewatch sur le mandat qui vient de s'écouler, « les élus eurosceptiques et d'extrême droite ont voté de façon identique dans 50 % des cas ». Et le FN et le PVV, rarement d'accord sur les questions économiques, ont voté l'un contre l'autre dans 49 % des cas !

Les frontistes ont d’ailleurs encore en tête le souvenir de l'expérience désastreuse du collectif Identité, tradition, souveraineté (ITS), créé en janvier 2007 et présidé par Bruno Gollnisch. Le groupe n’avait pas duré plus de dix mois. La défection de cinq eurodéputés de « La grande Roumanie », provoquée par une sortie d'Alessandra Mussolini, l'une des figures du groupe, qui avait qualifié tous les Roumains de « délinquants », avait fait passer le nombre d'élus sous le seuil fatidique. À l'époque, l'annonce de la dissolution du groupe avait provoqué une salve d'applaudissements en séance plénière, à Strasbourg.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Actualité 03/06/2014

MediaPorte : « Sarko, c'est juste hallucinant »

Réforme territoriale: le président des départements réclame un référendum

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On ne peut pas dire que Claudy Lebreton soit un homme en colère, mais il est déterminé… Président socialiste du conseil général des Côtes-d’Armor depuis 1997, président de l’assemblée des départements de France 2004, il « ne prendra pas le maquis » si les conseils généraux sont supprimés. Mais il combat de toutes ses forces ce projet de réforme voulu par «son» président, François Hollande.

Pour lui, la suppression de l’échelon départemental n’a aucun sens et n’est lancée dans le débat que pour donner à l’opinion publique le sentiment que le pouvoir « fait quelque chose ». Claudy Lebreton soutient dans «Objections» que François Hollande se trompe trois fois. D’abord sur l’opportunité de cette réforme : « Croyez-vous vraiment qu’un couple dont le fils est sans emploi, et n’en trouve pas, se lève le matin en pensant à la réforme territoriale ? »

Deuxième «erreur» : « On me dit qu’on fera des économies, mais lesquelles ? J’ai rencontré le président de la République, j’ai interrogé le premier ministre, ils sont incapables d’apporter la preuve qu’en supprimant les départements on ferait des économies »...

Troisième erreur : cette réforme serait jacobine, et le président des départements soutient au contraire qu’il faudrait aller plus loin dans la décentralisation.

Si le gouvernement maintient son projet, Lebreton demande qu’on organise un référendum car « la question est au cœur de notre héritage républicain. Ce débat, je ne suis pas contre par principe, mais intéressons-y les Français ».

Claudy Lebreton, président des départements de France, invité d’«Objections» sur Mediapart et Dailymotion

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A l'Assemblée, Henri Guaino en tête d'affiche d'une pièce navrante

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Dix jours après des européennes aux allures de marasme électoral pour la gauche mais aussi pour la droite, l'Assemblée nationale va être mardi 3 juin le théâtre d'un spectacle qui ne va pas réconcilier les Français avec leurs élus. Juste après les traditionnelles questions au gouvernement, le député UMP Henri Guaino, ancien conseiller de Nicolas Sarkozy à l'Élysée, va demander à ses collègues députés de l'exonérer temporairement des poursuites judiciaires dont il fait l'objet.

La dernière fois qu'un parlementaire avait fait une telle demande pour lui-même, c'était en 1997, en l'occurrence le socialiste Michel Charasse, qu'un juge souhaitait entendre en sa qualité d'ancien ministre du budget pour une affaire liée au financement occulte du parti communiste.

Une partie de la droite, convaincue de la partialité politique des magistrats, semble décidée à le soutenir – le groupe UMP en décidera mardi matin. Surtout que le même jour, l'Assemblée va commencer l'examen de la réforme pénale, un texte contesté sur lequel l'opposition est décidée à donner de la voix.

En face, la majorité devrait s'y opposer. Mais elle ne parlera pas d'une seule voix : selon nos informations, le seul député à prendre la parole en faveur d'Henri Guaino sera d'ailleurs un élu du Parti radical de gauche, Alain Tourret. Et tant pis si cela risque de renvoyer à l'opinion l'image désastreuse d'un réflexe de caste d'une partie du monde politique.

Henri Guaino, à la tribune de l'Assemblée nationale, en janvier 2014Henri Guaino, à la tribune de l'Assemblée nationale, en janvier 2014 © Reuters

Henri Guaino a été renvoyé en correctionnelle pour avoir, en mars 2013, à trois reprises (sur Europe 1, France 2, BFM-TV) accusé le juge Gentil, chargé de l'affaire Bettencourt, d'avoir « déshonoré la justice » en mettant en examen Nicolas Sarkozy dans cette affaire – l'ancien chef de l'État a bénéficié quelques mois plus tard d'un non-lieu. Le procès aura lieu le 22 octobre devant la 17e chambre correctionnelle de Paris. Si les députés sont libres de leurs propos dans l'hémicycle et dans l'enceinte de l'Assemblée nationale, ce n'est pas le cas quand ils sont invités à la télé ou à la radio : ils sont alors soumis aux lois sur la presse.

Dans le long plaidoyer pro domo rédigé par Henri Guaino en faveur du député Guaino Henri, celui-ci invoque l'article 26 de la Constitution. Il encadre l'immunité parlementaire (« aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché arrêté, détenu ou jugé à l'occasion des opinions ou votes émis par lui dans l'exercice de ses fonctions »). Il prévoit aussi que « la détention, les mesures privatives ou restrictives de liberté ou la poursuite d'un membre du Parlement » peuvent être « suspendues pour la durée de la session si l'assemblée dont il fait partie le requiert ».

C'est à ce dernier alinéa que Guaino fait référence. Le député UMP demande que les poursuites à son encontre soient suspendues d'ici la fin de la session ordinaire de l'Assemblée nationale (le 30 juin). Bien décidé à faire parler de lui, il souhaite surtout apparaître en héraut de la liberté d'expression et en victime de la vendetta d'un juge. Et profiter de son moment de gloire : les demandes liées à l'article 26 font toujours l'objet d'un débat et d'un vote dans l'hémicycle.

Pour sa défense, Henri Guaino cite Jaurès, Clemenceau, François Mitterrand et l'ancien ministre socialiste Jean Auroux. Poursuivis pour certains propos ou des actes militants, ils bénéficièrent en leur temps de cette protection. Une comparaison « qui n'a pas de sens » selon Barbara Pompili, coprésidente du groupe écologiste à l'Assemblée nationale : « Cet article de la Constitution a été pensé pour empêcher que des parlementaires ne soient jetés en prison et donc empêchés d'exercer leur mandat, ce n'est pas vraiment le risque en l'occurrence. La droite semble partie pour en faire une affaire politique, comme si Guaino était un nouveau capitaine Dreyfus ! » L'écologiste s'interroge surtout sur le message renvoyé aux citoyens. « Ça renvoie l'image d'un petit clan qui se protège, c'est exactement le contraire de ce que les électeurs attendent de nous », dit-elle.

Mercredi 28 mai, la très confidentielle commission chargée de l'application de l'article 26, présidée par le député PS Matthias Fekl, a majoritairement rejeté à huis clos la demande d'Henri Guaino. Pour Fekl, rien ne « permet d’établir que les poursuites (…) constituent une atteinte injustifiée aux conditions d’exercice du mandat ». Le parlementaire socialiste assure même que la requête de l'ancien conseiller de Nicolas Sarkozy constitue un danger de « trouble à l’ordre public ». « Dans le profond désarroi dans lequel sont plongés les Français, dans la profonde crise démocratique que connaît le pays, qui pourrait comprendre que les députés s’arrogent le droit de suspendre des poursuites judiciaires pour l’un des leurs, sans aucun motif valable d’intérêt général ? » écrit-il.

En commission, la gauche a voté contre la demande de Guaino. Mais les députés de droite ont soutenu leur collègue. Parmi eux, une ancienne ministre de la famille Nicolas Sarkozy, Claude Greff. Ou l'UMP Étienne Blanc. « Franchement, ce qu'a dit Guaino est une peccadille. Les magistrats sont hyper-susceptibles, dit-il. Ils appliquent des lois que nous votons. Nous avons le droit de les critiquer. » Blanc votera « bien sûr » pour suspendre les poursuites à l'encontre d'Henri Guaino.

Ce ne sera pourtant pas le cas de son collègue Lionel Tardy, qui a récemment dénoncé les agissements du clan Copé à l'UMP. Même si Tardy a soutenu Guaino en commission (« ça ne servait à rien de voter contre »), il affirme « qu'il ne votera pas ce truc-là » mardi. « Dans le contexte actuel, une affaire comme ça ne tombe pas particulièrement à point nommé. Au-delà du cas Guaino, c'est toute l'Assemblée qu'on va regarder », se désole-t-il.

À l'UMP, aucun orateur n'ira jusqu'à prendre la parole pour défendre Guaino. Ce ne sera pas le cas à gauche : le radical de gauche Alain Tourret a demandé à défendre le député UMP, au risque de provoquer la consternation dans son camp. Permission accordée par le président de son groupe, l'ancien ministre de Lionel Jospin Roger-Gérard Schwartzenberg. Du coup, Tourret, parlementaire très jaloux des prérogatives du Parlement (il était à l'époque parti en guerre contre la publication des patrimoines des élus), va passer de longues minutes à défendre Guaino à la tribune.

Sollicité par Mediapart, Alain Tourret admet que sa position « peut surprendre ». Mais il se justifie. « Je me place au niveau des principes. Henri Guaino est intervenu dans le cadre de ses fonctions de député. Le droit de parler d'un parlementaire doit être absolu. Les magistrats ne sont pas des vestales que l'on ne pourrait pas critiquer. D'ailleurs, s'il avait fait cette sortie à l'Assemblée nationale, personne n'aurait pu lui reprocher quoi que ce soit ! »

Tourret assure que « Guaino est un polémiste, un tribun, comme le furent Jaurès et Clemenceau. Il y a peu d'orateurs à l'Assemblée nationale désormais. Les gens ne comprennent rien à rien. On ne peut pas être un tribun sans être polémique ». Il assure, très vieille France, qu'au fond « cette affaire devrait se régler par un duel sur le pré » entre Guaino et le juge Gentil. Comprend-il quand même que la demande puisse choquer ? « Vous préférez peut-être la naphtaline ? répond-il. Les gens aujourd'hui sont incapables d'avoir un peu de culture. Quand Mitterrand parlait à l'Assemblée, ce n'était pas lisse. » Et de conclure, nostalgique : « Aujourd'hui, on s'ennuie mortellement au Palais-Bourbon. »

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Véronique Descacq (CFDT) : « La présidence Hollande est cafouilleuse »

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Véronique Descacq a fait carrière dans la banque avant de grimper les échelons du syndicalisme et de devenir la numéro deux de la CFDT lorsque François Chérèque a transmis le flambeau à Laurent Berger il y a deux ans. Alors que le congrès de la centrale réformiste, deuxième en représentativité (29,71 %) après la CGT (30,63 %), s'ouvre aujourd'hui à Marseille jusqu'à vendredi, elle défend dans un entretien à Mediapart la position de la CFDT sur l'échiquier syndical. Certains accusent la centrale d'être devenue la courroie de transmission du gouvernement : « Nous sommes les plus indépendants car encartés dans aucun parti politique », répond-elle. Ce sera l'un des enjeux de la semaine : afficher ses distances avec un gouvernement de plus en plus impopulaire face à des militants sonnés par l'effondrement de la gauche et les scores de l'extrême droite aux élections européennes et aux municipales.

Le 48e congrès de la CFDT s'ouvre au lendemain de deux scrutins majeurs qui ont vu le parti socialiste plonger dans les abîmes et la politique menée par François Hollande lourdement sanctionnée. Emploi, retraites, pacte de responsabilité... Vous avez approuvé toutes les grandes réformes depuis l'arrivée de la gauche au pouvoir. En affichant une telle unité de vue, votre position ne devient-elle pas difficilement tenable...

Véronique Descacq, secrétaire générale adjointe de la CFDTVéronique Descacq, secrétaire générale adjointe de la CFDT © @dr

Pas du tout. Les Français n'ont pas sanctionné les réformes engagées mais l’absence de résultats. Le chômage qui empire, la croissance qui ne repart pas, le sentiment d’un pays qui s’enfonce dans un déclassement collectif, voilà ce qui déprime les salariés et qui les conduit à rejeter la politique du gouvernement. Ce n’est pas la sécurisation de l'emploi, le pacte de responsabilité, la réforme des retraites, etc. Nous portons et assumons les réformes auxquelles nous croyons à l'image de celle sur les retraites qui a pris en compte la pénibilité, un combat qu’on mène depuis de longues années. En revanche, que les salariés ne voient pas ce que concrètement ces réformes vont leur apporter, ça, cela nous préoccupe.

Mais dans le paysage syndical actuel, l'image qui colle à la CFDT est celle d'un syndicat très, voire trop, proche du pouvoir. Des poids lourds de la CFDT ont rejoint des cabinets ministériels ou ont été recasés, comme François Chérèque, nommé en janvier 2013 à l'IGAS. Ne sont-ce pas là des liaisons dangereuses ?

Les gouvernements changent. Pas nous. Nous sommes constants. Sous la droite, on nous accusait d’être proches de la droite, sous la gauche, on nous accuse d'être proches de la gauche. La vérité, c’est qu’il n’y a qu’à la CFDT où les dirigeants ne sont encartés dans aucun parti politique, complètement libres, autonomes. Au sein de la CGT, la majorité est encartée au PC ou au Front de gauche. Au sein de Force ouvrière, ils sont adhérents à l’UMP, au PS ou à des partis d’extrême gauche. La CFDT s’engage dans les réformes quel que soit l’acteur politique en face. Ce reproche nous est d'ailleurs très peu fait en interne. Des militants nous demandent simplement de veiller à ne pas apparaître proches du pouvoir. Ils se soucient de l’image mais ils savent bien notre indépendance. Cela ne va pas plus loin.

Vous revendiquez plus de 50 000 nouveaux adhérents depuis le dernier congrès. Mais dans le même temps, certains de vos militants claquent la porte, comme à La Redoute où la section CFDT qui était majoritaire a volé en éclats au lendemain de l'accord scellant la cession de l'entreprise et la suppression de plus d'un millier d'emplois (lire ici notre reportage). Craignez-vous un congrès sous tension ?

Certainement pas. La CFDT se porte très bien en interne. Qu'il y ait des tensions lors de plans sociaux douloureux comme à La Redoute ou chez le transporteur Mory-Ducros, cela a toujours existé. Et je ne jetterai pas la pierre à ceux qui ont du mal à tenir le choc quand ils doivent vivre la violence d'un plan social, une cession d’activité partielle, le drame des licenciements. Nous sommes le premier syndicat dans les entreprises privées. Il est normal qu'il y ait des désaccords mais il n'y a aucun malaise sur le fond de la signature des accords ou des réformes nationales dans nos troupes. La démocratie est toujours respectée. Vous savez, nous avons un outil de sondage interne très simple : les e-mails. Lorsque nos militants sont en colère, ils ne se gênent pas pour nous écrire et ils ont l'adresse des dirigeants. Eh bien, nous en avons très peu reçu.

Pour la première fois, le Front national est arrivé en tête aux élections européennes en France. Selon un sondage pour le journal L'Humanité, 30 % des salariés qui se sont rendus aux urnes ont voté FN. N'est-ce pas l'échec du syndicalisme qui devrait être une digue contre l'extrême droite dans les entreprises ?

Nous en portons tous la responsabilité. Mais le sondage montre la solidité de la CFDT. Nous sommes avec 17 % l’organisation la moins touchée contre 25 % en moyenne dans les autres syndicats et plus de 30 % dans certains syndicats (FO). Nos militants sont sous le choc des résultats aux européennes, préoccupés par la montée du Front national, du populisme et des replis de toutes sortes mais ils n’ont pas découvert cette réalité au lendemain des européennes ni des municipales. Ils assistent à la montée des extrêmes depuis des mois dans leurs entreprises. Le patronat aussi le constate dans ses rangs. Les salariés ne trouvent aujourd'hui ni dans la classe politique ni dans les corps intermédiaires les réponses à leurs difficultés, inquiétudes et angoisses. L'enjeu aujourd'hui est de porter une analyse de la situation de notre pays dans le monde et en Europe, et de proposer des solutions, un projet. Le syndicalisme ne peut plus se payer le luxe d’être uniquement dans la contestation systématique. Il doit faire des propositions pour sortir de la crise par le haut.

À peine installé, le nouveau ministre du travail François Rebsamen propose de céder à l'une des vieilles marottes du patronat : geler les seuils sociaux (qui imposent aux entreprises d'au moins onze salariés d'avoir des délégués du personnel et à celles de plus de cinquante salariés d'avoir un comité d'entreprise) au prétexte qu'ils sont des freins à l'embauche. Qu'en pense la CFDT ?

C’est une proposition complètement stupide, l'inverse de ce que nous prônons. C'est consternant de penser que l'on va résoudre le chômage avec de telles idées. Alors que nous faisons le pari que dans le changement de modèle, le dialogue social est primordial, on veut nous le supprimer en interne dans les entreprises ! Nous ne sortirons de la crise que si nous faisons discuter à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise, ensemble, les différents acteurs, les employeurs, les salariés, au premier chef, pas en supprimant les délégués du personnel !

La politique économique et sociale du nouveau tandem exécutif Hollande-Valls, qui assume un virage pro-patronat et s'appuie désormais sur le pacte de responsabilité pour créer de l'emploi, vous satisfait-elle ?

Nous ne sommes pas là pour commenter les nominations. La CFDT s'investit dans un certain nombre de réformes car elles sont de nature à sortir de l'ornière. Notre objectif est de voir les fruits des politiques engagées indépendamment de la stratégie de ceux qui sont au pouvoir. Ce qu’on constate à ce jour, c’est que malgré l'arrivée d'un nouveau premier ministre, il n'y a toujours pas eu d’inflexion majeure dans la vie quotidienne des Français. Le climat d’inquiétude généralisée et le manque d’ambition des dispositifs font que cela ne marche pas. Le gouvernement a lancé de nombreuses mesures dans tous les sens mais il n'a pas été au bout.

Il manque un suivi et de la ténacité. Il faut maintenant passer la vitesse supérieure pour aider les chômeurs. On n'a pas misé sur la formation des demandeurs d’emploi aux métiers en tension, ni suffisamment créé d’emplois aidés pour l’insertion. Il faut aussi que le patronat y mette du sien. Il a planté les contrats de génération alors qu’il y avait là un outil. Quant au pacte de responsabilité, il va falloir être très vigilant. On exige des contreparties signées. Il est hors de question de donner des baisses de charges et d’impôts sans l'assurance de créations d'emploi et d'emploi de qualité, de maintien dans l’emploi, de formation...

Pourriez-vous vous retirer du pacte si le contrat n'est pas respecté ?

Oui, sans équivoque.

Comment qualifieriez-vous les deux premières années de la présidence Hollande ?

« Cafouilleuses » est le mot qui convient le mieux. Il y a des avancées mais aussi un tel manque de sens, de vision qu’on ne sait qu’en retirer. Parfois, cela ressemble à de l’amateurisme. La proposition de Rebsamen de geler les seuils sociaux en est un exemple. Voilà deux ans qu’on se bagarre pour que dans la négociation, on replace le dialogue social au cœur des réformes et patatras, il nous explique que le dialogue social, c’est finalement ce qui complique la vie des entreprises et que, sans DP et sans CE, on créera des emplois. C'est le contre-message typique envoyé aux salariés. On peine d’ailleurs à comprendre si cela répond à une tactique précise ou si c’est juste une gaffe.

Les relations de la CFDT ne sont pas au beau fixe avec les autres syndicats en particulier la CGT. Thierry Lepaon ne sera pas à Marseille, à l'inverse de son prédécesseur Bernard Thibault qui avait participé au congrès de Tours en 2010 et avait été ovationné en plein débat sur les retraites.…

On travaille avec tous ceux qui sont prêts à travailler avec nous. Nous l'avons fait avec la CGT au début de l’année dans l'objectif de créer un observatoire pour surveiller si les exonérations de charges servent à créer de l’emploi ou pas. Mais la CGT a eu du mal à poursuivre ses engagements et à honorer sa signature. Je ne vais pas vous apprendre que la vie interne est très compliquée à la CGT depuis le changement de gouvernance et qu’ils ont du mal à tenir une ligne.

Le congrès sera marqué par l'abandon de la référence au christianisme et l'article premier des nouveaux statuts prônera un « syndicalisme de transformation sociale ». Pour la première fois, aussi, la CFDT va élire une direction à parité. Être une femme dans le syndicalisme, c'est, comme en politique, un chemin de croix ?

Je suis frappée par les clichés autour des femmes syndicalistes dans le monde politique. Vous sentez que vous comptez pour du beurre. Vous êtes considérée comme étant là pour assurer le quota féminin, pas pour décider. Ce n’est pas dit ainsi, mais c’est ressenti ainsi. Je suis surtout très préoccupée par la situation des femmes dans le monde du travail et dans le monde en général. Les inégalités sont tenaces. L'accès à l'éducation, la lutte contre le travail informel prégnant chez les femmes, sont des sujets qui m'inviteraient à militer avec ou après la CFDT.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Actualité 03/06/2014

Islamisme radical : « La prison est un bouc émissaire »

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Farhad Khosrokhavar est sociologue à l'EHESS. Il a remis il y a quelques mois au ministère de la justice un rapport sur la radicalisation en prison, resté pour l'heure confidentiel. Fort de son étude et des renseignements qu'il a eus sur le parcours de Mehdi Nemmouche, il livre une analyse qui va à contre-courant des déclarations de François Molins, procureur de la République, et du ministre de l'intérieur Bernard Cazeneuve. Pour lui, en effet, ce n'est pas la prison qui a radicalisé Mehdi Nemmouche, mais son séjour en Syrie, qui l'a transformé.

Au vu de ce que l’on sait du parcours de Mehdi Nemmouche, faut-il considérer aujourd’hui que la prison est une machine à islamiser ?

Il faut distinguer islamisme fondamentaliste et islamisme radical. Bien souvent, on peut devenir fondamentaliste sans devenir radical. Par exemple, les salafistes. Le procureur de la République dit que Mehdi Nemmouche a été radicalisé en prison. Moi, je pense qu’il a été fondamentalisé en prison, pas radicalisé. Par radicalisation, j’entends une idéologie radicale et des actions violentes. Le fondamentalisme n’agit pas de manière violente, les dizaines de milliers de salafistes en France n’agissent pas violemment. Mais ils ont une idéologie très fermée, très sectaire. Ils ont une vision du monde en rupture avec celle de la société.

Farhad KhosrokhavarFarhad Khosrokhavar

Dans le cas qui nous préoccupe, la prison est le lieu où Mehdi Nemmouche est devenu fondamentaliste. Son attitude est caractéristique : il a appelé à la prière collective de manière ostentatoire en prison. Il a traité les musulmans non pratiquants de non musulmans. Or les islamistes radicaux ne se comportent pas comme ça en prison. Ils cachent. Ils dissimulent. Ils sont introvertis. Car ils savent qu’en étant extravertis, ils seront dans l’œil du cyclone, surveillés au plus près.

Pourquoi devient-il alors djihadiste ?

Le côté djihadiste, c’est après la Syrie. C’est là où se trouve le nœud de l’affaire. Il faut déplacer le regard vers la Syrie.

S'il est parti en Syrie, ce n’est quand même pas pour rien...

Il y a plus de 2 000 Européens actuellement en Syrie. Pour l’extrême majorité d’entre eux, quand ils partent, ils ne sont pas djihadistes. Ils ont un sentiment de culpabilité vis-à-vis de leurs frères sunnites qui sont réprimés par le régime de Bachar al-Assad. Et une autre cause de leur départ est l’incapacité de l’Occident à faire quoi que ce soit en Syrie. Si Mehdi Nemmouche avait été djihadiste avant de partir, il aurait fait comme Mohamed Merah, il aurait tué des gens en France même. Partir ne signifie pas qu’il y a une volonté de nuire à la société mais plutôt d’apporter de l’aide à la néo-Oumma. Une fois qu’ils sont sur place, ces jeunes sont pris en charge par des groupes islamistes et deviennent des djihadistes.

Dans le cas de Mehdi Nemmouche, il semble avoir passé plus d’un an avec le groupe de l’État islamique de l’Irak et du Levant (EIIL), qui est le groupe islamiste le plus intransigeant, le plus cruel, extrêmement violent. On les y endoctrine. Puis on leur donne des tâches subalternes, puis on leur apprend à manier des armes, à fabriquer des explosifs, puis on les mène au front. Un front de guerre extrêmement dangereux. Ceux qui y survivent deviennent sans pitié. Ils n’ont plus aucune inhibition. Or l’interprétation officielle de certains ministres ne comprend pas cette différence entre fondamentalisme et djihadisme. On occulte l’importance de la Syrie et on met tout sur le dos de la prison.

La prison n’a-t-elle pas au moins constitué une étape décisive dans ce parcours ?

On n’a pas besoin de l’étape de la fondamentalisation pour partir en Syrie. Bien sûr, il arrive que certains se radicalisent en prison. Mais en l’espèce, je ne le crois vraiment pas. Le problème est autrement plus grave. Plusieurs centaines de jeunes dont beaucoup n’ont pas été en prison se trouvent en Syrie. Plusieurs vont revenir. Même chose pour un millier de jeunes Tunisiens, dont certains ont des relations familiales en France, et qui sont actuellement en Syrie. Certains peuvent imaginer que le passage par le fondamentalisme a été un pas vers la radicalisation, mais dans beaucoup de cas, il n’y a aucun lien. Le fait massif est le séjour en Syrie, la transformation d’un jeune homme fondamentaliste, naïf, qui pense qu’il peut sauver ses frères musulmans, en un être violent qui n’a plus de scrupules à tuer les autres et qui, au nom de sa version radicale de l’islam, n’a plus de sentiment de culpabilité à cet égard. J’espère avoir tort mais c’est ça qui me fait penser qu’il y aura d’autres cas de cette nature à l’avenir.

Pourquoi ?

Les gouvernements européens n’ont pas fait ce qu’ils auraient dû faire. Cela fait seulement quelques mois qu’ils commencent à prendre des mesures. Il y a deux ans, il aurait fallu intervenir énergiquement auprès de la Turquie pour interdire l’accès à la Syrie, ce qui n’a pas été fait avant mi-2013. Il aurait fallu empêcher les jeunes d’aller là-bas. Qu’ils aient une prédisposition à la radicalisation est une chose. Mais savoir manier les explosifs, les bombes, pour tuer les gens de gaieté de cœur, c’en est une autre. Beaucoup de “terroristes maison” qui ne sont jamais partis ont voulu tuer. Mais la part de ceux qui n’y sont pas parvenus est extrêmement élevée. Avec le front syrien, il y a tout lieu de croire qu’il va y avoir un nombre beaucoup plus élevé de réussites, car ce ne sont plus des amateurs : ils ne travaillent plus sur Internet pour savoir comment on compose une bombe. Eux l’ont fait, en vrai.

Vous parlez de la responsabilité des gouvernements européens. Mais l’Allemagne n’a-t-elle pas fait son travail en signalant le cas Nemmouche à la France ?

Les Allemands l’ont en effet signalé à la France. Ça n’a pas empêché cet homme d’aller tuer des innocents en Belgique. Pourquoi il n’y a pas de plan plus organique, de liens qui fassent qu’on puisse l’arrêter ne serait-ce que pour 48 heures ? Vu qu'il a été en Syrie, selon la législation française, on aurait pu l’arrêter. En Allemagne, on aurait pu l’arrêter pour deux ou trois jours, et le transférer en France. Cela a été fait il y a plusieurs années, avec un adjoint de Ben Laden. On aurait pu imaginer un scénario de cette nature. Mais la coopération s’est faite seulement sur l’échange des informations. Ce qui est très nettement insuffisant.

Pourquoi n’y a-t-il pas eu plus ?

C'est chacun pour soi. D’ailleurs, côté français, la police est contente : cet attentat ne s’est pas produit en France. On a une vision étroitement nationale de ces enjeux qui sont transnationaux. Les djihadistes ne pensent pas en termes nationaux. ils pensent en termes d'Oumma, une transnationalité imaginaire. Les gouvernements européens devraient avoir une stratégie plus articulée et ne pas se contenter d’un échange d’informations.

Le parallèle avec l’affaire Merah vous paraît-il pertinent ?

Il y a des convergences et des différences. Merah était psychologiquement fragile. Mehdi Nemmouche, d’après mes informations, ne paraît pas avoir souffert de fragilités psychologiques. Merah n’a pas pu rester longtemps dans des pays où il aurait été formé par des djihadistes. Il est allé en Afghanistan, au Pakistan, il est tombé malade ou on ne l’a pas pris au sérieux. Sur ce plan, la différence est majeure. Car treize mois en Syrie, c’est énorme.

Mais pour Merah aussi, je pense qu’on surévalue le rôle de la prison. La fois où il est censé s’y être radicalisé, il n’y a passé que cinq mois. Cela me semble être une durée nettement insuffisante pour “djihadiser”. Encore une fois, la prison sert de tête de Turc.

Les gouvernements ont pourtant également sous leur autorité les prisons. Quel est l’intérêt de braquer les projecteurs sur elles ?

La prison est mal aimée. Regardez : les surveillants ne mettent jamais leur uniforme quand ils sortent, contrairement à la police. L’administration carcérale ne se sent pas légitime. Si vous dites demain quelque chose contre l’éducation nationale, vous aurez une levée de boucliers de toutes parts. Dites quelque chose contre la prison, rien ne se passe. C’est pratique et ça permet d’éviter de parler des vrais problèmes.

Même si ce n’est pas le cas de Mehdi Nemmouche, au regard de votre étude pour le ministère de la justice, pouvez-vous chiffrer le nombre de cas de personnes qui se radicalisent en prison ?

J’ai travaillé dans quatre grandes prisons. Ça fait 15 % de la population carcérale. Je ne peux donc pas généraliser. Dans les prisons où il y a un fort taux de jeunes d’origine des cités, des phénomènes de radicalisation existent. Même s’ils sont dissimulés. Même si tout est fait pour que les choses ne s’éventent pas. Il n’empêche : la radicalisation est toujours un phénomène exceptionnel. Alors que le phénomène fondamentaliste est beaucoup plus fort en prison, et a un avenir important. Car la transgression n’est pas telle qu’on puisse réprimer fortement.

Que peut-on faire alors contre les phénomènes de radicalisation ?

Quand prendra-t-on conscience que la police allemande seule est démunie ? Tout comme la police française seule. Le seul échange d’informations n’est pas suffisant. C’est trop élémentaire. Ils ne pourront plus tuer comme lors du 11-Septembre. C’est fini. Parce que quand il y a un groupe de plusieurs personnes, les messages sont interceptés et les services de renseignements peuvent faire un travail efficace. Quand il y a un individu seul qui tue, c’est beaucoup plus difficile. Il faut donc une collaboration beaucoup plus étroite entre les polices.

C’est une urgence : les djihadistes sont trop dangereux. Pas seulement physiquement, parce qu’ils tuent cinq ou dix personnes. Mais parce que leur nocivité symbolique est énorme. Quand cinq personnes sont tuées par un djihadiste, c’est comme si 500 personnes étaient tuées. Merah a tué sept personnes. Les milieux marseillais ont tué beaucoup plus. Mais on sait très bien que le traumatisme lié à Merah est de loin supérieur à celui causé par le milieu marseillais. Parce qu’il y a une dimension idéologique. Parce qu’on mobilise le sacré. Et que la société ne le tolère pas. Quand un voyou tue des gens innocents, on dit que c’est par mégarde. Quand Merah tue des innocents, il touche au fondement symbolique de la société. Cela me fait peur. S'il y a deux ou trois cas comme ça en France dans une année, vous allez voir l’avantage qu’en tirera l’extrême droite.

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Le débat sur la déchéance de la nationalité resurgit

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Après la tuerie au Musée juif de Bruxelles, Marine Le Pen, la première, a exhumé le débat sur la déchéance de la nationalité exploité par Nicolas Sarkozy en 2010 et 2011. Sur France Info, lundi 2 juin, la numéro un du FN s’est dite « prête à parier » que Mehdi Nemmouche, l’auteur présumé des faits, était binational pour plaider en faveur d’une révision du code civil.

Interrogé par Jean-Jacques Bourdin, mardi 3 juin sur RMC et BFMTV, l’actuel premier ministre a assuré qu’il n’y avait « pas de tabou ». « Nous pouvons déchoir de leur nationalité ceux qui s’attaquent aux intérêts fondamentaux de notre pays », a-t-il déclaré tout en ajoutant qu’« honnêtement, ce n’est pas ça qui règle le problème de fond ». Manuel Valls, qui avait jugé le sujet « nauséabond » lors de la précédente mandature Sarkozy, a indiqué ignorer si Mehdi Nemmouche, qui est né à Roubais (Nord), avait la double nationalité.

Manuel Valls n'exclut pas de déchoir Mehdi Nemmouche de la nationalité (à 10 mn 40 de l'entretien).

La déchéance de la nationalité est régie par l’article 25 du Code civil, qui prévoit que seules les personnes ayant acquis la nationalité française puissent être déchues de leur qualité de Français. Et encore faut-il qu’elles disposent d’une autre nationalité afin que cette décision, prise par décret après avis conforme du conseil d’État, ne fasse pas d’elles des apatrides – la Déclaration universelle des droits de l'Homme de 1948 l'interdit.

Cette procédure est exceptionnellement mise en œuvre, les cas sont rarissimes (une vingtaine entre 1989 et 2010). Les conditions (non cumulatives) sont au nombre de quatre : avoir été condamné pour un crime ou un délit « constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation » ou « constituant un acte de terrorisme » ; avoir été condamné pour une « atteinte à l’administration publique commise par une personne exerçant une fonction publique » (chapitre II du titre III du livre IV du Code pénal), par exemple l'espionnage, la haute trahison militaire ou la sédition; avoir été condamné pour s’être soustrait aux obligations résultant du code du service national ; s’être livré au profit d’un État étranger à des « actes incompatibles avec la qualité de Français et préjudiciables aux intérêts de la France ».

À l’été 2010, lors d’un discours resté dans les annales prononcé à Grenoble (Isère), Nicolas Sarkozy avait ciblé les « délinquants d’origine étrangère ». Faisant fi de l'article 1er de la Constitution française (selon lequel la France est une « République indivisible » assurant « l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion »), il avait annoncé son intention d’étendre les cas de déchéance de la nationalité « à toute personne d’origine étrangère qui aurait volontairement porté atteinte à la vie d’un policier, d’un gendarme ou de toute personne dépositaire de l’autorité publique ».

Cette offensive, intervenue deux semaines après des violences ayant eu lieu à Grenoble et Saint-Aignan (Loir-et-Cher), a marqué une étape dans la politique de différenciation des Français selon leurs origines mise en place par Nicolas Sarkozy. Au même moment, il avait désigné – en l’ethnicisant – une population, les « Roms », dont il appelait au démantèlement des campements.

La réforme de la déchéance de la nationalité n’a toutefois pas survécu à l’examen au Parlement du projet de loi sur l’immigration, l’intégration et la nationalité. En mars 2011, la mesure a été retirée avant le début des débats à l’Assemblée nationale en deuxième lecture, les centristes menaçant de ne pas voter le texte si cette disposition était maintenue.

Tout comme la remise en cause du droit du sol, cette polémique apparaît de manière cyclique dans l'espace public. En avril 2010, Brice Hortefeux, alors ministre de l’intérieur, avait écrit à son collègue chargé de l’immigration et de l’identité nationale, Éric Besson, pour lui demander d’étudier la possibilité de déchoir de sa nationalité le conjoint d’une femme verbalisée pour port de niqab au volant de sa voiture, au motif qu’il était suspecté de polygamie et de fraude aux aides sociales. L’ex-transfuge socialiste Éric Besson n’avait pu le satisfaire, envisageant une « adaptation législative », sans donner suite.

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Matthias Fekl, député PS : « La probation pour tous les délits, c'est cohérent ! »

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L'Assemblée nationale examine à partir de ce mardi 3 juin la réforme pénale. Le texte, que défendra la ministre de la justice Christiane Taubira, aura mis des mois à venir devant le Parlement. Il a d'abord suscité une vive opposition entre Christiane Taubira et Manuel Valls, qui le jugeait trop laxiste. Puis il a été repoussé à deux reprises.

La loi sur la « prévention de la récidive et l'individualisation des peines » contient certaines promesses de campagne de François Hollande, comme la suppression des peines-plancher en cas de récidive instaurées par Nicolas Sarkozy. Mais le texte se refuse à évoquer frontalement le problème de la surpopulation carcérale. Et ce week-end, l'exécutif a désavoué Christiane Taubira qui entendait étendre le champ de la probation, une peine alternative à la prison que crée la loi. Malgré ces reculs, la droite, très mobilisée, devrait faire entendre sa voix. Le débat promet d'être houleux.

Membre de la commission des lois, spécialiste des questions de justice et de réforme de l'État, le jeune député socialiste du Lot-et-Garonne Matthias Fekl juge que le texte contient des « avancées » mais convient « qu'il pourrait aller plus loin sur bien des points ». Il vise notamment la non-suppression par la gauche de la rétention de sûreté, une loi votée en 2008 sous l'impulsion de Nicolas Sarkozy qui permet d'isoler dans un centre fermé un condamné ayant déjà purgé sa peine. « La gauche l'a toujours jugée inacceptable », rappelle-t-il. « Nous devons être cohérent entre ce qu'on dit dans l'opposition et ce que nous disons au pouvoir. ».

Le collectif “Liberté, égalité, justice” qui regroupe des associations et syndicats professionnels de la justice (Ligue des droits de l'homme, Syndicat de la magistrature, Observatoire des prisons, etc.) estime que la réforme ne va pas assez loin « dans le sens de l'individualisation de la peine et de la réinsertion ». Lui donnez-vous raison ?

Matthias FeklMatthias Fekl © DR

Les associations sont dans leur rôle lorsqu'elles signalent ce qu'elles vivent sur le terrain. De même que les praticiens de la justice qui ont été mis à rude épreuve entre 2002 et 2012, quand la droite était au pouvoir. On peut évidemment aller plus loin sur bien des points, mais ce texte contient des avancées très importantes.

C'est une réforme de fond, pas sous le coup de l'émotion et des faits divers. De 2002 à 2012, sous la droite, il y a eu 27 lois pénales, dont un tiers était en lien direct avec un crime ou un délit qui avait retenu l'attention médiatique. Cette agitation permanente n'avait pour but que d'utiliser le droit à des fins de pure communication, sans réfléchir à l'efficacité des réformes menées. La droite va nous refaire le procès du laxisme, en s'en prenant à Christiane Taubira qui est sa cible privilégiée. Mais c'est caricatural, d'une pauvreté affligeante. Le seul critère qui doit guider le Parlement, c'est l'efficacité de la justice républicaine : les 27 lois pénales de la droite n'ont pas empêché la récidive d'augmenter ! On ne doit pas légiférer avec un pistolet sur la tempe armé par l'extrême droite et une certaine droite qui court après ses idées. Même si certains s'emploient à tendre les débats à l'extrême, le rôle d'un Parlement républicain, c'est d'aborder la discussion avec beaucoup de sang-froid.

Quand il est arrivé au pouvoir, ce gouvernement entendait réduire la population carcérale, individualiser les peines au maximum… Les spécialistes de la justice assurent par exemple qu'on pourrait désengorger les prisons, qui n'ont jamais été aussi remplies ! Ce n'est donc plus possible de faire une grande réforme pénale de gauche ? 

Dans la loi, il y a quand même des progrès ! Instaurer la contrainte pénale (un dispositif, aussi appelé « probation », qui permet une peine personnalisée en évitant l'emprisonnement - ndlr), éviter les sorties sèches de prison sans que la réinsertion n'ait été préparée, ce sont de bonnes avancées. Il y a même des moyens supplémentaires prévus. Cela dit, nous devons effectivement être cohérent entre ce qu'on dit dans l'opposition et ce que nous disons au pouvoir.

Justement : la semaine dernière, lors de l'examen de la loi en commission des lois, la garde des Sceaux avait accepté la proposition des députés PS d'élargir la contrainte pénale à tous les délits, et pas juste à ceux punis au maximum de 5 ans de prison. Et ce week-end, le gouvernement, inquiet de donner des arguments à la droite, l'a désavouée. Finalement, la ministre devra vous faire voter un amendement avec lequel elle n'est pas d'accord…

L'exécutif est légitime pour faire des arbitrages en son sein. Mais un Parlement adulte dans une démocratie moderne est en droit d'avoir des débats sans que cela ne soit considéré comme des affrontements avec l'exécutif. La proposition des parlementaires d'étendre la probation à tous les délits est cohérente. Aujourd'hui, tous les délits peuvent bénéficier du sursis avec mise à l'épreuve. Or la contrainte pénale, c'est un dispositif beaucoup plus exigeant, plus responsabilisant et aussi plus dur pour les condamnés que le sursis ! Nous aurons ce débat avec le gouvernement. Les seules questions qui vaillent, ce sont : comment faire en sorte que la prison, tout en sanctionnant, prépare aussi à la réinsertion ? Comment faire en sorte qu'elle ne soit plus une école du crime comme c'est le cas aujourd'hui, à cause de moyens manquants et d'un afflux de gens qui seraient mille fois mieux punis s'ils n'y allaient pas ?

Cette loi supprime les peines-plancher, symbole du sarkozysme. Mais d'autres réformes de l'ancien chef de l'État, alors très contestées par la gauche, ne sont pas abrogées, en dépit des annonces du gouvernement : les tribunaux correctionnels pour les mineurs, la rétention de sûreté, etc.

Les tribunaux correctionnels pour mineurs, c'était de l'affichage. Ils n'ont pas réglé les problèmes. Je suis pour les faire rentrer à nouveau dans le droit commun. Quant à la rétention de sûreté, instaurée en 2008 par Nicolas Sarkozy, je vais déposer un amendement proposant de la supprimer. La gauche l'a toujours jugée inacceptable. L'ancien garde des Sceaux socialiste Robert Badinter l'a dénoncée avec beaucoup de force, l'ex-ministre de l'intérieur Pierre Joxe l'a jugée honteuse. Des républicains de droite l'ont condamnée, comme Pierre Mazeaud, qui avait parlé d'une « mauvaise loi », d'une « mauvaise mesure », d'un « mauvais principe ».

Les rétentions de sûreté sont une tache dans notre droit pénal républicain. Elles ne servent à rien. Elles ont été jugées « hasardeuses » et « incertaines » par le contrôleur général des lieux de privation de liberté. L'idée que des gens puissent être retenus après avoir purgé leurs peines introduit une rupture avec le droit pénal tel qu'il existe depuis la Révolution française. C'est transposer au droit pénal français les principes du film Minority Report (où des gens sont arrêtés avant de commettre des crimes - ndlr). Avec cette mesure, il devient théoriquement possible de rendre les enfermements infinis. Le droit républicain commun dispose déjà des outils nécessaires pour lutter contre les gens qui constituent des menaces pour la société ; la réclusion criminelle à perpétuité, des peines complémentaires de suivi qui permettent d'imposer des mesures d'interdiction, de contrôle et des obligations de soin jusqu'à 30 ans après la libération. Il faut remettre le droit pénal dans une tradition républicaine intransigeante mais aussi respectueuse des principes issus de 1789.

Sauf que le gouvernement ne le souhaite pas !

J'ai déposé un amendement, cosigné par des collègues socialistes, et je le défendrai en séance. Je ne connais pas à ce stade l'avis du gouvernement. Je sais juste que lorsque nous étions dans l'opposition, nous jugions que c'était inacceptable. La gauche ne réussit que quand elle porte un projet de transformation de la société. Dans le domaine de la justice comme dans d'autres, c'est cette conviction qui doit nous guider.

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Dans la Nièvre, la gauche veut ouvrir « un nouveau cycle »

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Nevers, de notre envoyée spéciale. En bordure d’une route départementale saturée par le vrombissement des motos, un imposant bâtiment surplombe la Loire. Aucun passant alentour. Pas un mouvement, sinon celui du vent. Seules quelques affiches laissent penser que le monstre de béton respire encore. Des lettres se détachent de la façade décrépie : “Maison des sports”, “Maison de la culture de Nevers et de la Nièvre”, “Bourse du travail”.

Trois espaces de vie censés incarner le dynamisme de Nevers, première commune du département de la Nièvre. Et qui résument à eux seuls cette ville de 36 000 habitants que les politiques publiques ont laissé macérer dans le formol depuis bientôt vingt ans.

La maison de la culture de Nevers et de la Nièvre.La maison de la culture de Nevers et de la Nièvre. © ES

Jusqu’alors, Nevers offrait au PS quelques-uns de ses plus jolis scores. En 2012, François Hollande y avait rassemblé 62,29 % des suffrages, tandis que la députée socialiste Martine Carrillon-Couvreur était réélue avec 63,3 % des voix. Mais à l'image des bâtiments de la ville, les choses se sont beaucoup détériorées depuis deux ans.

Ici, le temps s’est arrêté. Les vieilles bâtisses qui donnent à certains quartiers des allures de village jouxtent des immeubles plongés dans le jus des années 1970. En pleine semaine de mois de mai, le centre-ville est éteint. Le théâtre municipal a fermé ses portes il y a quatre ans. « Trop vétuste, trop dangereux », ont jugé les experts. Faute de financement, il n'a toujours pas été rénové.

Le théâtre municipal de Nevers est fermé depuis 4 ans.Le théâtre municipal de Nevers est fermé depuis 4 ans. © ES

De nombreux magasins ont définitivement baissé leur rideau. Partout sur les murs, des panneaux “À vendre”. En l’espace de cinq ans, la ville a perdu 10 % de sa population. Au jeu des responsabilités, on pointe d’abord la crise, qui a touché de plein fouet le département, ancien bassin industriel où le secteur automobile était autrefois fortement représenté. Mais les conversations ne tardent pas à faire émerger d’autres responsables.

Dans le centre-ville de Nevers.Dans le centre-ville de Nevers. © ES

Ils s'appellent Didier Boulaud et Florent Sainte-Fare Garnot. Leurs détracteurs les surnomment « les petits barons socialistes ». Maire de 1993 à 2010 pour le premier, de 2010 à 2014 pour le second, ils ont régné sur Nevers depuis la disparition de Pierre Bérégovoy, le 1er mai 1993. Mais après 43 ans de suprématie socialiste, ils ont dû remettre les clefs de l'hôtel de ville à Denis Thuriot, un ancien membre du PS élu à la tête d'une liste “sans étiquette”, où se sont greffés, entre les deux tours, les candidats UMP et UDI.

« Une trahison » pour Boulaud. « Une transgression » pour Sainte-Fare Garnot. « La démocratie », tranche Sylvain Mathieu, le premier secrétaire fédéral de la Nièvre. « Contrairement à ce que disent mes camarades neversois, il n’y a pas eu de hold-up, dit-il. Les électeurs ont fait un choix, point. Il faut l’accepter. »

Les deux anciens maires PS assurent pourtant avoir multiplié les efforts pour maintenir la ville debout. L'un parle du quartier populaire de la Grande-Pâture, totalement rénové sous son impulsion ; l'autre d'un projet de centre aquatique qui aurait dû voir le jour après sa réélection. Mais dans l'esprit même de leurs camarades socialistes, les deux hommes représentent surtout ce « système clanique et engoncé dans ses acquis » auquel les Neversois ont souhaité mettre fin.

« Bérégovoy avait donné un coup de fouet à Nevers », raconte un militant PS, qui préfère garder l'anonymat pour ne pas « se faire taper sur les doigts. » « Ses successeurs se sont transmis le fauteuil du roi en se contentant de gérer l’héritage, certains d'être constamment réélus. Ils ont péché par arrogance. » 

L'ancienne permanence de Denis Thuriot, le nouveau maire de Nevers.L'ancienne permanence de Denis Thuriot, le nouveau maire de Nevers. © ES

François Mitterrand disait de la Nièvre qu’elle était « le pays de (sa) vie ». Son laboratoire d’expérimentation politique. Élu du département en 1946, il a enduit pendant 35 ans le territoire d’une solide base socialiste, qui avait jusqu’alors résisté à tous les scrutins électoraux. Le 6 mai 2012, Hollande y avait réuni 58,81 % des suffrages du département.

Mais depuis deux ans, le béton s’est fissuré de toutes parts. Aux élections municipales, la gauche nivernaise a perdu les trois premières villes du département (Nevers, Cosne-sur-Loire et Varennes-Vauzelles), tandis qu'aux européennes, le candidat PS Édouard Martin est arrivé en troisième position avec 16,63 % des voix, loin derrière l’UMP (18,56 %) et le Front national (27,33 %).

« Il y a deux mois, j’étais peiné. Là, je suis en colère », a aussitôt réagi Sylvain Mathieu dans les colonnes du Journal du centre. Une semaine plus tôt, le premier secrétaire fédéral de la Nièvre confiait à Mediapart que plusieurs élus du département considéraient en “off” que « ce qui s’était passé aux municipales était assez sain ». « Après des années d’hégémonie socialiste, les gens ont voulu tourner une page, indiquait-il. Il y avait un sentiment d’étouffement. »

Certes, les socialistes n'ont plus la cote dans le département, « mais la gauche a encore de beaux jours devant elle », veut croire le député PS de la Nièvre, Christian Paul. « Une autre gauche », précise-t-il, sans oser ajouter “que celle proposée par François Hollande”. Inutile d'en dire plus tant la chose est entendue : pour bon nombre d'élus nivernais, le président de la République « a détruit le PS ».

« Hollande a une image très dévalorisée. Ceux qui se revendiquent de sa politique sont tirés par le bas », regrette le patron du département, Patrice Joly. Sylvain Mathieu tient le même discours : « L’électorat de gauche est déçu. Les militants disent qu’ils n’avaient pas élu Hollande pour avoir une politique de droite. » Celui qui fut le candidat de l’aile gauche du PS face à Jean-Christophe Cambadélis pour le poste de premier secrétaire du parti a bien du mal à cacher sa déception.

S’il n’a « jamais été vraiment convaincu par Hollande », il confie ne pas se reconnaître dans la politique socialiste pratiquée par le gouvernement. « C’est du bricolage, personne n’y comprend rien, fustige-t-il. Hollande est dans la navigation à vue. Il ne va jamais au bout des choses parce qu’il n’est pas courageux. Il oublie d’où il vient. Faire un discours comme celui du Bourget et capituler aussi vite devant le libéralisme, c’est abîmer la démocratie. »

Sylvain Mathieu.Sylvain Mathieu. © ES

Les locaux de la fédération PS de la Nièvre où nous rencontrons Sylvain Mathieu reflètent cet état d'esprit. Derrière les kakémonos d'une exposition temporaire consacrée à Jean Jaurès, surgissent plusieurs photos de François Mitterrand et Pierre Bérégovoy. La seule affiche de campagne de François Hollande épinglée au mur a bien du mal à rivaliser. « Et encore, on ne l’a toujours pas enlevée ! » s’amuse le premier secrétaire fédéral. Plus loin, un vieux cliché de “Tonton”, entouré d’une brochette d’élus socialistes nivernais.

Parmi eux, on aperçoit Christian Paul, l’un des initiateurs de “l’appel des 100” parlementaires critiques du gouvernement, mais aussi le sénateur socialiste Gaëtan Gorce, qui vient de lancer le mouvement “La Nièvre autrement”. « Nous sommes des insoumis !, s'enthousiasme un élu PS du département sous couvert de “off”. La Nièvre est un village peuplé d'irréductibles socialistes qui résistent encore et toujours. »

Dans la fédération PS de la Nièvre.Dans la fédération PS de la Nièvre. © ES

Gorce se dit déterminé à « pratiquer la politique d'une autre manière », notamment en se tournant davantage vers la société civile. Pour lui, les derniers résultats électoraux enregistrés dans la Nièvre sont « un bon rappel à l'ordre » pour cette « gauche confuse qui donne le sentiment de ne plus être au service des gens qu'elle est censée représenter ».

« Les gens sentent depuis de nombreuses années la nécessité de renouveler les partis, dit-il. Ils souhaiteraient être davantage associés. » Quand on l'interroge sur les raisons qui le poussent à conserver sa carte au PS, le sénateur répond qu'il ne voit « pas bien où (il) pourrait aller » : « J'ai décidé d'être en dissidence intellectuelle, mais pas électorale. »

Sylvain Mathieu ne tient pas un autre discours. Attristé par le « gros écart » qu'il constate entre « les discours lénifiants » entendus en conseil national et ce que lui rapportent quotidiennement les militants, le premier secrétaire fédéral de la Nièvre confie avoir parfois « un peu honte ». « Oui, les partis souffrent, mais à un moment donné, il faut bien faire des choix politiques !, s'emporte-t-il. Et ces choix, il faut les faire sur des valeurs. Je n'ai aucun problème avec les valeurs théoriques du PS, ce qui me gêne, ce sont les valeurs pratiques. »

La mairie de Nevers.La mairie de Nevers. © ES

Le nouveau maire de Nevers, lui, a arrêté d'essayer de comprendre les méandres socialistes. Début 2013, il a tout bonnement choisi de ne pas renouveler son adhésion au PS. « Je ne me retrouvais plus dans ce parti », souffle cet avocat de 47 ans qui n’avait jusqu’alors brigué aucun mandat politique.

Familier du milieu associatif, il était surtout connu ici pour sa défense des sans-papiers. Un CV estampillé gauche que ses adversaires aiment évoquer, le sourire en coin, pour souligner « le peu de conviction » de cet homme « qui a osé faire une alliance contre nature avec l'UMP et l'UDI ».

Thuriot lève à peine un sourcil. « Je suis un homme de gauche et je le reste », dit-il, manifestement indifférent à ce type de critiques qu'il juge « dépassées ». « J’ai toujours écouté tout le monde, à l’exception du FN. J'ai réuni toutes les personnes qui étaient volontaires pour travailler pour la ville et non pas pour elles-mêmes. Nous avons fait un accord de bon sens pour Nevers. Et le bon sens, ce n’est pas la propriété d’un parti. »

Denis Thuriot.Denis Thuriot. © ES

Le maire de Nevers refuse de « s’arc-bouter sur le fait que certains aient des convictions différentes ». Lui plaide pour « l'indépendance » et « la liberté », deux armes qu'il pense redoutables face à des « partis qui ont décliné au point de ne plus répondre aux attentes des gens ». Sa bataille pour une « nouvelle offre politique », il n'aurait pu « la mener il y a encore six ans ».

Mais cette année, « il y avait un espace ». Et il a été largement déblayé par François Hollande. « Hollande a raté le coche, affirme Thuriot. Sauf miracle, la gauche ne reviendra pas au pouvoir. Au point où on en est, il vaut mieux tenter d'autres choses. » Lui a tenté “Nevers à venir”, un mouvement sans étiquette qui rassemble des personnalités issues de différentes sensibilités. Avec succès. Sa liste a obtenu 49,8 % des suffrages le 30 mars dernier.

Le discours de rassemblement et d'indépendance prôné par “Nevers à venir” a trouvé une oreille attentive auprès des jeunes Neversois. « Les étiquettes, franchement, je ne vois pas l’intérêt », témoigne Élodie Venereux. Cette jeune femme de 23 ans est responsable de la boutique de confiserie Negus, l’une des plus anciennes de la ville. Après le bac, elle a vu partir la quasi-totalité de ses amis.

« Je suis restée parce que j'avais un CDI, mais c'est tellement rare... Il n’y a rien pour les jeunes ici. Pas de boulot, pas d’activités. Tout le monde s’en va. » Et ce ne sont pas « les belles promesses » émises par les socialistes pendant la campagne des municipales qui auraient pu changer la donne. « Ils n'ont pas arrêté de nous parler d'un projet de piscine. Leur discours était complètement à côté de la plaque et ils ne s'en rendaient même pas compte... »

Elodie Venereux.Elodie Venereux. © ES

Florent Sainte-Fare Garnot estime lui aussi que « les jeunes ne se reconnaissent pas dans les formes politiques actuelles », mais refuse d'endosser la responsabilité de son échec aux municipales. « J'ai essayé d'être un homme du réel, plaide-t-il. Que tout mon travail ait été mis à mal par le gouvernement me fait mal au cœur. »

Et l'ancien maire de Nevers de dérouler le film du 1er mai 2012, date à laquelle François Hollande était venu rendre hommage à Pierre Bérégovoy sur la place du Palais Ducal, là-même où François Mitterrand se tenait dix-neuf ans plus tôt. « Dans la foule, il y avait beaucoup d’habitants des quartiers, se souvient Sainte-Fare Garnot. Ils étaient là parce qu’ils avaient espoir. Aujourd’hui, ils sont très déçus. Ils voient qu’ils paient plus d’impôts et qu’ils ont de plus en plus de mal à joindre les deux bouts. »

Sur la place du Palais Ducal.Sur la place du Palais Ducal. © ES

C’est à ces personnes-là que “Nevers à venir” a su parler. « La gauche est à la fin d'un cycle, il faut en inventer un nouveau, analyse Olivier Thiais, l'un des anciens collaborateurs de Pierre Bérégovoy, désormais conseiller auprès de Denis Thuriot. Pour être socialiste, il ne suffit pas d'avoir une carte. Il faut avoir des idéaux. Surtout ici où la population est très marquée par les valeurs de justice sociale que défendait Bérégovoy. » « C'est avoir des idéaux que de s’associer à un personnage comme Philippe Cordier (le candidat UMP – Ndlr), qui était l’un des plus farouches opposants au mariage pour tous ? » rétorque Florent Sainte-Fare Garnot.

« Je suis à l'UMP, tendance Nadine Morano, plaisante Cordier. C'est un femme qui a un discours assez hard, mais qui est très humaine. » Devenu sixième adjoint de Thuriot, l'homme ne cache pas ses amitiés. Ni ses convictions. « Si jamais je suis d’astreinte le jour où il y a un mariage gay, je demanderai si quelqu’un peut prendre ma place. Et si ce n’est pas possible, je célébrerai ce mariage, mais de façon très classique, sans discours ni rien. »

Bien conscient du peu d'écho que reçoit un tel discours sur les électeurs nivernais et, plus largement, de la faiblesse de la droite dans le département, cet ophtalmologiste de profession indique que « la Nièvre se gagnera par des fusions de listes, et non par l'UMP ». Son “collègue” de l’UDI, Guillaume Maillard, aujourd’hui quatrième adjoint de Thuriot, a lui aussi rejoint la liste “Nevers à venir” entre les deux tours. Pour autant, il ne se fait guère d’illusion quant à cette « alchimie fragile ».

Guillaume Maillard.Guillaume Maillard. © ES

« Il y aura forcément des sujets clivants pendant la mandature », assure Maillard, « le “sans étiquette” va vite trouver ses limites. » Ces limites sont-elles celles du national ? Denis Thuriot le craint. « Nous n’abordons pas les thématiques nationales en conseil municipal, sinon ce n’est pas gérable », admet-il.

Le nouveau maire de Nevers se dit cependant « très attentif » aux différents mouvements qui émergent sur le territoire, à commencer par Nouvelle Donne, le parti lancé par les fondateurs du collectif Roosevelt 2012, qui a réuni 4,26 % des voix aux européennes sur la seule ville de Nevers (contre 2,9 % au national).

Pour Florent Saint-Fare Garnot, la démarche de Thuriot n'est pas sans rappeler celle des Boulangistes. « “Nevers à venir” se nourrit de la crise et du rejet des partis, explique-t-il. Le “sans étiquette” cache un discours très antisystème. Il y a derrière tout ça un fond protestataire, le même dont se sert le Front national. Thuriot voulait casser du PS et il a fait une campagne “Nevers aux Nerversois” comme d’autres parlent de “La France aux Français”. »

À la différence près que là où bon nombre de Français se sont tournés vers le FN, les habitants de Nevers ont plébiscité une autre proposition politique. « Les Neversois avaient l’occasion de voter antisystème sans voter FN, ils ne s’en sont pas privés », conclut le premier fédéral de la Nièvre, Sylvain Mathieu, qui se réjouit de ce nouvel élan.

Car avec une droite divisée et un PS décrédibilisé, le département ressemble à une version miniature de la scène politique française. Près de 70 ans après la première élection de Mitterrand, la gauche nivernaise rouvre les portes de son laboratoire pour essayer de nouveaux mélanges et créer une nouvelle offre.

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Scandale de l'université des Antilles: deux responsables suspendus

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Les premières sanctions sont tombées à l’université des Antilles où un vaste système de détournement de fonds européens a été mis en place, comme nous le révélions le 19 mai. Les deux enseignants soupçonnés d’être au cœur de ce système viennent d’être suspendus de leur fonction « à titre conservatoire », a annoncé la présidence, dans un courrier adressé le 26 mai aux personnels de l'établissement.

Fred Célimène, le directeur du CEREGMIA, ce laboratoire aujourd’hui au cœur du scandale, et son adjoint, Kinvi Logossah, ont été suspendus pour une durée de 12 mois et interdits d’accès à l’université. Dans l’attente de suites disciplinaires – et judiciaires –, ils continueront à percevoir leurs traitements. Le doyen de la faculté de droit et d’économie, Éric Carpin, également mis en cause, s’est vu, lui, retirer sa délégation de signature.

Dans ce courrier, la présidente a expliqué que ces sanctions correspondaient aux recommandations du rapport de l’inspection générale (IGAENR) et du contrôle général économique et financier (CGEFI), transmis mi-mai au ministre de l'éducation et à la secrétaire d'État à l'enseignement supérieur. « Des sanctions lourdes », prises en accord avec le recteur et le ministère. Et qui s’imposent afin de « restaurer des conditions normales de gestion dans le laboratoire CEREGMIA et d’enrayer un climat délétère indigne de la communauté universitaire », affirme Corinne Mencé-Caster en reprenant les termes du rapport définitif de l'inspection générale.

Ce rapport, que Mediapart a pu consulter, se termine par un impitoyable réquisitoire à l'encontre de ces responsables. « Le refus de M. Célimène d’inscrire le laboratoire dans un projet d’établissement, l’objectif poursuivi d’en faire une entité autonome, son refus de tout pilotage hormis le sien, sa propension à exercer des pressions et des menaces sur les services, les cadres, les instances, la gouvernance, jusqu’aux partenaires extérieurs, ont transformé ce qui aurait pu être un levier pour la recherche de l’université des Antilles et de la Guyane, en un facteur de risques et de déstabilisation. La volonté est délibérée de gérer dans la plus grande opacité des conventions financées sur les fonds européens dont le volume a atteint en trois ans, entre 2009 et 2012, plus de 13 M€ dont près de 9 M€ de FEDER (Fonds européens de développement régional – Ndlr), et de s’affranchir des règlements européens et nationaux. Elle sert des intérêts personnels en impliquant membres et collaborateurs du CEREGMIA. Elle sert une ambition personnelle centrée sur un laboratoire que M. Célimène dirige depuis bientôt trente ans, et dont les activités dépassent le périmètre scientifique d’une unité de recherche. En raison de pratiques contestables en matière de dépenses et de traçabilité, la gestion du laboratoire CEREGMIA fait courir à l’établissement des risques juridiques et financiers majeurs qui entachent par ailleurs l’image de l’université et de ses membres. Ainsi le bureau des contrôles de la direction Europe et aménagement de la préfecture de la Martinique a rendu, le 27 mars 2014, les rapports définitifs concernant l’audit de trois opérations, cofinancées par le FEDER, portées par le laboratoire CEREGMIA, Green Island, Oolog et PRED. La presque totalité des dépenses est inéligible. »

Concernant M. Logossah, l'inspection générale estime que sa responsabilité est également engagée « notamment dans la mise en œuvre d’une convention irrégulière lorsqu’il était directeur de l’institut IFGCar et du bureau Caraïbes pour l’AUF (Agence universitaire de la francophonie – Ndlr), d’octobre 2008 à septembre 2011, convention portant sur plus de 2 M€. Les dysfonctionnements de cette convention “écran” pour gérer la convention du même nom cofinancée par des fonds FEDER du programme INTERREG IV dont la région Guadeloupe est l’autorité de gestion, sont tels que l’UAG a aujourd’hui peu de chances de percevoir la subvention FEDER d’un montant de 1 968 697€ ».

M.M. Célimène et Logossah ont annoncé qu'ils feraient appel en référé de cette décision au tribunal administratif.

Dans cette affaire, où les premiers dysfonctionnements ont été observés il y a près de quinze ans, le rôle des pouvoirs publics ne laisse pas d’interroger. Après un an d’enquête de la section régionale de la police judiciaire de Martinique sur le fonctionnement de ce laboratoire, une information judiciaire a été ouverte le 7 avril dernier pour « détournement de fonds publics » et « escroquerie aux subventions en bande organisée ». Mais le ministère de l’enseignement supérieur, qui s'est finalement décidé à agir, est resté bien longtemps aux abonnés absents.

L’enquête en cours devra donc déterminer où sont passés les millions de fonds européens détournés, mais aussi quelles ont été les éventuelles complicités au sein de l’appareil d’État. Les liens entre le responsable du laboratoire incriminé et des dirigeants du parti progressiste martiniquais (PPM), parti de l’homme fort de la Martinique, Serge Letchimy, député et président du conseil régional, suscitent sur place quelques interrogations. D’autant que le soutien de Serge Letchimy au CEREGMIA a été déterminant dans l'obtention des fonds européens, comme nous le révélions dans notre enquête.

Victorin LurelVictorin Lurel

Dans un courrier adressé à Mediapart après la publication de notre enquête, Victorin Lurel, l’ancien ministre de l’Outre-mer et aujourd’hui président du conseil régional de Guadeloupe, rappelait qu’il avait demandé la déprogrammation des trois dossiers a priori éligibles aux fonds européens en mars 2011, « faute d’une remontée régulière et pertinente des pièces justificatives ». Avant de revenir sur sa décision et reprogrammer ces trois dossiers (pour un montant de 4,7 millions d’euros) et ce, explique-t-il, « afin de prévenir une crise politique avec mon homologue président de la région Martinique, qui estimait qu’en prenant cette décision de déprogrammation, les intérêts de la Martinique étaient mal défendus ». Il précise donc que son revirement dans ce dossier s’est ainsi fait « sous (la) lourde insistance » de Serge Letchimy.

L'entourage de Serge Letchimy dénonce quant à lui une « instrumentalisaton médiatico-politique » menée selon lui par la présidente de l'université, soutenue par le mouvement indépendantiste martiniquais « pour déstabiliser le président de région, préparer les élections en vue de la future CTM (collectivité territoriale de Martinique – Ndlr) et, pour cette assoiffée de pouvoir, négocier une bonne place en son sein », écrit, dans un courriel que s'est procuré Mediapart, le directeur de cabinet de Serge Letchimy, Jean-François Lafontaine.

Alors que les élections de mars 2015 pour élire les représentants de la collectivité territoriale de Martinique sont dans tous les esprits, le grand déballage politique dans ce dossier où près de dix millions d'euros se sont évaporés ne fait sans doute que commencer.

Pour avoir un aperçu de la marge de manœuvre de la presse locale dans cette affaire, on peut se reporter à l'émission du 23 mai dernier, le Kiosque, sur Zouk TV, animée par un certain Gérard Dorwling-Carter et qui réunit les principaux médias régionaux pour parler de l'actualité (à voir ici en intégralité, la partie sur l'affaire intervient à partir de la 42e minute). Le présentateur démonte l'enquête de Mediapart dont la « jeune » journaliste n'aurait pas compris grand-chose au fonctionnement des financements européens, aurait accumulé les erreurs en se faisant manifestement manipuler par un « clan ou une partie ». Ce à quoi semblent acquiescer tous les journalistes présents sur le plateau. Un journaliste interpelle le présentateur en se demandant ce que font d'ailleurs les conseils des personnes mises en cause dans ce dossier, provoquant l'hilarité générale. Le présentateur Gérard Dorwling-Carter annonce que Mediapart sera assigné en justice pour diffamation. Il est en effet bien placé pour le savoir puisque celui qui vient d'administrer cette leçon de déontologie journalistique n'est autre que l'avocat de Fred Célimène dans cette affaire

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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Réforme territoriale : le pari hasardeux de François Hollande

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François Hollande contre les conservatismes : c’est le nouveau refrain de l’Élysée pour relancer un quinquennat à bout de souffle. La réforme territoriale, dont les contours ont été annoncés lundi soir, doit en être le symbole. Sauf que le président de la République, dont la légitimité politique est très fragile, incarne une méthode de gouvernement caricaturale de la Ve République.

La nouvelle carte territoriale, présentée lundi soir sur le site de l’Élysée, prévoit la réduction de 22 à 14 régions. La Basse-Normandie et la Haute-Normandie vont fusionner, mais aussi Rhône-Alpes et l’Auvergne ou encore la Picardie et la Champagne-Ardenne, etc. Les conseils généraux doivent être supprimés en 2020 quand les intercommunalités (dont le seuil minimal d’habitants doit passer de 5 000 à 20 000 habitants) se seront développées. François Hollande a également confirmé que les prochaines élections départementales et régionales sont repoussées du printemps 2015 à l’automne 2015, après l’adoption du projet de loi qui doit être déposé en juillet.

Ces annonces, attendues depuis la conférence de presse présidentielle du 14 janvier 2014, ont sans surprise provoqué la fureur de nombreux élus locaux, de petits et grands barons, et de l’opposition. Les réformes territoriales sont pourtant promises depuis de longues années, tant l’enchevêtrement de compétences n’a plus vraiment de sens dans un mille-feuille institutionnel jugé inefficace et gourmand en frais de fonctionnement. François Hollande l’a bien compris et espère jouer de l’impopularité croissante d’une classe politique jugée conservatrice et jalouse de ses privilèges.

C’est tout le pari de l’Élysée. « La carte des régions date de plus de 60 ans. Cela fait 30 ans qu’on veut la modifier. Il y a eu le rapport Mauroy en 2000, le rapport Balladur de 2009 et le rapport Raffarin en 2013. Tous ont dit qu’il fallait réduire le nombre de régions. Personne ne l’a fait. Le président de la République est le premier à passer à l’acte », explique un proche. Avant d’insister : « Au moins lui, il fait la réforme. C’est bien lui le patron, il l’a montré. »

« C'est la plus grande réforme du quinquennat », s'enthousiasme le député PS, Bernard Roman. L'élu du Nord se plaisait à rappeler mardi dans les couloirs de l'Assemblée nationale que Pierre Mauroy, en 1982, souhaitait 16 régions seulement. Mais que sous la pression des barons du PS désirant devenir présidents de région, François Mitterrand avait porté leur nombre à 22.

Sur le papier, cette réforme rompt d'ailleurs par rapport aux deux premières années du quinquennat où, malgré des avancées, François Hollande a toujours cherché à ménager les élus locaux. S’il est passé outre leurs réticences sur le non-cumul des mandats, il a dû en repousser l’application à 2017. Les textes sur la transparence, annoncés en catastrophe après les aveux de Jérôme Cahuzac, ont eux aussi été atténués après la fronde lancée par Claude Bartolone, le président de l’Assemblée (lire notre article).

Quant aux lois déjà votées sur la décentralisation, elles ont fait l’objet de cafouillages innombrables – Marylise Lebranchu avait dû changer de directeur de cabinet ; ses textes avaient été découpés en plusieurs lois, sur ordre de l’Élysée où les associations d’élus défilaient pour défendre leur paroisse (lire notre article). Le chef de l’État a lui-même souvent changé d’avis, sur l’avenir des départements ou la suppression de la clause de compétence générale.

À l’époque, François Hollande faisait figure de « président des élus », lui qui s’est, tout au long de sa carrière, appuyé sur les élus locaux – lors de la primaire, il avait convaincu nombre de petits barons de le soutenir. Lui-même fut maire de Tulle et président du conseil général de Corrèze. L’an dernier, le député PS Pascal Cherki avait même lancé : « Lorsque l'on est président de la France, on n'est pas conseiller général, on prend la mesure de la situation et on change de braquet. » Sur la forme, la remarque avait choqué de nombreux socialistes. Mais sur le fond, ils étaient nombreux à la partager.

La nouvelle réforme territoriale, annoncée lundi soir, doit permettre de rompre avec cette image du chef de l’État. Sauf que la méthode de gouvernement de François Hollande est très loin d’incarner un renouvellement des pratiques politiques. Jusqu’à la dernière minute, le nombre de régions a varié. Il n’a été fixé que lors d’une ultime réunion de calage à l’Élysée, lundi soir, avec Manuel Valls, Bernard Cazeneuve et Marylise Lebranchu, donnant l’impression d’un président décidant sur un coin de table, seul en son Palais. La version de sa tribune envoyée à la presse quotidienne régionale mentionnait même : « Je propose donc de ramener leur nombre de 22 à XX. » Un signe que les arbitrages n'ont eu lieu qu'au dernier moment. 

La Bretagne et les Pays de la Loire ne changent pas de périmètre, après les pressions diverses et contradictoires exercées par Jean-Marc Ayrault et Jean-Yves Le Drian. Le Nord-Pas-de-Calais et la Picardie ne fusionnent pas, pour éviter d’ouvrir un boulevard au Front national.  

« On se demande si le résultat du FN aux européennes “n’explique pas” certains redécoupages. Pour eux, une fusion entre le Nord et la Picardie, un temps envisagée, c’était donner une région au FN. Mais on ne luttera pas contre le FN en faisant des bidouillages électoraux », a réagi mardi Barbara Pompili, coprésidente du groupe écologiste à l’Assemblée et élue en Picardie. Même tonalité pour son camarade François de Rugy, élu en Loire-Atlantique : « Quand on a vu François Hollande, il a parlé d’un rapprochement Pays de la Loire/Centre. Et il a dit qu’il n’arriverait jamais à mettre d’accord les socialistes de Bretagne et de Pays de la Loire. » Cette réforme « se fait au prix d'une aggravation de l'autoritarisme inhérent à la Ve République et de la mise en place de pouvoirs de plus en plus technocratiques abrités de la souveraineté populaire », dénonce également le PCF dans un communiqué.

« La carte a été inventée sur un coin de table à l’Élysée, imaginée hier à 20h40. La méthode à la schlague est calamiteuse, absurde et incohérente. Tout cela est le fruit de négociations entre barons PS », s’est aussi énervé le député UDI Jean-Christophe Lagarde. Le patron des députés UMP, Christian Jacob, s’est aussi engouffré dans la brèche : « Un président de la République qui, nuitamment, entre 20 heures et 21 heures, modifie les régions en fonction de ses coups de fil, c’est invraisemblable. Les Pays de la Loire devaient fusionner avec Poitou-Charentes à 20 heures, avant d’être rebalancés de l’autre côté après, c’est n’importe quoi ! »

La réunion du groupe socialiste à l’Assemblée a elle aussi été animée, malgré l’envoi d’éléments de langage par Matignon la veille et d’un petit mot, signé Vincent Feltesse, le nouveau conseiller politique de François Hollande, aux députés. Plusieurs députés ont dit avoir eu le sentiment d’une réforme qui « tombe d’en haut ». « Le roi a décidé que ce serait 14 régions. Cette vision arbitraire et technocratique est insupportable », a dénoncé Pouria Amirshahi.

Comme d’autres, le député des Français de l’étranger critique aussi une vision trop budgétaire. De fait, l’essentiel de l’argumentation des ministres consiste à répéter que la réforme va permettre de faire des économies. Y compris en avançant des chiffres jugés fantaisistes – entre 12 et 25 milliards d’euros pour le secrétaire d’État André Vallini, et contestés jusque dans les rangs du PS. « Fusionner les régions ne rapportera rien à court terme. À moins de fermer des lycées et de détruire des voies ferrées ! On ne fera pas non plus un plan social, et c’est heureux, explique le député PS Olivier Dussopt, spécialiste de la décentralisation. Mais la réforme va amener plus d’efficacité et clarifier les compétences. » François Hollande devra commencer par en convaincre sa majorité.

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Hollande invente le mille-feuille ministériel

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Cela paraît étrange, mais ce n’est pas si étonnant dans la République désordonnée de François Hollande : un ministre vient d’être nommé, mais il ne sait pas encore très bien ce qu’il va faire. Dans les couloirs de l’Assemblée nationale, ce mardi 3 juin, Thierry Mandon papillonne, rayonnant mais un peu désorienté. Une pluie de SMS de félicitations tombe sur son portable. Une heure avant, vers 16 h 30, François Hollande l’a appelé. « Tu es nommé secrétaire d’État. » Voilà le porte-parole du groupe socialiste à l’Assemblée nationale propulsé, à sa grande surprise, au gouvernement, chargé de la « réforme de l’État et de la simplification ». Il sera directement rattaché au premier ministre Manuel Valls, élu de l’Essonne comme lui, alors que les deux hommes ne n’apprécient guère.

Thierry MandonThierry Mandon © Reuters

À 17 h 37, un communiqué surprise de l’Élysée est tombé. La secrétaire d'État au commerce Valérie Fourneyron, démissionnaire pour raisons de santé, est remplacée « sur proposition du premier ministre » par une députée PS, Carole Delga, qui appartient au noyau dur des hollandais de l’Assemblée. « C’est même une des dernières ! » s’amuse un cadre socialiste. « Le président de la République a également nommé M. Thierry Mandon secrétaire d’État auprès du premier ministre, chargé de la réforme de l’État et de la simplification. » Au passage, le gouvernement n'est plus paritaire : il compte désormais 17 hommes et 15 femmes. 

Devant les caméras, Mandon, dont le nom avait déjà couru au moment de la formation du gouvernement Valls, improvise. Bien obligé : il n'a pas encore parlé au premier ministre et ne connaît pas sa fiche de poste. « Il s’agira de s’occuper à la fois de la réforme de l’État et de renforcer la simplification », bredouille-t-il, récitant l’intitulé de son poste. La simplification des normes, si chère au président (on se rappelle du fameux “choc de simplification”), il connaît : Mandon a corédigé avec le patron d'Unibail un rapport sur la simplification des démarches et de l'environnement réglementaire et fiscal des entreprises, qui a débouché sur 50 propositions concrètes. Tout à fait dans la ligne actuelle très pro-entreprise du gouvernement.

Mais la réforme de l’État ? « On ne sait pas trop ce que vous allez faire », lui lancent les journalistes. « Moi non plus », répond-il. « Comment allez-vous travailler avec Manuel Valls ?» « En bonne intelligence », répond-il avec malice.

Le nouveau secrétaire d’État avance bien quelques pistes. « Pour mener la réforme de l’État, il faut s’appuyer sur les agents des services publics du terrain, dit-il. Il y a une opération reconquête des fonctionnaires à mener ; ils sont les soutiens de la République. Or en ce moment, ils ne sont pas insensibles à certains démagogues. » Une allusion au résultat calamiteux des municipales et des européennes, marquées par l'abstention des électeurs de gauche et la progression du Front national. Depuis des mois, Mandon alerte sur la déstructuration de l’électorat socialiste, s'inquiète d'un PS lâché par sa base d'ouvriers, d'employés et de petits fonctionnaires. Sauf qu'en théorie, c'est Marylise Lebranchu, la ministre chargée de la décentralisation, de la réforme de l’État et de la fonction publique qui devrait gérer les relations sociales avec les fonctionnaires.

Vingt-quatre heures après l’annonce d’une réforme territoriale d’ampleur mais déjà contestée, voilà que François Hollande décidé de façon paradoxale de créer un mille-feuille ministériel pour diminuer le « pudding » administratif – l'expression fétiche de Thierry Mandon.

Marylise Lebranchu, ministre chargée depuis 2012 de la décentralisation, de la réforme de l’État et de la fonction publique, est désavouée. Dans le nouveau gouvernement Valls, cette proche de Martine Aubry s’était vu accoler comme secrétaire d’État chargé de la décentralisation André Vallini, un hollandais pur jus, incarnation du baron socialiste. Voilà désormais qu’elle perd la main sur la réforme de l’État, la fameuse “Modernisation de l’action publique” (MAP), héritière de la si contestée Réforme générale des politiques publiques (RGPP) menée par Nicolas Sarkozy. Mercredi, un décret au Journal officiel modifie l'intitulé de son portefeuille: elle n'est plus que ministre de la décentralisation et de la fonction publique.

« Marylise Lebranchu reste le stratège de l’ensemble de ses questions. Avec André Vallini, nous ne sommes que les fourmis », assurait mardi Thierry Mandon, sitôt sa nomination officialisée. « Marylise Lebranchu va être la ministre de la réforme territoriale ; c'est beaucoup de travail, c'est un chantier titanesque. Or la réforme de l'État est aussi un chantier prioritaire. Il fallait donc un portefeuille dédié », justifie l’Élysée. Ou l’on assure que si Lebranchu n'a pas Mandon sous son autorité, c'est parce que la réforme de l’État et la simplification sont des dossiers transversaux.

Juste après la confirmation d'une vaste réforme territoriale (la suppression de la moitié des régions, des départements et la fusion des intercommunalités), le gouvernement tente d'accréditer l'idée selon laquelle il mène de front des réformes qu'aucun gouvernement n'a jamais osé mettre en œuvre (lire ici). Un vrai pari politique, mais dont la réussite est hasardeuse, vu l'impopularité du chef de l'État, clé de voûte du système institutionnel de la Ve République. « Valls reprend la modernisation de l’État en main », décrypte un cadre du PS. Depuis quelques temps, le premier ministre souhaitait reprendre sous sa coupe la réforme de l’État, dont l'administration était installée à Matignon mais qui était pilotée politiquement par Lebranchu. Ces derniers jours, la nomination d’un Haut-commissaire à la réforme de l’État était même envisagée – le nom de Jean-François Carenco, préfet de la région Rhône-Alpes et ancien directeur de cabinet de Jean-Louis Borloo au ministère de l'écologie a couru.

Marylise Lebranchu apparaît donc comme la première victime collatérale de ce grand mécano. La ministre n’a jamais été en état de grâce auprès d’Hollande, même si elle a dû gérer depuis 2012 ses contradictions et ses revirements sur la décentralisation. Lebranchu, qui n’a été prévenue qu’au dernier moment, a bel et bien vécu la nomination de Mandon comme un désaveu. « Ce soir, elle est débranchée », commentait mardi un député moqueur.

Quant à Valérie Fourneyron, elle quitte le gouvernement pour des raisons de santé. La secrétaire d'État au commerce a rencontré François Hollande dans l'après-midi. Elle avait remis sa démission dès la semaine dernière au chef de l’État et au premier ministre. Hospitalisée début avril, elle avait repris ses fonctions après trois semaines de convalescence. Le 15 mai, elle a été à nouveau admise à l’hôpital, cette fois dans le plus grand secret. La semaine dernière, Valérie Fourneyron a jugé ne plus être en mesure d’assurer sa tâche.

Mardi soir, son entourage démentait l’article du Canard enchaîné à paraître mercredi 4 juin, indiquant qu’elle aurait envoyé à François Hollande plusieurs lettres de démission, restées sans réponse.

BOITE NOIREAjout: mercredi 4 juin, un décret au JO a confirmé que Marylise Lebranchu n'a plus la main sur la réforme de l'Etat.

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L’alarme de «Dire non»

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Il est des alarmes que leur pertinence transforme en sentences proverbiales, bien loin de leur contexte historique. Au risque, parfois, d’une perte d’intensité, où s’affadit l’inquiétude première. Ainsi de cette réflexion d’Antonio Gramsci dans ses Cahiers de prison sur la crise comme conflit entre un vieux monde en train de mourir et un nouveau monde pas encore né. « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître », écrit précisément, en 1930, le communiste italien, emprisonné par le fascisme jusqu’à sa mort en 1937. Or on occulte trop souvent la phrase qui suit, où gît l’essentiel : « Pendant cet interrègne, on observe les phénomènes morbides les plus variés. » Essentiel sur lequel, en revanche, insiste, non sans bonheur, une variante poétique, souvent citée bien que littéralement infidèle au texte original italien : « Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et, dans ce clair- obscur, surgissent les monstres. »

Nous vivons ce surgissement des monstres, ces phénomènes morbides des temps de transition et d’incertitude, qu’à tort l’on s’est habitué à nommer crises, comme s’il s’agissait de fatalités, alors qu’ils mettent à l’épreuve notre capacité à échapper aux pesanteurs du présent et à réinventer les espérances du futur. Ils sont bien là, ces monstres, devant nous, défilant dans nos rues, envahissant nos médias, imposant leurs imaginaires de violence et de haine. Et nous les écoutons dire et les regardons faire, entre sidération et impuissance. Dire leurs racismes, xénophobie et antisémitisme, faire leurs amalgames, s’allier entre contraires, confondre révolte et détestation, transformer leurs colères en exclusions, croire qu’ils apaiseront leurs souffrances en aggravant celles des boucs émissaires qu’ils désignent à leurs vindictes, aussi constantes que confuses.

S’en indigner ne suffit pas. Car ils sont les fruits de l’époque, entendue comme ce que font les hommes des temps qu’ils vivent. De notre époque, c’est-à-dire de nos lenteurs, de nos tergiversations et de nos pusillanimités, de notre incapacité à faire naître ce neuf dont l’avènement pourrait seul renvoyer ces monstres à nos cauchemars. Oui, ces monstres ne nous sont pas étrangers : ils disent la nécrose de l’espérance, cette défaite de l’avenir enfantée par une pédagogie de la résignation à ce qui est tel que c’est, à une réalité qui ne souffrirait plus d’alternative, encore moins d’imagination, sans parler de rêve ou d’utopie. Bannière de la grande régression démocratique et sociale des années 1980, le fameux « there is no alternative » de la Britannique Margaret Thatcher, surnommée pour cette raison « Mrs. Tina », est devenu le viatique de toutes ces politiques démobilisatrices, de soumission à l’existant et, donc, de servitude consentie.

L’enfer d’où surgissent ces monstres n’est autre que notre présent, tel qu’il a été façonné par ceux qui dirigent et possèdent, eux-mêmes prisonniers de leurs insatiables appétits de pouvoir et de fortune : un présent dont a été congédié le futur. Un présent omniprésent. Un présent monstre. « L’idée d’une autre société est devenue presque impossible à penser, et d’ailleurs personne n’avance sur le sujet, dans le monde d’aujourd’hui, même l’esquisse d’un concept neuf. Nous voici condamnés à vivre dans le monde où nous vivons » : ainsi se concluait, il y a vingt ans, Le Passé d’une illusion, cet essai où l’historien François Furet entendait conjurer définitivement les spectres du communisme et, à travers eux, tous les fantômes de l’espérance et tous les revenants de l’émancipation.

C’est contre ce licenciement sans frais ni indemnités de l’avenir, ce lockout de tout imaginaire politique, que se dresse ce livre en forme de manifeste. Entre les monstres ravageurs nés d’un réel proclamé intangible, immobile et immuable, et les fantômes consolants surgis d’un passé plein d’à présent, celui de l’exigence de démocratie et de l’idéal d’égalité, notre parti est pris, évidemment pour les seconds. Démocratie, égalité : promesses toujours inaccomplies et sans cesse inachevées, ces armes vivantes sont les seules dont la dynamique individuelle et la créativité collective permettront d’échapper à la paralysie provoquée par la complexité du monde et l’incertitude du temps, l’impuissance des programmes tombés d’en haut et l’échec des solutions décidées au sommet.

Dire non, donc, à cette hypothèque qui bouche notre avenir, où s’épanouit l’extrême droite, s’extrémise la droite et se droitise la gauche. Un non sans étiquette qui place au cœur de la riposte la question démocratique, comme condition de la crédibilité et de l’efficacité des réponses aux autres urgences, financières, économiques, sociales, écologiques. Car l’accident est possible. Qu’en sera-t-il en 2017, après cinq années de présidence socialiste déjà décevante, de l’approfondissement des crises européennes ou mondiales qui nous accablent tandis que la perdition d’une droite radicalisée et l’égarement d’une gauche oublieuse auront peut-être fait, jusqu’au dernier barreau, la courte échelle à l’extrême droite ? Qu’en sera-t-il alors que, depuis trente années, le débat politique français, non seulement dans son expression médiatique dominante mais aussi dans son animation intellectuelle et éditoriale, n’a cessé de basculer à droite, cédant le pas aux obsessions de toujours de l’extrême droite ?

De scrutin en scrutin, un système politique dont la lasse reproduction masque l’intime épuisement met régulièrement en scène le fossé creusé entre le peuple et ses représentants professionnels, entre la masse des citoyens et les politiques de métier, entre le pays et ses élites. Ce paysage est le décor favori des politiques réactionnaires qui détournent cette colère en adhésion à des aventures virulentes et autoritaires, fondées sur l’essentialisme d’une nation, de son peuple et de son chef. Or, pour s’installer à demeure, ces passions politiquement néfastes n’ont pas besoin, en France, de rupture violente avec le système institutionnel en place caractérisé par sa faible intensité démocratique. Exception française, le bonapartisme césariste qui inspire notre présidentialisme est d’une dangerosité foncière que la gauche oublie trop souvent à force de s’être résignée à le subir dans l’espoir d’en être parfois bénéficiaire.

« Dangereuses avant moi, elles le seront toujours après » : cette formule prêtée à François Mitterrand sur nos institutions est une mise en garde à l’adresse de ses successeurs de gauche, doublée d’un aveu d’échec ou d’impuissance. Dans le cadre constitutionnel actuel, d’une présidence qui peut s’imposer à tous les autres pouvoirs, qui les dévitalise, les décrédibilise et les démoralise, la gauche peut un temps gouverner mais elle ne peut durablement réussir. Le présidentialisme l’éloigne de ses bases, l’entraîne sur le terrain de l’adversaire, l’érode et la corrompt. En témoigne de façon flagrante l’évolution ces trente dernières années de son personnel politique, à tous niveaux, bien éloigné dans sa composition sociale des classes populaires majoritaires.

Nous avons suffisamment de mémoire pour contredire ceux qui, minorant l’inquiétude, relativisent en mettant le poids du Front national sur le compte d’une tendance européenne momentanée, où l’expression de la crise, de ses souffrances et de ses colères, passerait par un vote protestataire d’extrême droite. Ces raisonnements oublient l’antériorité française en la matière, cette persistance du Front national depuis son premier succès national aux élections européennes de 1984 où sa liste avait obtenu plus de deux millions de voix (10,95 % des suffrages exprimés). À l’époque, déjà, alors que depuis un an des élections locales témoignaient de la renaissance de l’extrême droite française, la classe politique se rassurait à bon compte. La logique du bouc émissaire, auquel le dernier pouvoir de droite a donné droit de cité officiel – « identité nationale », « civilisation supérieure », « musulman d’apparence », « étrangers trop nombreux », etc. –, prenait alors ses marques et, déjà, marquait des points. En septembre 1983, après une première percée municipale du Front national à Dreux, les commentaires dominants s’accordaient tous à mettre cet événement sur le compte d’une immigration « incontrôlée », « anarchique », « criminogène », « clandestine », « sauvage », « proliférante », au choix des expressions qui s’installaient dans le langage commun.

L’extrême droite ne serait qu’un effet dont les immigrés seraient la cause, répétaient-ils en boucle. Et bien peu nombreux étaient alors ceux qui s’inquiétaient de cette première victoire lepéniste – non pas provisoirement dans les urnes, mais durablement dans les têtes. Si, depuis trente ans, les républicains n’ont pas su enrayer la progression de l’extrême droite, c’est parce qu’ils n’ont pas pris la juste mesure des réponses qu’elle appelait, des réponses radicalement démocratiques et sociales plutôt que des surenchères sécuritaires et xénophobes. En 1984, dans ce qui fut le premier livre consacré à ce que nous avions nommé L’Effet Le Pen, nous avions été deux journalistes du Monde de l’époque à tenter de bousculer, en vain hélas, les certitudes rassurantes d’un monde politique qui, à gauche tout autant qu’à droite, minimisait la signification de la renaissance d’un courant de pensée que la déchéance nationale de Vichy et la perdition coloniale d’Algérie auraient dû définitivement discréditer.

Voici ce que nous écrivions alors, sous le titre « Un certain état de la France », à propos de « toutes ces analyses [qui] s’empressaient de relativiser le phénomène » : « Les moins nobles, en l’assimilant à une exaspération locale et circonscrite dont la “cause” aurait été la “surpopulation” immigrée de quelques villes. Les plus opportunistes, en le réduisant à un conjoncturel et classique mouvement de balancier, selon lequel la gauche héritait d’une extrême droite dynamique, comme hier la droite d’une extrême gauche vivace. Les plus subtiles, enfin, en le renvoyant au passé, n’y voyant qu’une répétition du feu de paille poujadiste des années 1950. Faisant insidieusement des boucs émissaires désignés par le Front national les fautifs mêmes de sa réussite, ou contemplant avec impuissance une fatalité politique, ou encore se persuadant que la vague s’épuiserait d’elle-même, ces explications étaient toutes trois une façon de se donner bonne conscience. Contribuant accessoirement à banaliser M. Le Pen, à le ramener à l’ordre des choses, aucune ne s’interrogeait sur sa modernité, son actualité et sa spécificité. Car si l’on s’accorde à juger dangereuse, pour une démocratie, l’ascension d’un mouvement xénophobe et autoritaire, la question pertinente est bien celle-là ; au-delà de son passé, de ses convictions et de ses projets, que révèle M. Le Pen de l’état de la France, de l’ampleur de sa crise, du délitement de son corps social ? Envisagé sous cet angle, le diagnostic est raisonnablement pessimiste : produit tout à la fois d’une réelle dynamique sociale, d’une mythologie politique et d’une tradition française, l’effet Le Pen a encore de l’avenir devant lui. »

C’était il y a trente ans, le temps, déjà, d’une entière génération... Le citoyen concerné que reste l’observateur journaliste aurait grandement préféré se tromper de pronostic. La citation n’est donc pas là pour témoigner vainement de sa pertinence, mais pour inviter à revenir à l’essentiel, plutôt que de disserter sur la supposée modernité « mariniste » du Front national alors que, du père à sa fille, le sillon creusé est invariable, comme l’a montré, après Anne Tristan et son exceptionnel Au Front, paru en 1987, le courageux Bienvenue au Front de Claire Checcaglini, publié début 2012. L’essentiel, c’est-à-dire le terreau sur lequel prospère l’idéologie diffusée par l’extrême droite, dont la peur et la haine sont les deux ingrédients de base. Le rappel de cette longue durée de trente années suffit à démontrer que ce terreau n’est pas l’immigration et l’insécurité comme l’ont cru toutes les politiques qui, à droite et à gauche, ont épousé l’agenda imposé par l’extrême droite. Depuis un gros quart de siècle, et de façon de plus en plus systématique, les politiques publiques ne sont-elles pas foncièrement sécuritaires et obstinément antimigratoires, de contrôle et de surveillance des populations et des territoires, des lieux et des flux ? Tant de lois, tant de moyens, tant de discours, et il faudrait, encore et toujours, remettre sur l’établi des politiques qui n’ont cessé d’échouer à panser les plaies sociales et à apaiser notre vie démocratique ?

La vérité, c’est que ce tonneau est percé : il nourrit ce qu’il prétend combattre, exacerbe ce qu’il prétend soigner, excite ce qu’il prétend calmer. Dérèglement idéologique des nécessités objectives de souveraineté et de sûreté qui fondent une nation, les obsessions sécuritaires et migratoires alimentent ce qui divise le peuple, montent des populations les unes contre les autres, dressent les Français contre d’autres Français comme l’a amplement démontré la dérive du sarkozysme vers la stigmatisation de l’origine étrangère ou de la croyance musulmane des citoyens français eux-mêmes. Il est bien temps d’inverser les priorités, autrement dit de réconcilier la France avec son peuple et les Français avec eux-mêmes en plaçant tout en haut de l’agenda politique l’urgence démocratique et l’exigence sociale.

Il s’agit, tout simplement, de remettre la politique au poste de commande. La politique comme invention permanente, volonté collective et bien commun. Car la politique ne se réduit pas à l’expertise ou à la compétence, comme l’ont trop longtemps imposé les vulgates économiques et financières afin de l’éloigner du contrôle populaire. Au croisement des expériences et des convictions, elle suppose une délibération publique autour d’enjeux partagés et compris, expliqués et validés. Ce n’est pas seulement une pédagogie, des élus au peuple, mais une conversation, entre le peuple et ses représentants. C’est cet imaginaire démocratique qu’il nous faut retrouver, le seul à même de restaurer la confiance, ce climat aussi précieux que mystérieux sans l’avènement duquel il n’y aura jamais de sortie de crise. Cet imaginaire démocratique a un nom, et c’est l’égalité. L’égalité, ce mot qui est au centre et au nœud de la devise républicaine. Qui, tout à la fois, l’équilibre et la met en tension. Après tout, la liberté est aussi celle de s’enrichir, donc de créer des inégalités autour de soi. Et la fraternité peut recouvrir la tentation de choisir ses frères, au détriment d’autres humanités. L’égalité est donc au ressort de ce qui caractérise la promesse républicaine entendue comme celle d’une République indissociablement démocratique et sociale. Cette République-là n’est évidemment pas celle qu’invoquent aujourd’hui conservateurs et réactionnaires après en avoir longtemps rejeté non seulement l’idée mais le mot.

Leur République n’est que « tradition », c’est-à-dire immobilisme et nostalgie, piétinement démocratique et conservatisme social, quand la République véritable, pour s’imposer et se construire, ne fut que mouvement et création, audace et invention. La droite maurrassienne, qui a retrouvé ses aises sous le sarkozysme et dont l’idéologue Patrick Buisson s’est fait le passeur, fut monarchiste de naissance, avant de devoir se convertir aux apparences républicaines, sous le poids monstrueux des crimes des droites extrêmes d’Europe. Mais sa foi profonde reste antirépublicaine par refus du principe d’égalité. Et cette foi se sent aujourd’hui des ailes après avoir été libérée et encouragée par un apprenti sorcier dans sa course éperdue au pouvoir.

La présidence de Nicolas Sarkozy n’aura pas été une énième version des pouvoirs de droite, mais une bifurcation dans l’histoire de la droite républicaine telle qu’elle s’est affirmée au lendemain de la catastrophe européenne, en 1945. Si rupture il y eut, elle fut au sein de sa propre famille politique. Deuxième mort du gaullisme, le sarkozysme marque l’émergence d’une droite extrême qui renoue avec les idéologies, valeurs et références des droites antirépublicaines du début du XXe siècle, celles-là mêmes qui ont accompagné l’effondrement national dans la collaboration avec le nazisme. Cette barrière essentielle étant tombée, sa défaite électorale de 2012 fut logiquement suivie de la sortie de leurs catacombes des succédanés les plus divers de l’extrémisme contre-révolutionnaire, mélange d’intégrisme et d’antisémitisme, de maurrassisme et de pétainisme, d’identitaires rouges-bruns et de néofascistes variés, tous déterminés à occuper la rue comme jamais ils ne l’avaient fait depuis les années 1930.

Car ces catacombes sont bel et bien françaises, et ce brutal rappel à la vérité historique souligne combien les diatribes sarkozystes contre une supposée « repentance » étaient, au choix, irresponsables ou incendiaires, invite à libérer nos vieux monstres plutôt qu’à les affronter pour, définitivement, leur faire rendre gorge. L’historien Zeev Sternhell, dans sa célèbre trilogie sur La France, entre nationalisme et fascisme tout comme dans son plus récent travail sur Les Anti-Lumières, a disséqué cette révolution conservatrice dont notre pays fut le laboratoire intellectuel, avec des figures talentueuses et complexes comme Maurice Barrès ou Charles Maurras. Face à l’esprit des Lumières, elle affirmait, résume-t-il, « une autre modernité, fondée sur le culte de tout ce qui distingue et sépare les hommes – l’histoire, la culture, la langue –, une culture qui refuse à la raison aussi bien la capacité que le droit de façonner la vie des hommes ».

La perdition de Vichy a entraîné, avec la défaite de son allié nazi, l’éclipse de ce courant idéologique alors que, loin d’être marginal et réservé aux factieux fascistes, il dominait jusqu’en 1940 les références d’une droite française qui, dans sa diversité, ne s’était toujours pas résignée à la République, cette « gueuse » indocile parce qu’ayant fait du peuple son souverain. La dissidence gaulliste, dont le pari réussi permit à la France de siéger à la table des vainqueurs plutôt que des vaincus, sauva la droite d’elle-même, malgré elle et contre elle. Ne restait dès lors que l’extrême droite, ses réseaux intellectuels et ses activistes minoritaires, pour entretenir ce sombre héritage jusqu’à ce qu’il puisse retrouver droit de cité.

Sous Nicolas Sarkozy, ce fut fait. Il fallait être bien aveugle, en 2012, pour ne voir, comme nombre de commentateurs, dans les foucades de la campagne électorale du candidat sortant qu’un « tournant droitier », simple tactique électorale vis-à-vis du Front national, quand cette présidence avait, au contraire, prouvé depuis 2007 sa constance idéologique : du ministère associant identité nationale et immigration à la chasse aux Roms, en passant par la mise en cause des Français d’origine étrangère, sans oublier l’éloge du curé que « ne pourra jamais remplacer » l’instituteur. Entouré de conseillers formés à cette école extrémiste et liés aux courants traditionalistes de l’Église catholique, Nicolas Sarkozy a fait de cette idéologie historiquement antirépublicaine son socle idéologique, alors qu’elle était jusqu’ici tenue à distance ou à ses marges par la droite classique.

Son ressort intellectuel est le refus de la philosophie du droit naturel qui est au principe de la promesse républicaine, dans sa puissance originelle : cette égalité des droits et des humanités qui ouvre l’horizon des possibles. Quand, écrit Sternhell, « les Lumières voulaient libérer l’individu des contraintes de l’histoire, du joug des croyances traditionnelles et non vérifiées », ces droites nationalistes, conservatrices et contre- révolutionnaires partagent le refus entêté de cet ébranlement de l’ordre existant. Hiérarchie (des hommes, des religions, des civilisations), égoïsme (des classes, des nations, des peuples), force (de l’État, du chef, des armées) sont leurs maîtres mots qui s’opposent, en bloc, à la trilogie « liberté, égalité, fraternité ». Quand l’idéal républicain se propose de libérer l’homme et la femme des fatalités et des résignations, elles entendent les déterminer et les immobiliser.

Ces idéologies conservatrices ne sont pas des vieilleries muséographiques mais des forces actives, nées dans notre modernité en réaction à la radicalité des Lumières. Et leur éclipse, ou leur marginalisation durant un gros demi-siècle, ne suffit certes pas à nous en débarrasser définitivement, tant, pour l’histoire des idées, ce temps humain est bref à l’échelle de la longue durée historienne. Nos temps incertains, et les peurs identitaires qu’ils alimentent, sont le terreau de leur renaissance. Et celle-ci est d’autant plus vivace qu’elles excellent à entretenir des passions mobilisatrices qui sont d’exclusion, de différence et de repli. (…)

De nos jours, la renaissance de cette droite extrême accompagne l’inquiétude des oligarchies régnantes pour la stabilité de leur domination, dans les tempêtes traversées par le capitalisme. Quand, au lieu de se retrouver autour de ce qu’ils ont en commun (l’entreprise et l’habitat, les questions sociales, les conditions de vie, le pouvoir d’achat, etc.), les dominés se font la guerre au nom de leurs identités, croyances et origines, les dominants ont la paix. Aussi la diversion identitaire est-elle le fonds de commerce de ces politiques conservatrices extrémisées par la peur des possédants : la stigmatisation, pour commencer, de tout ce qui se rapporte aux Arabes, aux musulmans, à l’islam, libérant une virulence et une discrimination non plus envers des opposants ou des adversaires poli- tiques, mais envers des hommes, des femmes et des enfants dont la seule faute est de partager, par leur naissance ou leur alliance, une histoire, une culture, une religion. Et ce poison-là est contagieux comme l’a montré, fin 2013, l’enchaînement terrifiant qui a vu se succéder discriminations contre les Roms, racisme archaïque contre les Noirs, antisémitisme virulent contre les juifs. Tant il est vrai que le racisme est une poupée gigogne, passant d’un bouc émissaire à l’autre dans sa quête infinie de sujets de détestation. (…)

Cette installation à demeure d’une droite extrême est donc un défi lancé à tous les républicains, désormais sommés de convoquer un imaginaire concurrent ayant assez de force de conviction et de dynamique de rassemblement pour renvoyer ces démons idéologiques à l’enfer qu’ils n’auraient jamais dû quitter. Cet imaginaire relève d’un vieil héritage dont il nous faut retrouver la jeunesse, fort bien résumée par Zeev Sternhell à la fin de son livre sur Les Anti-Lumières : « Quelles que soient les différences entre les grands penseurs des Lumières, le dénominateur commun à leurs visions du monde respectives est le refus de ce qui est. La culture des Lumières est une culture critique, pour elle aucun ordre n’est légitime du seul fait qu’il existe. Aucun ordre établi n’est légitime s’il est injuste. [...] Pour éviter à l’homme du XXIe siècle de sombrer dans un nouvel âge glacé de la résignation, la vision prospective créée par les Lumières d’un individu acteur de son présent, voire de son avenir, reste irremplaçable. »

Comme l’a rappelé le philosophe Emmanuel Terray, « la pensée de droite est d’abord un réalisme ». Mais le réel dont se réclame cette droite conservatrice n’est pas la réalité, forcément évolutive et instable ; c’est plutôt l’existant : la force des choses, le fait acquis, l’ordre établi, et par conséquent ses injustices, ses inégalités, ses désordres. Son imaginaire est un immobilisme, entre fatalité et résignation, quand celui de l’égalité est un mouvement : un possible qui met en branle, un horizon qu’on cherche à atteindre, la possibilité d’un déplacement et l’espoir d’un changement. Ainsi entendue, l’égalité, ce n’est évidemment pas l’uniformisation ou le nivellement qui, pour le coup, serait une fixité aussi rétrograde que l’ordre conservateur – ce qu’ont démontré les désastres et les crimes des régimes autoritaires s’en réclamant. L’égalité est au principe d’une politique démocratique qui fait droit à l’exigence sociale, d’une politique qui fait confiance à la liberté pour résoudre les tensions inévitables d’une société d’individus, d’aspirations diverses et de conditions différentes.

Égalité des droits, égalité des possibles, égalité devant la loi, égalité devant la santé, égalité devant l’éducation, égalité dans le travail, égalité des territoires, égalité de l’accès aux services publics, égalité dans l’accès à la culture, égalité dans la représentation politique, égalité des origines, des races et des religions, égalité des cultures et des civilisations, égalité des hommes et des femmes, égalité des sexes, égalité des genres, etc. On n’en finirait pas d’énumérer les potentialités libératrices de l’exigence d’égalité pour rassembler et renforcer une société, la nôtre, dont l’expression politique a délaissé plusieurs parties de son peuple qui ne se sentent ni représentées ni écoutées.

C’est sur cet abandon que prolifèrent xénophobie, racisme et autoritarisme, diffusés comme un poison par les forces politiques du fait établi et de l’ordre existant afin de protéger les inégalités et les injustices dont les intérêts minoritaires qu’elles défendent font profit. Jusque dans leurs postures littéraires, d’écrivains maudits ou de génies bannis, les figures qui donnent une caution intellectuelle et une visibilité médiatique à ces monstres gémissants et grogneurs profitent de cet affaissement. Pataugeant avec complaisance dans ce clair-obscur d’après le vieux et d’avant le neuf, ces décadents qui ne cessent de pester contre la décadence sont habités par une haine de l’autre qui dit leur haine de soi. De Renaud Camus à Alain Soral en passant par Richard Millet, ces personnages évoquent irrésistiblement le portrait du « collaborateur » qu’offrait Jean-Paul Sartre dans l’immédiat après-guerre : un être saisi d’« hésitation sociale », produit d’une « désintégration », insatisfait et inaccompli, atrabilaire et aigri, dévoré de frustrations et de revanches, dont, au bout du compte, « le fond de la personnalité est de plier au fait accompli, quel qu’il fût ».

« La thèse favorite du collaborateur – aussi bien que du fasciste –, c’est le réalisme », ajoutait-il, cette essentialisation du monde qu’ils brandissent, balayant toute complexité et contradiction, nuances et mouvements, libertés et autonomies. « En donnant l’exemple d’une politique basée sur des principes, nous contribuerons à faire disparaître l’espèce des “pseudo-réalistes” », concluait le philosophe. Combattre droite extrême et extrême droite, les marginaliser et les réduire, suppose d’opposer à leurs passions destructrices, où l’on s’aime de détester ensemble, un imaginaire supérieur. Un imaginaire qui rassemble et rassure, renforce et conforte, ouvre l’horizon et mobilise le changement.

Où l’on retrouve Antonio Gramsci et son concept d’« hégémonie », insistance sur la bataille des idées comme construction politique et culturelle d’un imaginaire concret, rassembleur et mobilisateur. Ce qu’il nommait « le journalisme intégral » y avait sa place, un journalisme soucieux non seulement de satisfaire l’attente d’informations de son public, mais aussi de le susciter, de le créer et de l’étendre en l’invitant à sortir de sa passivité par la mobilisation de sa propre énergie émancipatrice. Soucieux de « porter la plume dans la plaie », selon la forte formule d’Albert Londres, un journalisme exigeant avec lui-même autant qu’il l’est avec les autres ne saurait rester indifférent aux désastres, décompositions et corruptions qu’il dévoile. Ce qu’il constate ou révèle l’engage et le requiert. D’où ce livre : par refus de l’indifférence.

« Je hais les indifférents », écrivait le Gramsci journaliste dans un article non signé de La Città futura, le 11 février 1917. « Un homme, ajoutait-il, ne peut vivre véritablement sans être un citoyen et sans résister. L’indifférence, c’est l’aboulie, le parasitisme, et la lâcheté, non la vie. C’est pourquoi je hais les indifférents. L’indifférence est le poids mort de l’histoire. »

> Dire non, Don Quichottte, 14 euros. Lire ici sa présentation sur mon blog lors de sa sortie en librairie.

BOITE NOIRELa mise en ligne de ce premier chapitre de Dire non accompagne un parti pris écrit une semaine après des élections européennes qui, en plaçant l’extrême droite française en tête du scrutin, ont confirmé son alarme démocratique. Il est à lire ici.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Actualité 03/06/2014

Notre responsabilité

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Tout un monde politique se meurt sous nos yeux. Une République, des partis, leurs élus. Mediapart l’a amplement documenté depuis le séisme européen qui, fort logiquement, a amplifié la double secousse des municipales. La France est devenue une exception européenne avec une extrême droite installée au centre du débat public au point de se préparer à la conquête du pouvoir, une droite en décomposition morale, frappée d’égarement idéologique et d’affairisme financier, et une gauche en capilotade, minoritaire comme jamais, divisée plus que jamais.

Ailleurs en Europe, notamment en Grèce, en Espagne ou en Italie, la crise financière, économique, sociale, écologique, européenne, etc., fait surgir des alternatives diverses et nouvelles, donnant corps à l’affrontement aussi nécessaire qu’inévitable des progrès réinventés et des peurs attisées. La France, elle, fait place vide, offrant une revanche inespérée aux idéologies inégalitaires qui, à l’abri de la crispation identitaire, ont ravagé notre continent au siècle dernier.

Pour la première fois depuis leur défaite de 1945, qui obligea la droite française à se convertir à la République, désormais constitutionnellement proclamée « démocratique et sociale », les voici durablement sorties de leurs habituelles marges minoritaires, imposant à tout le reste du champ politique l’hégémonie de leur vieille rhétorique : l’identité contre l’égalité. L’ordre figé de l’une contre le mouvement créateur de l’autre.

Une identité de fermeture et d’exclusion contre une égalité d’ouverture et de relation ; l’exacerbation du national contre la fraternité du social ; la hiérarchie des origines, apparences et appartenances, croyances et cultures, contre l’horizon des droits et des possibles pour toutes et tous, sans cesse à renouveler, toujours à conquérir.

Sous le prétexte d’une protection contre l’étranger, menace indistincte qui inévitablement prend figure d’ennemi intérieur (le juif hier, le musulman aujourd’hui), cette idéologie de la préférence prétendument nationale, c’est-à-dire du bonheur de rejeter ensemble y compris la France telle qu’elle est et telle qu’elle vit, n’est que l’alibi de dominations perpétrées et renforcées : quand les opprimés se font la guerre au nom de l’origine, les oppresseurs ont la paix pour faire affaire, c’est-à-dire des affaires.

Si elle se nourrit à la crise de confiance envers une Europe marchant tête en bas, perdant en légitimité populaire à force de s’identifier à la concurrence économique, cette ascension n’en est pas moins une histoire franco-française, commencée il y a trente ans exactement, en 1984, quand l’Union européenne n’existait pas et l’Union soviétique existait encore, quand la CEE (Communauté économique européenne) ne comptait que dix membres (avec la Grèce mais sans l’Espagne ni le Portugal), quand l’Allemagne n’osait même pas rêver à sa réunification.

Presque ininterrompue depuis, cette ascension ne doit rien à la fatalité mais tout aux politiques qui n’ont cessé de lui faire la courte échelle : ces renoncements opportunistes des partis supposés de gouvernement, à droite et à gauche, concédant à l’extrême droite ses « bonnes questions » sécuritaires et xénophobes pour lui opposer leurs meilleures réponses dont la seule efficacité aura été de légitimer l’agenda politique du Front national. Sans compter leur incapacité à assumer, haut et fort, un imaginaire non seulement antifasciste mais aussi anticolonialiste qui aurait su dresser contre les ombres du ressentiment les lumières de l’affranchissement.

Cet aveuglement est aggravé par un échec spécifiquement français sur le terrain démocratique qui diffuse un sentiment de dépossession civique parmi nos concitoyens, s’ajoutant aux constats d’impuissance économique et aux réalités d’injustice sociale des politiques menées. L’incapacité, si incurable qu’elle semble congénitale, des mêmes partis gouvernementaux à relever le défi démocratique lancé à la France par la Cinquième République nécrose sourdement notre vie publique, la dévitalise et l’hystérise tout à la fois. Réduisant la politique nationale au choix collectif d’un seul dont les choix individuels sont ensuite irrévocables, cette culture institutionnelle ne cesse de jeter le discrédit sur une démocratie représentative rabaissée en majorité présidentielle, et par conséquent interdite d’invention délibérative.

Nos institutions ruinent la politique comme bien commun et espérance partagée. Loin d’épouser la complexité du monde et d’appréhender la difficulté des temps, elles invitent aux solutions simplistes, entre pouvoir personnel et raccourci autoritaire, dans une nécrose où le « je » solitaire détruit l’espoir d’un « nous » solidaire. Loin d’inviter à d’authentiques majorités d’idées nées d’une délibération transpartisane, elles poussent à des suivismes aveugles envers une politique présidentielle réduite, notamment sur la scène européenne, à la volonté d’un seul et, de ce fait, de plus en plus fragile, de plus en plus illégitime, de moins en moins compréhensible.

Faute d’avoir ce courage rare de penser contre soi-même, jusqu’à parfois se battre contre son monde et contre les siens, nos politiques dits de gouvernement se refusent avec entêtement à diagnostiquer le mal qui les emporte. La sanction électorale les fait à peine trembler : enfermés dans leur bulle, ils poursuivent leur agenda comme si de rien n’était, ne se sentant aucunement remis en cause. Ils s’illusionnent dans l’apparent confort d’institutions qu’ils croient solides parce qu’elles protègent ceux qui, momentanément, les occupent tout en les isolant dramatiquement du peuple qui souffre, grogne et désespère après les avoir faits souverains à sa place. Aveugles et sourds tant qu’ils croiront encore incarner à eux seuls le pouvoir, son regard, sa voix, ils nous conduisent droit à la catastrophe, confondant leur survie avec notre salut.

François Hollande le savait hier quand il jugeait les autres, avant de l’oublier maintenant qu’il s’agit de lui. Sa présidence n’échappe pas à la règle, trop de fois vérifiée, selon laquelle les lucidités d’opposition deviennent aveuglements au pouvoir. Seul le fondateur de la Cinquième République, Charles de Gaulle avec le référendum de 1969, mit en pratique, à ses dépens, la vérification démocratique de la confiance sans laquelle il n’est plus de politique viable ni audible. Tous ses successeurs, et surtout le premier issu de la gauche, François Mitterrand, ont cherché à transformer l’Élysée en place forte inexpugnable pour le président en place, quel que soit le verdict des urnes en dehors du scrutin suprême.

Tournant dès le lendemain la page de la sanction européenne, tout comme il avait ignoré le message des urnes municipales, François Hollande fait désormais de même après avoir recommandé explicitement l’inverse. C’était en 2006, quand je l’interrogeais pour Devoirs de vérité sur le bilan de la gauche au pouvoir – depuis 1981, elle y avait été, peu ou prou, dix-neuf années –, bilan vécu, de façon récurrente, comme un douloureux apprentissage du reniement, « cette façon de demander la confiance sur des engagements précis et, au bout du compte, de prétexter du réel pour les remettre en cause »…

Voici ce que fut sa première réponse : « Je ne crois plus à la possibilité de venir au pouvoir sur un programme pour cinq ans dont il n’y aurait rien à changer au cours de la mandature. Je pense qu’il y a forcément un exercice de vérification démocratique au milieu de la législature. La réalité change trop vite, les circonstances provoquent des accélérations ou, à l’inverse, des retards, des obstacles surgissent, des événements surviennent (…). Le devoir de vérité, c’est d’être capable de dire : “Nous revenons devant la majorité, peut-être même devant le corps électoral afin de retrouver un rapport de confiance.” »

« La démocratie et le pouvoir » : tel fut le thème de la poursuite de notre échange après cet appel explicite à une « vérification démocratique » en milieu de mandature dans le cadre du quinquennat. Pour l’inviter à préciser sa pensée, j’ai alors rappelé à François Hollande le précédent de l’invention de la cohabitation en 1986, dans le cadre du premier septennat de François Mitterrand.

« Imaginons, l’interrogeais-je, qu’en 1986, François Mitterrand ait considéré que sa politique avait été sanctionnée et qu’il en ait pris acte en quittant le pouvoir. La gauche n’en serait peut-être pas là où elle en est aujourd’hui. Elle se serait reconstruite collectivement dans l’opposition et la confrontation, au lieu de s’isoler dans l’aventure personnelle d’un des siens qu’animait l’obsession de durer au pouvoir. Son entêtement et son habileté ne sont pas niables, mais le prix à payer ne fut-il pas démesuré : cette lassitude politique, cette abstention massive, ces votes imprévisibles, ces partis de gouvernement de plus en plus minoritaires ? »

Dans sa réponse, François Hollande ne me contredit aucunement. Il acquiesce sur la « lassitude démocratique » qu’il attribue « à l’insupportable sentiment d’impunité : la fuite devant la sanction, l’impression que chacun paye pour ses actes dans la vie courante, sauf dans la vie politique. Je ne parle même pas des affaires. Je m’en tiens aux résultats électoraux ». Puis il met les points sur les i en récusant l’hypothèse d’une cohabitation pour lui préférer, en cas de perte de confiance majoritaire, celle d’une présidence remise en jeu.

« La cohabitation n’est pas une bonne affaire démocratique, même si elle fut une bonne affaire tactique », assène-t-il d’emblée, estimant « les dégâts collatéraux immenses ». « C’est pourquoi nous avons eu raison d’instaurer le quinquennat et de faire coïncider les scrutins, c’est-à-dire de faire en sorte qu’il ne puisse plus y avoir de cohabitation. Mais à la condition – et mieux vaut le préciser dès aujourd’hui – que si, d’aventure, à l’occasion de la vérification démocratique que j’évoquais, une crise profonde se produisait ou des élections législatives intervenaient, contredisant l’élection présidentielle, nous en tirerions toutes les conséquences en quittant la présidence. Le quinquennat est un exercice de cohérence. Il oblige et contraint. »

La crise de confiance a beau être profonde, laminant son propre parti et, avec lui, toute la gauche, François Hollande président ne se sent ni obligé ni contraint. Loin d’imaginer une seconde mettre en jeu sa présidence pour recréer la confiance, il fait mine d’ignorer que la sanction des urnes le vise au premier chef, expression de l’incompréhension immense et du désarroi général que suscitent une politique oublieuse de ses engagements et son exercice personnel du pouvoir. C’est l’ultime renoncement démocratique de sa présidence dont il faudra se souvenir à l’heure des comptes finaux. La surprise n’aura donc pas eu lieu, celle d’un Hollande s’élevant soudain au-dessus de lui-même et des circonstances pour relever le défi de la confiance perdue. Celle, après tout, d’un Hollande qui aurait été fidèle à sa propre parole. À son devoir de vérité.

Reposant sur cette illusion de stabilité et, donc, de durée tranquille qu’elle offre à son bénéficiaire et à tous ceux qui, en cascade, dépendent de sa survie, notre pratique institutionnelle exclut de son champ mental l’accident. Malgré l’alerte de 2002 – le Front national au second tour dont la gauche était exclue – et malgré l’alarme de 2014 – le Front national caracolant en tête des européennes –, François Hollande continue sans doute de se dire qu’en 2017, la catastrophe n’est pas assurée. Puisque après tout, aussi impopulaire soit-il, il survit, dans cette inconscience affichée du tragique qu’il aime cultiver.

« Le pire n’est pas toujours sûr » : devenue proverbiale, la formule vient d’une pièce de théâtre espagnole du XVIIe siècle, No siempre lo peor es cierto de Pedro Calderón de la Barca (1600-1681), dramaturge prolifique surtout connu pour La vie est un songe. Elle fut reprise par Paul Claudel en sous-titre de son œuvre la plus fameuse, cette « action espagnole en quatre journées » : Le Soulier de satin ou le pire n’est pas toujours sûr. Mais François Hollande aurait tort de croire que cette caution littéraire vaut sauf-conduit pour l’avenir. D’abord parce que Claudel lui-même, dans ses Mémoires improvisés, l’avait prophétiquement mis en garde : « On ne trouve jamais une chose qu’on recherche pour son avantage personnel. Il faut avoir un autre but. » Ce que l’écrivain diplomate résumait par « une vie correcte » ou « la voie droite »

Mais, surtout, parce que, si le pire n’est pas toujours sûr, c’est seulement dans la mesure où l’on sait la catastrophe possible. Où, par conséquent, on l’anticipe pour l’éviter. Où la condition d’un optimisme raisonnable est ce pessimisme actif. Aussi est-il légitime, à l’issue de ces scrutins désastreux à presque mi-mandat, de prendre congé d’une politique qui s’illusionne sur elle-même au point de n’avoir pas vu venir une ample sanction qui, pourtant, tenait de l’évidence.

Les lecteurs de Mediapart en sont sans doute les moins surpris tant, depuis 2008, leur journal n’a cessé d’alerter sur la sourde et profonde crise de la démocratie française, son épuisement, son effondrement. Nous l’avons dit sous la présidence de Nicolas Sarkozy, révoltés par la dérive d’une droite caporalisée qui, soudain, légitimait les passions identitaires, d’exclusion et de rejet. Nous l’avons redit sous la présidence de François Hollande, stupéfaits par le renoncement d’une gauche socialiste apeurée qui, brusquement, rendait les armes sans même avoir mené bataille, au point de se reprocher aujourd’hui ses rares audaces sociétales.

Indissociables d’une forte abstention populaire qui, plus qu’elle ne témoigne d’une indifférence démocratique, exprime un schisme croissant entre gouvernés et gouvernants, les résultats des urnes municipales et européennes sont la sanction logique de ces stratégies d’apprentis sorciers ou de gribouilles inconséquents qui enfantent le Front national autant qu’il s’engendre lui-même. Stratégies dont la semaine écoulée depuis les européennes aura montré qu’elles perdurent, par exemple autour de l’assaut extrémiste de la droite contre la juste réforme pénale portée par Christiane Taubira, laquelle est soutenue comme la corde soutient le pendu par un président et un premier ministre saisis par la peur au seul mot d’audace.

Hélas, cette lucidité est de peu de secours si elle se contente d’accompagner la démoralisation et la résignation. Sauf à céder à la fascination morbide et narcissique d’un désespoir lucide, sonner le tocsin, ce n’est pas se donner le beau rôle. C’est plutôt vouloir éviter le pire : prévenir, alerter, rassembler, mobiliser. À quoi bon avoir eu raison si ce savoir n’a rien su empêcher, et surtout pas le scénario le moins enviable ? Désormais, le compte à rebours est lancé, et chacun a compris que notre démocratie vit désormais au risque d’un accident électoral en 2017 si rien ne change, si personne ne bouge, si, chacun à notre place, nous ne nous sentons pas responsables, et donc comptables, de ce qui adviendra demain.

Carrefour d’attentes aussi plurielles que diverses, réunies autour d’une même exigence d’élévation républicaine, Mediapart invite donc tous ceux qui ont pris la mesure du moment historique que nous traversons à se sentir responsables de ce qui en adviendra. En somme, à prendre leurs responsabilités, chacun à sa place et dans son rôle. Cette exigence concerne toutes les composantes, qu’elles en aient été bénéficiaires ou désappointées, du vote intervenu il y a deux ans en faveur de François Hollande, dans le rejet rassembleur de la courte échelle offerte par le sarkozysme à l’extrême droite.

Car l’échec du Parti socialiste et de son candidat élu n’exonère en rien ceux qui n’ont pas su construire la dynamique alternative et rassembleuse que, logiquement, il aurait dû appeler. Tout comme l’échec personnel de François Hollande n’exonère en rien les socialistes, élus ou militants, de leur propre apathie, entre résignation au fait présidentiel et contentement d’être au pouvoir, face à la dérive d’une présidence marchant à rebours de ses engagements et s’enferrant dans un exercice solitaire du pouvoir. Aucun alibi ne tient pour aucun des témoins de cette scène de crime où se joue le sort prochain d’une République que nous souhaiterions effectivement démocratique et sociale, et non pas identitaire et inégalitaire, xénophobe et intolérante.

Chacun est requis et tout le monde sera jugé. Car l’histoire n’est jamais écrite, et ne tient pas d’un récit linéaire dont le futur serait joué d’avance. Elle se noue à ces croisements d’un moment et d’une humanité, rencontre entre des individus et des circonstances. C’est alors que son cours peut bifurquer, butant sur la cristallisation de l’événement.

Entre inquiétude et espérance, seuls éviteront le pire ceux qui sauront que la catastrophe est possible. À l’inverse, les rentiers de l’histoire qui la traitent comme un placement de père de famille, sans trop d’inquiétude ni grande espérance, ne sauveront rien de la débâcle, pas même leur peau. À force d’acheter du temps, ils finiront par ne saisir que du vent. À force de survivre, ils finiront par se perdre, et nous perdre avec eux.

Affirmer que l’histoire n’est pas écrite, c’est l’ouvrir aux hommes, à leur audace, à leur liberté, à leur détermination. À leur capacité de s’élever au-dessus d’eux-mêmes, de leurs habitudes et de leurs préjugés, de leur confort et de leur milieu. Faire de l’égalité des droits et des possibles le moteur de l’invention républicaine, c’est parier sur le sursaut d’individus qui, en échappant à tout ce qui les détermine et les assigne, seront les premiers surpris de leur audace.

Cette audace que Jean Jaurès liait indissolublement à la capacité de la République à susciter la confiance dans son sillage, en refusant « la loi du mensonge triomphant », ses « applaudissements imbéciles » et ses « huées fanatiques ». Lequel Jaurès en fut l’incarnation même, fidèle jusqu’au sacrifice à son engagement de jeune député en 1887 : « La démocratie française n’est pas fatiguée de mouvement, elle est fatiguée d’immobilité. »

Rien ne bougera en haut si rien ne s’ébranle en bas. Engagé ou non en politique partisane, élu ou simple citoyen, professionnel ou occasionnel, amateur ou indifférent, chacun d’entre nous est requis, si du moins il se sent concerné par l’avenir de notre démocratie. Si podemos ! Oui, nous pouvons : tel fut le slogan de la surprise espagnole des européennes, le mouvement Podemos, déclinaison hispanique du Yes we can, ce sursaut américain qui, face à la catastrophique et dangereuse présidence Bush Jr, porta l’outsider Obama au pouvoir.

En l’occurrence, la question n’est pas celle du pouvoir mais de la politique comme possible, refus des fatalités et des résignations. La réinventer, lui redonner crédit et efficacité, suppose de sortir des certitudes confortables, des appartenances douillettes ou des vindictes complaisantes. En somme, de retrouver cette radicalité pragmatique qui, plutôt que de se payer de mots et de se définir en contre, prend les problèmes à la racine, invente des solutions, s’approche du concret, retrouve un langage commun.

Sauf à préférer leurs intérêts boutiquiers quand la maison brûle, non seulement toutes les gauches, mais toutes les volontés démocratiques devraient retrouver le chemin du dialogue à la base, entre citoyens conscients qui ont plus en partage qu’en différence. Se parler, s’écouter, se connaître, se respecter, se comprendre pour mieux aller à la rencontre, occuper le terrain, reconquérir les espaces perdus, inventer l’alternative qui manque, cruellement.

De ce point de vue, le chemin ouvert par la centaine de parlementaires socialistes qui, depuis les municipales, refusent le caporalisme présidentiel montre la voie d’une politique réhabilitée. Tout comme le font les divers appels récemment accueillis sur Mediapart, celui des socialistes affligés (lire ici) qui organisent leurs premières assises samedi 7 juin à Paris ou celui pour une République nouvelle (lire là) porté par des proches de François Hollande en rupture de présidentialisme.

Mais ces initiatives parisiennes, venues d’habitués de la politique, seront de souffle court si elles ne s’accompagnent pas d’un ressaisissement général et profond, rassembleur au plus près du terrain, des villes et des quartiers. Peu importe l’appellation que pourraient trouver ces comités locaux du sursaut, pluralistes et unitaires, réunis dans la double affirmation d’un non et d’un oui : dire non à l’ombre qui approche et menace, dire oui à notre pouvoir de la repousser. Oui, nous pouvons…

C’était déjà le sens de l’appel de Dire non, livre écrit en janvier dernier pour alerter sur la débâcle à venir et paru juste avant les municipales (lire ici son premier chapitre). Il s’ouvrait sur ce vers d’Aimé Césaire dans Moi, laminaire (1982) : « Il n’est pas question de livrer le monde aux assassins d’aube ». Présentant en avril 1941 le premier numéro de sa revue Tropiques, née à Fort-de-France, le poète écrivait ceci qui y fait écho : « Où que nous regardons, l’ombre gagne. L’un après l’autre les foyers s’éteignent. Le cercle d’ombre se resserre parmi des cris d’hommes et des hurlements de fauves. Pourtant nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre. Nous savons que le salut du monde dépend de nous aussi. Que la terre a besoin de n’importe lesquels d’entre ses fils. Les plus humbles. L’Ombre gagne… “Ah ! tout l’espoir n’est pas de trop pour regarder le siècle en face !” Les hommes de bonne volonté feront au monde une nouvelle lumière. »

Hommes et femmes de bonne volonté, qu’attendons-nous pour, tous ensemble, dire non à l’ombre ?

BOITE NOIREEn écho à nos alarmes précédentes, ce parti pris s’accompagne, sur Mediapart, de la mise en ligne de l’essentiel du premier chapitre de Dire non (lire ici), essai paru en mars dernier dont le propos annonçait les inévitables sanctions électorales à venir. En le découvrant, le lecteur comprendra sans doute le sentiment de redite et de répétition qui, parfois, nous saisit, entre tristesse et lassitude.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Actualité 03/06/2014

Jean-Marie Delarue: «La prison est aujourd’hui une source d’insécurité»

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Nommé en 2008 et premier en France à occuper ce poste, Jean-Marie Delarue quitte ces jours-ci ses fonctions de contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) au terme d'un mandat de six ans non renouvelable. Il dresse pour Mediapart le bilan de son action, à la tête d'une équipe de 25 personnes qui contrôlent les lieux de garde à vue, les prisons, les hôpitaux psychiatriques et les centres de rétention administrative. Outre le « gigantisme carcéral », il dénonce le développement de mesures de sécurité « irrationnelles ».

La réforme pénale actuellement débattue à l’Assemblée est-elle de nature à répondre aux problèmes que sont la forte surpopulation carcérale et le taux de récidive élevé ?

Pour résoudre la surpopulation carcérale, il faut jouer sur un clavier de solutions. Je serais surpris que la réforme pénale défendue par Christiane Taubira règle à elle seule ce problème ancien. Cela dépasse l’objet d'une réforme que l’on peut, par ailleurs, trouver un peu circonscrite. Je voudrais tordre le cou à la dialectique « laxisme versus sévérité ». Depuis toujours, le Code pénal, et ce qu’on appelait le Code d’instruction criminelle en 1811, ont prévu une variété de sanctions pénales. À l’époque, il y avait l’amende, la prison, le bagne et la déportation; le crime était puni de plusieurs peines possibles.

Désormais, il est puni d’une seule peine, la réclusion criminelle. Pour le délit, il existe plusieurs sanctions possibles. Mais aujourd’hui, on sent bien que ce qui est en jeu, ce n’est pas une nouvelle peine autre que la prison, mais le pourcentage de gens qui vont en prison et de ceux qui n’y vont pas. On n’est pas dans une question de principes, mais dans une affaire de proportions. Le vrai débat consisterait, à mon sens, à se demander s’il y a des infractions pour lesquelles la prison est utile et d'autres pour lesquelles elle ne l'est pas.

Jean-Marie Delarue Jean-Marie Delarue

Quant à la prévention de la récidive, la réflexion n'est pas nouvelle, elle existe depuis la fin du XIXe siècle et l’invention du sursis. Je suis persuadé que tant que l’on ne touchera pas au régime carcéral lui-même, à la manière dont la prison est conçue dans ce pays, aux conditions de détention, on continuera à fabriquer de la récidive. Plus les détenus sont mal traités, plus ils risquent de récidiver. À l'inverse, lorsqu'ils sont traités avec dignité, et avec l'assurance de sortir dans de bonnes conditions, la récidive diminue. Pour moi, la prison est une composante essentielle à la sécurité, mais il faut réfléchir à la manière dont sont traitées les personnes enfermées.

Votre propos s’applique-t-il au cas de l'auteur présumé de la tuerie du Musée juif de Bruxelles, qui a séjourné en prison ?

On dit, de façon banale, que la prison est l’école du crime. Il faut relativiser ce propos. La prison est une école de la délinquance, mais pas l’école du crime. Dans les faits, les criminels récidivent très peu, et les délinquants récidivent beaucoup. Cette personne, dont j’ignore le dossier, aurait fait plusieurs séjours en prison, il est vraisemblable qu’elle ait subi la courbe ascensionnelle des petits délits. Si j’ai bien compris, le suspect a été coffré pour des délits routiers. Faut-il rappeler que le tiers des délits correctionnels de ce pays concerne la délinquance routière ?

À ce débat vient se mêler l’inquiétude sur l’islamisme radical. Or c’est une composante faible de la prison. L'immense majorité des détenus de confession musulmane ne ressortent pas avec un brevet de djihadiste. Que ce soit dans le cas de Mohamed Merah ou de Mehdi Nemmouche, il n’est pas prouvé que leur évolution doive tout à leur séjour en prison, ce sont des gens qui ont aussi voyagé au Moyen-Orient. En tout cas, je réfute absolument l’idée que la prison serait, plus que d’autres lieux, le terreau de l’islamisme radical. Il y a des islamistes radicaux en prison, comme dans certains quartiers, certaines mosquées, ou sur des réseaux sociaux, mais n’en faisons pas une mythologie.

Quelles inflexions seraient utiles, d’après vous, au projet de loi actuellement débattu ?

Tant que nous ne nous préoccuperons pas du régime carcéral, nous n’aurons pas fait évoluer les choses de façon décisive sur la prévention de la récidive. Beaucoup trop de gens sortent dans de mauvaises conditions. Le système pénitentiaire se contente de dire « au revoir monsieur ». Or le système pénitentiaire est responsable de la façon dont les gens ont vécu en prison, et donc de la manière dont ils vont pouvoir s’en sortir après. 

L’exemple du travail en prison est frappant. Dans un établissement que j’ai visité, une maison d’arrêt, quasiment tous les détenus font un petit travail d’assemblage. Ils sont payés quelques centimes d’euros par carton de biens assemblés. Ces objets sont ensuite revendus 30 fois plus cher en supermarché ! Une si faible rémunération est-elle justifiée ? Non.

On vit mal en prison. Il ne s’agit pas de revendiquer le confort pour les criminels et les délinquants qui ne l’auraient pas mérité, il s’agit de faire en sorte que les gens aient une vie digne, et qu’ils puissent sortir convenablement. Sur ce point, dans la réforme pénale, je vois une seule mesure qui se rapproche de ce que je demande, c'est le rendez-vous avec un juge aux deux tiers de la peine pour chaque détenu. Aujourd’hui, un certain nombre de détenus ne demandent plus rien. On pourra au moins parler avec eux d'une sortie éventuelle et des conditions de cette sortie. Mais le gouvernement aurait pu aller beaucoup plus loin.

La prison de FresnesLa prison de Fresnes

Auriez-vous souhaité que l’on puisse dépénaliser certains délits ?

C’est une des touches du clavier que j’évoquais. Aujourd’hui, on est un peu prisonnier – c’est le cas de le dire – de notre Code pénal. Il n’y a plus guère de réflexion pour savoir quelles sont les infractions pour lesquelles la prison est utile et quelles sont les infractions pour lesquelles elle ne l’est pas. Je pense qu’il y a des gens pour lesquels la prison ne sert à rien, pour lesquels il n’y a aucun besoin de les couper de notre société. Je cite souvent la délinquance routière. La personne qui a conduit sans permis, ou en récidive d’excès de vitesse dangereux, va-t-elle apprendre à mieux conduire en détention ? Ne faudrait-il pas plutôt confisquer son véhicule ? Il existe d’autres délits, et peut-être même des crimes sur lesquels il faut s’interroger.

Au risque de choquer, quelqu’un qui commet un crime passionnel n’a aucune chance de récidiver, et je ne suis pas sûr que la prison résolve quoi que ce soit. Je demande qu’on réfléchisse à ces questions-là. Si l'on veut rendre la peine efficace, il faut se demander si la prison est efficace. En 1810-1811, on a répondu non pour les galères et la torture. Pourquoi ne pourrait-on pas poser des questions comme celles-là aujourd’hui sans pour autant mettre la sécurité en péril ?

Comment expliquer que le débat public soit toujours cantonné à l’opposition entre laxisme et sécurité ?

Les camps politiques doivent se différencier sur la sécurité, comme sur les étrangers. Il faut rappeler aux Français que la sécurité, dont on nous dit qu’elle est le premier droit, sous-entendu le premier droit de l’Homme, ne figure dans la loi que depuis 1995, avec Charles Pasqua. On peut quand même se demander comment on vivait sans ce concept avant. Eh bien, on vivait ! Tout cela n’est pas le fruit du hasard. On joue sur les inquiétudes de la population, les incivilités, etc. Je suis pour la sécurité, mais une sécurité rationnelle.

Dans les lieux privatifs de liberté que nous visitons depuis six ans, nous voyons se développer des mesures de sécurité irrationnelles. Quand on emmène à l’hôpital, pour le soigner, un détenu en fauteuil roulant ou en béquilles, et qu’on lui met des entraves aux chevilles, est-ce que cela a un sens ? Je dis que la prison aujourd’hui, de la manière dont elle fonctionne, est une source d’insécurité.

Dans les faits, avez-vous vu des différences entre la droite et la gauche dans les politiques d’enfermement ?

Sur l’enfermement, non. C’est considéré comme quelque chose qui va de soi. Tous les débats portent sur la procédure pénale, et la peine à appliquer. L’après, c’est-à-dire l’exécution de la peine, n’intéresse personne, à droite comme à gauche. Dans les universités françaises, au moins 200 spécialistes s'intéressent à la procédure pénale, mais une poignée d’universitaires seulement se préoccupe de l’exécution de la peine.

En matière de rétention des étrangers, par exemple, beaucoup de gens font des observations sur le Code de séjour des étrangers, la durée des cartes de séjour, mais l’exécution de la rétention elle-même, aucun politique n’en parle, seules les associations s’y intéressent. J’ai demandé que la durée de la rétention, qui a été portée à 45 jours par la loi de 2011, soit ramenée à 32 jours maximum comme elle l’était auparavant. Ma demande a eu un écho nul. On considère que tout se joue dans la peine, ou la rétention, ou l’hospitalisation prononcée. Or on ressort déjà transformé, étrillé d’une simple garde à vue, alors vous imaginez en prison, en rétention ou en psychiatrie...

Pensez-vous que la gauche a démissionné sur ces questions, qu’elle a déserté la bataille des mots et des idées ?

Depuis Victor Hugo, je ne sais pas si quelqu’un s’est jamais préoccupé de l'exécution des peines. Vous allez me dire que le poste de contrôleur général des lieux de privation de liberté a été créé pour cela. Mais il ne l’a été que sous la pression internationale, même si la droite se glorifie de l’avoir inventé. Notre travail, ici, c’est de dire que les conditions d'enfermement comptent dans le devenir des êtres humains qui en sont l’objet. Pour moi, droite et gauche, ce n’est plus palpable à ce niveau.

Prison de la SantéPrison de la Santé © Reuters

Au cours de votre mandat, lors de vos visites dans les lieux d'enfermement, avez-vous eu d'heureuses surprises ?

En matière de violence, les choses ne vont pas aussi mal qu'on pourrait l'imaginer : il y a peu de bavures dans les lieux de privation de liberté, sauf lorsqu’il y a motif à faire perdre leur sang-froid aux personnels de sécurité, et même aux soignants en hôpital psychiatrique. Lorsque quelqu’un ennuie un policier, ou un surveillant, on risque de voir se développer une croissance de mesures de représailles qui peut finir par des violences, au quartier disciplinaire par exemple. Ça arrive, mais c'est rare. De ce point de vue, la prison et le commissariat, aujourd’hui, ne ressemblent pas à ce qu’ils étaient il y a 50 ans. Ça ne signifie pas que cela ait disparu. Nous restons très vigilants.

Et qu'avez-vous observé de pire ?

C'est le gigantisme carcéral, ce que j’appelle l’industrialisation de la captivité. Au XIXe siècle, on a multiplié les maisons d’arrêt, à peu près 300, avec quelques dizaines de détenus dans chaque établissement. Depuis 1987, avec le programme Chalandon, on est passé à un choix de concentration des prisons. Celles-ci sont situées hors des villes, ce qui pose des problèmes de transport et de coût aux familles. Et puis on massifie, la norme c’est 700 détenus, avec 200 surveillants en face.

Dans ces prisons-là, personne ne connaît plus personne. Avant, tout reposait sur la connaissance des uns et des autres, chacun pouvait prévoir le comportement de l’autre. Dans les prisons actuelles, ce n’est plus possible. Comme les gestes sont imprévisibles, il faut s’en préserver. Le réflexe est donc de multiplier les mesures de sécurité actives et passives. Les barbelés, les grillages, les portes. Les détenus sont cantonnés dans des quartiers isolés les uns des autres, la circulation en détention est limitée. Résultat : les détenus n'ont plus personne à qui parler de leurs difficultés, les surveillants ne les connaissent plus. Tout cela conduit à un isolement considérable.

Avant, même dans les vieilles prisons décriées à juste titre pour leur misère, les contacts humains étaient faciles avec les personnels. Dans une nouvelle maison d’arrêt comme celle de Corbas, dans la périphérie de Lyon, pour aller voir le médecin, les circuits sont tellement longs et difficiles qu’il y a entre un quart et la totalité des détenus qui n’arrivent pas au rendez-vous.

Toute sortie heureuse d’un détenu suppose de la sociabilité en prison, un contact avec d’autres. On ne peut pas laisser les gens enfermés sans contact humain sinon on devient fou, c’est le risque que l’on fait courir aux personnes que l’on met à l’isolement, par exemple. Les nouvelles prisons génèrent de l’agressivité, de la violence, et par conséquent des mauvaises sorties et des risques accrus de récidive. On peut dire qu’elles sont plus confortables, mais n’est-ce pas une perte d’avoir des gens isolés les uns des autres ? Et avec les partenariats public-privé, les coûts vont grever fortement le budget de la justice sur 30 ans. Je ne suis donc pas sûr que, même du point de vue financier, ce soit une bonne opération. Sans compter le coût de la violence dont se plaignent les surveillants, et le coût de la récidive.

Vraisemblablement, la récidive va être plus élevée dans ces nouveaux établissements. J’ai aussi du mal à penser que ces nouveaux établissements ne sont pour rien dans l’augmentation des suicides en prison.

Certaines mesures, que vous préconisez, sont peu coûteuses, comme l’accès au téléphone portable et à Internet. Elles ne sont pas reprises pour autant…

L’exemple des téléphones portables est éclairant. Les gardiens refusent leur introduction en prison car ils disent craindre pour leur sécurité. Mais la réalité est que les détenus qui en ont besoin pour leur commerce, ou pour continuer à commettre des infractions, en ont déjà. Tout le monde le sait. À Marseille, aux Baumettes, 1 100 téléphones portables ont été récupérés en 2011. Cette mesure permettrait aux personnes d’avoir des contacts accrus avec la famille. Plutôt que d’accroître l’insécurité, cela générerait du calme.

Je ne suis pas un écervelé qui se moque de la sécurité des personnels. Je suis pour la sécurité rationnelle, c’est-à-dire pour une sécurité proportionnelle au danger encouru. Par ailleurs, il n’est pas normal que les détenus paient des sommes exorbitantes pour leurs communications : appeler depuis les téléphones fixes installés dans les coursives coûte dix fois plus cher qu’avec un téléphone mobile. Dans les prisons, les pouvoirs publics ont imprudemment laissé le marché à un concessionnaire unique.

À propos d’Internet, on me rétorque que cela faciliterait l’accès aux sites djihadistes ou de fabrication d’armes. Mais ce sont de faux prétextes. Tout cela peut être facilement contrôlé. Internet permettrait surtout aux personnes de rechercher un emploi ou un logement afin de mieux préparer leur sortie. Cet outil d’autonomisation ne doit pas être négligé. Dans une dizaine de centres pénitentiaires, il existe des plateformes « cyber-base », mais la liste des sites proposés y est trop réduite. De nombreuses personnes inscrites à la fac ne peuvent pas passer leurs examens, car elles ne peuvent consulter les cours que les universités mettent en ligne. Nous ne sommes pas entendus sur ces questions de téléphone portable et d’Internet. Une évolution est pourtant inéluctable. La prison ne peut rester indéfiniment à l’écart des façons de vivre d’aujourd’hui.

Quelles sont les réformes à mener d’urgence pour améliorer les conditions d’enfermement des malades en souffrance mentale ? Quel regard portez-vous sur l’usage de moyens de contention comme la camisole de force dans certaines « Unités pour malades difficiles » par exemple ?

Nous avons constaté que les droits des patients varient d’une unité psychiatrique à l’autre. La priorité est de les uniformiser. Les téléphones portables, par exemple, sont parfois autorisés, parfois interdits. C’est choquant. Ce n’est pas au chef d’unité de faire la police. Chacun a des droits fondamentaux qu’il faut respecter. Il est par ailleurs urgent d’obtenir une meilleure traçabilité des mesures de contrainte en général, d’isolement et de contention en particulier. Il existe chez certains soignants la tentation de se servir de l’isolement comme d’une punition, ce n’est pas acceptable. Nous bataillons là-dessus depuis cinq ans déjà.

Concernant l’usage de la contention, nous devons être sûrs que ces mesures sont décidées par un médecin, et non pas ordonnées de manière expéditive par des infirmiers pour se débarrasser d’une personne jugée trop agitée. Nous avons remarqué l’existence d’établissements dans lesquels ces moyens ne sont pas utilisés. Je suis interrogé par cette disparité des traitements. Les alternatives existent, elles doivent être privilégiées.

Le CRA du Dépôt à Paris en 2008. © Nicolas-François MisonLe CRA du Dépôt à Paris en 2008. © Nicolas-François Mison

Considérez-vous légitime d’enfermer dans des centres de rétention administrative des étrangers pour la seule raison qu’ils vivent en France sans titre de séjour ?

Les mesures de rétention – décidées par l’autorité administrative – doivent être prises précautionneusement car il ne faut jamais oublier qu’elles se traduisent par une privation de liberté, et donc par une rupture dans la vie familiale et professionnelle des personnes. On ne peut pas enfermer des étrangers, installés depuis longtemps en France, et apportant la garantie de ne pas disparaître dans la nature.

L’assignation à résidence est aujourd’hui l’exception, elle devrait être la règle. La durée actuelle de rétention de 45 jours me paraît par ailleurs excessive. Il est facile de savoir dans un délai plus court si la personne va pouvoir ou non être reconduite dans son pays d’origine. Pourquoi maintenir en rétention des ressortissants de pays ne délivrant pas les laissez-passer consulaires nécessaires à l’expulsion ? Aujourd’hui, 50 % des placements en rétention n’aboutissent pas à des reconduites effectives. Cela pose la question de l’efficacité de la rétention. Si la rétention est faite pour garantir l’éloignement de la personne, elle répond mal à son projet.

Ce n’est pas dans mon mandat de me positionner pour ou contre le principe de la rétention. Mais la question de l’application de la rétention me concerne : je suis pour une utilité de la rétention calculée au plus près. On ne prive pas les gens de liberté indûment.

Le contrôleur général devrait bientôt bénéficier d’un droit de regard sur les mesures d’éloignement. A-t-il les moyens de cette mission ?

Je ne vois que des avantages à cette mesure, prévue par la directive européenne « retour » de 2008, à la fois pour la police et pour les étrangers. Pour la police, d’une part, car elle cherche souvent à se justifier de son comportement, elle en aura l’occasion ; pour les étrangers, d’autre part, parce que cela évitera les dérapages. Nous avons demandé un contrôleur supplémentaire pour cette mission qui consiste à assister aussi bien à l’escorte policière du centre de rétention au tarmac, qu’au vol proprement dit.

Il est évident que notre intention n’est pas de contrôler tous les éloignements. Comme pour la garde à vue ou la détention, il suffit de faire comprendre aux professionnels qu’à tout moment, il peut se trouver un contrôleur parmi les passagers dans l’avion pour les aider à adopter un comportement irréprochable. Nous travaillons à cette mesure depuis de longs mois. Notre volonté est de pouvoir intervenir de manière inopinée et incognito, ce qui pose quelques difficultés techniques que nous sommes en train de résoudre comme la réservation de billets d’avion au dernier moment. Nous souhaitons pouvoir aussi monter dans les voitures de police qui raccompagnent à la frontière, comme à Sarreguemines, en Moselle, les étrangers réadmis dans un pays voisin.

Le contrôleur est le seul contre-pouvoir dans les locaux de rétention, ces lieux non répertoriés destinés à recevoir temporairement les étrangers, dans lesquels les associations ne sont pas admises. Qu’y avez-vous observé au cours de votre mandat ?

Nous avons constaté beaucoup d’abus. Dans les petits locaux de rétention, la plupart des fonctionnaires de police ne connaissent pas le droit des étrangers. Ils ont du mal à faire la différence entre la garde à vue et la rétention. Or la rétention offre plus de droits que la garde à vue. Les locaux de rétention sont souvent très sommairement aménagés. J’en ai visité un, dans le sud-est du Bassin parisien, constitué d’une simple cellule du commissariat avec une couchette. Les étrangers n’y avaient pas droit au téléphone, ils ne pouvaient pas consulter de médecin, ils ne pouvaient pas recevoir la visite de leur famille. Notre travail a principalement consisté à faire fermer un bon nombre de ces locaux, une trentaine au total.

Êtes-vous favorable à l’accès des journalistes aux centres de rétention et aux zones d’attente ?

Oui. Ces lieux doivent être ouverts aux yeux du public. Je ne crains pas la concurrence, je crains l’exclusivité. J’y suis donc favorable, à la condition qu’on respecte la dignité des personnes, qui peuvent refuser d’être prises en photos. Il revient aux journalistes de réfléchir aux conditions d’accès : des visites Potemkine ne serviraient à rien. J’encourage une réflexion professionnelle sur la déontologie à adopter.

Certaines personnes ne sont pas enfermées, mais font l’objet, notamment les Roms, de mesures dissuasives de la part des pouvoirs publics visant à les faire partir d’elles-mêmes. Quelle analyse portez-vous sur ces méthodes ?

Je ne peux pas me prononcer ès qualités, car ces personnes ne sont pas privées de liberté. Mais d’une manière générale, je dirais qu’il faut veiller au respect des droits fondamentaux. Je suis préoccupé par le développement en France de discours que l’on pensait oubliés, qui désignent des populations en fonction de leurs origines et qui sont contraires à la dignité humaine.

L’enfermement fait moins débat que dans les années 1970. Les prisons, les CRA, les hôpitaux psychiatriques sont-ils des lieux oubliés ? Comment expliquez-vous le peu de mobilisation, y compris dans la société civile ?

La prison n’est pas totalement sortie du débat public. Depuis les interventions de Véronique Vasseur, alors médecin-chef à la Santé, en 1999-2000, et les rapports parlementaires qui ont suivi, la question reste, vaille que vaille, l’objet de discussions. Mais il est vrai que certaines associations sont plus en retrait qu’elles ne l’ont été. C’est peut-être moins vrai en matière de droit des étrangers où certaines structures associatives restent actives. Dans le champ psychiatrique, j’observe un silence-radio inquiétant quand on sait qu’entre 15 000 et 18 000 malades mentaux sont détenus en prison. J’espère que le Contrôleur, c’est son rôle, contribue à maintenir ces questions dans le débat public, qu’il s’agisse des conditions de vie en prison, dans les CRA, dans les hôpitaux psychiatriques et en garde à vue.

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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