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Contrôle des comptes de campagne : Mediapart remporte la bataille de la transparence

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C’est une victoire historique. Après trois années de batailles, Mediapart vient d'obtenir devant le conseil d’État que le contrôle des comptes de campagne électorale se fasse désormais à ciel ouvert, dans la transparence. Un an après l'affaire Bygmalion, qui a démontré l'existence de failles béantes dans le dispositif français, il était temps.

La Commission nationale des financements politiques (Cnccfp) aura guerroyé jusqu’au bout pour tenter de sauver, recours après recours, le secret qui règne sur ses opérations de vérification. La plus haute juridiction du pays l'oblige aujourd'hui à ouvrir ses portes et ses tiroirs.

L'arrêt rendu vendredi 27 mars par le conseil d’État autorise non seulement Mediapart à consulter une série de pièces relatives à l'instruction menée en 2007 sur le compte de Nicolas Sarkozy (réclamées depuis 2012), mais il fait œuvre de jurisprudence. Il impose la transparence sur le contrôle de tous les candidats et de toutes les élections, passées comme à venir – à l'exception des présidentielles antérieures à 2007. De François Hollande à Marine Le Pen, en passant par François Bayrou et Philippe Poutou, personne n'y coupera.

Nicolas Sarkozy en meeting à Marseille en 2007Nicolas Sarkozy en meeting à Marseille en 2007 © Reuters

Sollicité par Mediapart, le président de la Cnccfp, François Logerot, a fait savoir qu'il ne commentait pas les décisions du conseil d’État. Mais dans ses bureaux de la rue du Louvre, à Paris, l'ambiance est maussade.

Jusqu’ici, pour faire respecter les règles de financement des campagnes (plafonnement des dépenses, interdiction des dons d'entreprises, etc.), les « vérificateurs » de la Cnccfp opéraient derrière leurs portes closes au fil d'échanges confidentiels avec les candidats, dans une sorte de mano a mano, sans que l'égalité des armes soit toujours assurée. Depuis sa création en 1990, la Cnccfp est en effet sous-dotée en moyens juridiques, humains et financiers.

Histoire d’assurer un minimum de surveillance citoyenne, la loi électorale autorisait explicitement la consultation de deux catégories de documents : les comptes déposés par les candidats eux-mêmes (des piles de factures, de fiches de salaire, etc.) ; et les décisions rendues à huis clos par les neuf membres de la commission, après l'examen du compte par des « rapporteurs » (rejet, validation, etc.). Entre les deux, mystère. Les journalistes, les adversaires défaits ou les simples curieux n'avaient aucun droit de regard sur la phase d'instruction elle-même, longue de plusieurs mois.

Concrètement, la Cnccfp a toujours refusé de communiquer la liste des questions adressées aux candidats, de même que les réponses et justificatifs renvoyés par les trésoriers. Quant aux conclusions provisoires des rapporteurs, elles ont toujours été conservées sous clef. Au nom de quoi ? Pourquoi soustraire ces documents à la curiosité des citoyens ?

Convaincu que les Français ont le droit de demander des comptes à la commission, Mediapart a décidé, dès le printemps 2012, de mener cette bataille de la transparence, en partant d'un cas d'espèce, et jusque devant les tribunaux si nécessaire. Les Français ont bien le droit de vérifier si les rapporteurs de la Cnccfp procèdent avec opiniâtreté ou se contentent du « minimum syndical », s'ils ont les moyens de leur mission ou sont condamnés à bricoler dans leur coin. Se poser la question, ce n'est pas faire injure a priori à leurs compétences, ni à leur honnêteté.

Nous avons ainsi réclamé l'accès à l'instruction menée sur le compte de Nicolas Sarkozy en 2007 (en clair, aux courriers échangés entre son trésorier et les rapporteurs de la Cnccfp). Pourquoi lui ? Parce que nous avions découvert un projet de financement occulte de sa campagne par le régime de Mouammar Kadhafi, susceptible de remettre en cause la sincérité de son compte, validé sans retouches (ou presque) par la Cnccfp.

Il s'agissait de regarder, entre autres, si les rapporteurs avaient émis quelques doutes à l'époque ; s'ils les avaient rapidement levés, ou bien enterrés ; si les membres de la commission les avaient ignorés, etc. Rien ne l'indique à ce stade, mais encore faut-il vérifier.

Pour appuyer notre demande officielle à la Cnccfp, nous nous sommes fondés sur la loi de 1978 qui consacre le droit d'accès aux documents administratifs, inspirée de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 (« La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration »). Ce texte méconnu et sous-exploité autorise en effet les Français à consulter n'importe quelle pièce produite par une entité administrative (une mairie ou un ministère par exemple), à quelques exceptions près qui visent à protéger la vie privée, le secret de l'instruction judiciaire, etc. Bien que la commission soit une autorité administrative, elle s’y est refusée tout net.

Avec obstination, elle a contesté notre analyse au nom des exceptions prévues par la loi de 1978, s'arc-boutant sur la confidentialité de ses travaux et le « secret des délibérations », épuisant tous les recours possibles. La confidentialité de l'instruction serait « essentielle pour que le rapporteur puisse agir en toute indépendance et liberté intellectuelles », a plaidé le président de la Cnccfp, dans ses observations écrites.

En plus, « la commission (…) ne retient pas nécessairement tous les griefs des rapporteurs », a-t-il confié. Dans un tel cas, la divulgation d’un « soupçon initialement développé par le rapporteur (…) porterait préjudice au candidat » !

Dès juin 2012, pourtant, la commission indépendante chargée de faire respecter la loi de 1978 (Cada) rendait un avis favorable à Mediapart, que la Cnccfp a choisi d'ignorer. Nous avons donc saisi la justice. Puis deux ans plus tard, alors que le tribunal administratif de Paris nous donnait raison et enjoignait à la Cnccfp de nous transmettre les documents demandés, la commission a saisi le conseil d’État pour éviter de s'exécuter.

Enfin, ce vendredi 27 mars, la plus haute juridiction administrative du pays réunie en assemblée générale (sa formation la plus prestigieuse) a donné tort à la Cnccfp sur toute la ligne, et condamné l’État à nous verser 3 500 euros de dédommagement. À compter de cet arrêt, la Cnccfp dispose désormais d’un petit mois pour nous communiquer les pièces réclamées.

Au passage, le conseil d’État a simplement précisé que certains documents, en particulier la liste des donateurs de sommes supérieures à 3 000 euros, devront être anonymisés, afin de ne pas « porter atteinte à la protection de la vie privée ».

En réaction, l'ancien avocat de Nicolas Sarkozy, Me Philippe Blanchetier, s'efforce aujourd'hui d'afficher une parfaite sérénité. Les pièces de l'instruction, dès qu'elles seront dévoilées, démontreront que « la commission a bien fait son job en 2007 », assure-t-il à Mediapart. « Et qu'elle n'a pas pas été avare en tracasseries ! » À l'entendre, il n'y aurait rien de compromettant pour personne, dans ces piles de documents.

Avant l'audience, l'ancien trésorier de campagne, Éric Woerth, s'était montré bien moins détaché. « La demande de Mediapart a un but précis, avait-il écrit au conseil d’État. Quel que soit le contenu (même anodin) des documents transmis, il est simplement de porter préjudice aux personnes concernées »... L'ancien trésorier de l'UMP, visiblement, n'a pas compris notre démarche.

En réalité, la guérilla juridique menée pendant trois ans par Mediapart (d'abord conseillé par Mes Ivan Terel et Sébastien Mabile du cabinet Lysias, puis défendu par Me Alain Monod devant le conseil d’État) n'a qu'un seul objectif : faire progresser le « droit de savoir », pour reprendre une expression d'Edwy Plenel et le titre d'un de ses derniers ouvrages« La publicité de la vie politique est la sauvegarde du peuple », énonçait dès 1789 le président du tiers état.

Deux siècles plus tard, cette culture de la publicité et de la transparence infuse toujours aussi mal en France, méprisée par trop d'administrations, négligée par les citoyens. Ainsi la loi de 1978 n'a-t-elle été imposée qu'au forceps par les parlementaires, contre un pouvoir exécutif réticent. De ce point de vue, les États-Unis nous donnent des leçons depuis 1966 avec leur Freedom of information act, qui a renversé les mentalités : c'est à l'administration de motiver son refus de communiquer des documents, et certainement pas aux citoyens de justifier leurs demandes.

En l'occurrence, alors que les scandales relatifs aux financements politiques se multiplient (Bygmalion, prêts russes du FN, emprunt caché de l'UMP…), la Cnccfp a tout à gagner à faire la transparence sur son travail. Car l'opacité nourrit la suspicion et les pires fantasmes. En laissant voir son travail, la commission renforcera sa crédibilité et sa légitimité – à condition que son travail soit bien à la hauteur de la mission qui lui est confiée.

Dans le cas contraire, il est urgent d'exposer tout cela sur la place publique. Non pour alimenter la défiance des Français à l'égard des institutions, mais pour forcer le législateur à voter – enfin – un renforcement du contrôle des financements politiques.

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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Dans le Gard, l'exclu du PS est en position de faiseur de roi

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Parmi les « troisièmes tours » départementaux qui permettront d'élire, jeudi 2 avril, les exécutifs locaux, peu devraient réserver des surprises. À l'exception de quelques départements, des majorités claires ne laissent guère de doute sur l'élection du président par les conseillers fraîchement élus. Finalement, l'extrême droite et le FN ne sont pas en mesure d'influer comme ils l'espéraient sur le cours des événements. Et dans les trois départements où il est encore dans le jeu, il n'y est pas au centre.

Ainsi, dans l’Aisne, où ni le PS ni l’UMP n’ont de majorité absolue (16 sièges contre 18), le centriste Nicolas Fricoteaux, ancien président du groupe des Indépendants dans l'assemblée sortante, devrait être élu à la tête d'une majorité relative. Et dans le Vaucluse, où s'opposent 12 élus de gauche, 12 élus de droite, 6 du FN et 4 de la Ligue du Sud, le parti d’extrême droite de Jacques Bompard, ce dernier a tendu la main à l’UMP en appelant à « l'union des droites ». Une solution que l’UMP souhaite éviter, en comptant l’emporter grâce au doyen des conseiller départementaux, Maurice Chabert, qui serait désigné en cas d'égalité.

Quant au Gard, les quatre élus FN ne sont pas ceux vers qui les regards sont aujourd'hui tournés. La situation dans ce département continue d'en dire long sur l'état du socialisme local. Car c’est une majorité bien incertaine qui est ressortie des urnes gardoises. Le rose bien pâle qui domine aujourd’hui pourrait même virer au bleu. La gauche a ainsi raflé vingt-deux sièges, contre vingt à l’UMP-UDI et quatre au FN. Arithmétiquement, le PS, les communistes et leurs alliés sont donc en position de continuer à régner sur un département qui n’a jamais été à droite. Sauf que les tractations vont bon train. Un seul binôme défaillant à gauche pourrait placer sur orbite un président de droite, d’autant que le FN peut s’ériger en arbitre.

Et le binôme défaillant est tout désigné : il s’agit de celui élu à Bagnols-sur-Cèze, où Alexandre Pissas et sa colistière Sylvie Nicolle pourraient changer la donne. Pissas est un vieux loup du PS gardois, plus franchement en odeur de sainteté à Solférino, qui n’avait pas soutenu sa candidature. La direction nationale avait ainsi préféré investir un autre binôme, éliminé comme l'UMP de 200 voix au premier tour. Au second tour, Pissas s'est ensuite imposé dans un duel face au FN, avec 53 % des voix. « Le diable est devenu le maître absolu de la situation politique, affirme un élu local, c’est lui qui peut permettre de conserver le département à gauche ou de le faire glisser à droite. »

« Rien n’est joué pour l’élection du président de notre assemblée jeudi, confirme une conseillère départementale de droite élue dimanche. Jusqu’au vote, personne ne peut dire qui va sortir gagnant. » La même confie que Pissas et sa colistière sont très sollicités. À droite comme à gauche, l’exclu d’hier est aujourd’hui le rouage incontournable des ambitions futures. « Il se délecte à négocier très chèrement sa place, dit un homme rompu au système Pissas. Il peut faire élire un président de droite ou un président de gauche, et en plus on aura besoin de ses voix pour gouverner, donc il est indispensable. Même s’il a promis à la gauche ses voix, jusqu’au dernier moment il y a une incertitude. »

Alexandre Pissas n’est pas un inconnu et son seul nom suffit à donner des boutons à de nombreux socialistes locaux, qui vont pourtant devoir composer avec lui s’ils veulent s’en sortir localement. Chirurgien de son état, il arpente inlassablement son canton articulé autour de la ville de Bagnols-sur-Cèze et de plusieurs petites communes rurales, dont Tresques, village dont il est le maire. Ce coup-ci, celui qui a fait toute sa carrière politique au PS pourrait bien se venger de son exclusion en février dernier. À l'époque, il avait refusé la tutelle de Solférino, mise en place à la suite des graves contentieux opposant le premier fédéral et le trésorier d'alors (lire notre enquête), dans la foulée du procès pour un détournement de 377 000 euros par l'ancienne comptable de la fédé (lire notre enquête).

Cette tutelle nationale, dirigée par le secrétaire national Emeric Bréhier, avait préféré à Pissas deux proches de Jean-Christian Rey, maire socialiste de Bagnols-sur-Cèze et ennemi de longue date de Pissas. Après coup, ce choix de la direction nationale du PS pourrait coûter cher localement, même si son intention était louable. En voulant l'écarter du jeu, Solférino voulait ainsi mettre fin aux dysfonctionnements nombreux rencontrés dans la section de Pissas.

Cette fameuse section « Bagnols Campagne », qui a compté près de 800 cartes dans un village de 1 700 habitants, était décrite comme « la section la plus importante de l’internationale socialiste », raconte un adhérent amusé de la situation mais inquiet face à la « vengeance Pissas ». À elle seule, elle représentait un tiers des voix des militants du Gard, et avait d’ailleurs très largement contribué à faire élire l’ancien premier fédéral Stéphane Tortajada en novembre 2012. Dans cette section, Mediapart a même pu constater notamment la présence surprenante d’une famille de trois personnes qui adhérait en 2013 à la fois à cette section gardoise et à l’UMP dans le Vaucluse… Un des membres de cette famille s’est même présenté l’an dernier sur la liste UMP d’Avignon !

« C’est Paris qui a investi les candidats socialistes sans passer par le vote des militants, note un militant proche de Pissas. Paris a investi tous les sortants, sauf Alexandre. » « Il tient là sa vengeance, redoute de son côté un élu socialiste. Il va rentrer au bercail et va sans doute gouverner avec la gauche, mais de l’intérieur il va s’arranger pour régler ses comptes. On va compter les morts au PS. » Hier honni, Alexandre Pissas est désormais le maître du jeu. « Il veut toujours être mis en avant et est capable de tout pour devenir un notable, note un cadre fédéral. Il a tenté d'être député puis sénateur, mais s'est à chaque fois cassé les dents. » Il se murmure maintenant qu’il souhaiterait être premier vice-président du futur conseil départemental.

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La droite a profité d'un report de voix venues du FN et de la gauche

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Les responsables de l’UMP ont retrouvé le sourire. En sortant largement en tête du second tour des élections départementales, l’union de la droite et du centre, qui dirige désormais 67 des 101 départements, a permis à plusieurs figures de l’opposition de s’arroger le titre de « premier parti de France ». Une façon de remettre à sa place Marine Le Pen, qui en avait fait son slogan après les municipales et les européennes de 2014, mais surtout de mettre sous le tapis la réalité des urnes, où les scores élevés du Front national confirment son enracinement.

Persuadé d’être le meilleur rempart au FN, Nicolas Sarkozy a usé, durant toute la campagne, d’une rhétorique visant à renvoyer dos à dos la gauche et l'extrême droite. Sous l’appellation « FNPS », il n’a cessé de dénoncer une supposée alliance objective du Parti socialiste et du Front national, ce qui lui a permis, entre autres choses, de rester fermement campé sur la stratégie du “ni-ni” (ni FN, ni gauche) qu’il avait lui-même édictée en 2011, rompant avec le front républicain cher à la droite chiraquienne.

Nicolas Sarkozy en meeting de campagne pour les départementales, à Palaiseau (Essonne), le 16 mars.Nicolas Sarkozy en meeting de campagne pour les départementales, à Palaiseau (Essonne), le 16 mars. © Reuters

« Voter FN au premier tour, c’est faire gagner la gauche au second », déclarait le patron de l’opposition au Figaro début mars, prenant pour exemple la législative partielle du Doubs, où l’UMP, évincée dès le premier tour, avait vu la moitié de ses électeurs basculer vers le FN au second. L’analyse des résultats des départementales réalisée par Florent Gougou, chercheur associé au Centre d’études européennes, post-doctorant à l'université d'Oxford, infirme pourtant nettement cette assertion.

Ce spécialiste des comportements électoraux s’est concentré sur les 830 duels, ceux qui ont opposé le Front national à la gauche (293) ou à la droite (537) le 29 mars. Au regard de ses calculs, il apparaît clairement que la « droite modérée » a bénéficié dans tous les cas de figure de la présence du FN au second tour. Dans les duels FN-droite, le parti de Marine Le Pen a gagné 5,4 points, tandis que la droite enregistrait une hausse de 22 points. Le tout avec une participation stable. « Ce qui signifie que l’électorat de gauche n’hésite pas à voter à droite au second tour, précise le chercheur. Le FN étant plus fort au premier tour, il fait aussi plus peur au second. »

Quand bien même Nicolas Sarkozy recommence à s’emparer des thématiques traditionnelles de l’extrême droite, les électeurs font tout de même une « différence entre le Front national et la droite modérée ». L’union de la droite et du centre, préconisée par Alain Juppé, n’y est pas étrangère. En présentant des candidats communs dans un maximum de cantons, l’UMP, l’UDI, mais aussi le MoDem, ont remporté la mise un peu partout. À cela, s’ajoute la fameuse stratégie du “ni-ni” que le chercheur Joël Gombin qualifie de « succès ».

« Son “ni-ni” s’est avéré être un “et-et”, indique ce spécialiste des votes FN. Au second tour, l’UMP récupère et les voix du FN et celles de la gauche. Dans la mesure où il n’y a pas de réciprocité, rester sur le front républicain, comme le fait le PS, c’est travailler pour l’UMP. » L’analyse de Florent Gougou sur les quelque 300 duels qui ont opposé la gauche à l’extrême droite le 29 mars, confirment cette dynamique. Dans ce type de situation, le Front national a gagné 9,5 points au second tour et la gauche 12,7 points. Ce qui signifie que l’électorat de droite s’est lui aussi déplacé pour faire barrage au FN, mais dans une bien moindre mesure.

Pour le chercheur, « la bonne dynamique de la droite modérée est évidemment liée au contexte national et au vote sanction » contre la gauche gouvernementale. Elle est particulièrement perceptible dans les 261 cantons où ont eu lieu des triangulaires et où la participation a augmenté de 2,3 points entre les deux tours. Dans ces cas de figure, la droite a enregistré une hausse de 3,5 points, face à un léger recul de la gauche (- 1 point) et un recul, plus significatif encore, du parti de Marine Le Pen (- 2,1 points).

« Le vote pour la droite est un vote d’efficacité, commente Florent Gougou. Les électeurs se tournent vers les candidats qui leur semblent les plus à même de battre le gouvernement. »  Joël Gombin fait le même constat. « On sait qu’il y a une porosité entre l’électorat du FN et celui de l’UMP, mais cette porosité est asymétrique, dit-il. Les reports des voix UMP sur le FN se situent entre 40 % et 50 %, tandis que les reports des voix FN sur l’UMP sont plus élevés, autour de 80 % dans les duels gauche-droite. La partie de l’électorat un peu flottante entre les deux partis finit quand même par voter UMP pour battre la gauche. »

Fort de résultats élevés au premier tour, le Front national se heurte au plafond de verre du second tour. « Le FN a fait le plein de voix au premier tour et il ne lui restait plus aucune réserve pour le second », poursuit Joël Gombin, avant d’ajouter : « Cela interroge les limites de la stratégie (du parti de Marine Le Pen). En continuant de faire cavalier seul, il se heurte au scrutin majoritaire. » Nicolas Sarkozy peut donc se frotter les mains, car même si l’extrême droite « pèse fortement au sein des droites, à la fin c’est l’UMP qui l’emporte ».

En conservant une proximité avec le FN, en s’alliant avec le centre et en prônant le “ni-ni” face à une gauche qui n’a d’autre stratégie que celle du front républicain, la droite gagne à tous les coups. Du moins, pour le moment. Car si le Front national poursuit, comme il le fait scrutin après scrutin, sa progression et son travail d’implantation et de maillage local, les cartes risquent fort d'être rebattues dans les années à venir.

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Manuel Valls, l'activisme dans un champ de ruines

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Manuel Valls, matin, midi et soir. La lourde défaite des départementales (28 conseils départementaux perdus pour la gauche) n’y a rien changé : Manuel Valls est là, plus que jamais. Il y a un an pile, son prédécesseur Jean-Marc Ayrault était démissionné après la raclée des municipales. Cette fois, la ligne politique reste inflexible. Et lui ne partira pas de Matignon. « Je reste et j’assume pleinement mes responsabilités », a-t-il dit ce mardi 31 mars lors de la séance des questions au gouvernement, alors que le chef des députés UMP Christian Jacob demandait son « départ ».

Depuis trois semaines, on ne voit que lui. Le premier ministre a nationalisé et dramatisé la campagne des départementales en disant sa « peur » du Front national – pari à moitié réussi, car le FN s’implante même s’il n’a gagné que 31 cantons. Au premier et au second tour, il a pris la parole à vingt heures pile pour commenter les événements. Il a annoncé lui-même, avant même l’élection des conseillers départementaux, que « le cap » serait « maintenu ». Mardi matin, invité de BFM TV, il a redit qu’il ne démissionnerait pas. « Les Français me demandent de rester en poste pour redresser l'emploi et le pays », assure-t-il avec aplomb. Le discours est toujours le même : unité, rassemblement, fin des divisions.

Mais ces mots cachent mal le désarroi extrême d’une majorité déprimée, qui a perdu à peu près toutes ses illusions et ne peut que constater la débâcle. Dans les circonscriptions des députés PS, nombre de cantons ont basculé à droite ou à l'extrême droite. Ceux dont les circonscriptions sont ancrées à droite ou qui basculent en fonction des alternances ne se font plus d'illusions pour 2017, et songent déjà à leur reconversion.

Manuel Valls, ce mardi 31 mars, à l'Assemblée nationaleManuel Valls, ce mardi 31 mars, à l'Assemblée nationale © Reuters

Mardi matin, pour parler devant le groupe socialiste, Manuel Valls a donc adopté le ton calme dont on use pour parler aux grands blessés. Il devait partir à Berlin avec François Hollande pour le conseil des ministres franco-allemand, il a décommandé pour entendre les plaintes. « Je suis avec vous ici, c’est normal. Le président est en Allemagne et ma place est ici. » « La gauche a perdu ces élections », admet-il, lui qui avait fumé un cigare au soir du premier tour, content d’une prétendue contre-performance du Front national. Il a invoqué la division à gauche, et a lancé: « Il nous faut recréer une espérance », « partir à la reconquête ». Avec, pour l’heure, des têtes de chapitre plus que des mesures concrètes : « citoyenneté et politique de la ville », « ruralité », « école », « République et laïcité ». Ni plus ni moins que les quelques mesures annoncées après les attentats de Paris.

Un peu plus tôt, le président du groupe PS, Bruno Le Roux, avait débuté la réunion en annonçant, dans l’indifférence générale, des « séminaires » de la majorité, alliant les écologistes et le Front de gauche s’ils le souhaitent, pour « écrire la feuille de route des deux prochaines années ». Aux journalistes, le même Le Roux annoncera quelques minutes plus tard, tout fier, « 25 fiches actions » pour expliquer « les dispositifs qui depuis trois ans ont eu des impacts sur la vie des Français ». Comme si le sujet central était le fameux « manque de pédagogie », souvent invoqué par les partisans du chef de l’État, et pas un problème politique.

Plusieurs députés dans la ligne, mais effarés par le séisme des départementales, ont aussi pris la parole lors de la réunion des élus PS. « Les élus sont des fantômes », a dit Gilles Savary, ancien soutien de François Hollande à la primaire socialiste. Le « frondeur » Michel Pouzol, élu de l’Essonne, a rappelé à Manuel Valls, lui aussi élu dans ce département francilien, que l’union PS-EELV-PCF n’a pas empêché la bascule à droite. Claude Bartolone, le président de l’Assemblée nationale, a plaidé pour « accélérer en termes d’emplois, d’éducation, d’investissements, et ne pas se contenter que la conjoncture nous serve ». Une pierre dans le jardin du président de la République, persuadé qu’une croissance à 1,5 % à la fin de l’année recréera les emplois perdus et lui permettra d’être à nouveau candidat, et pourquoi pas élu, en 2017.

Ce mardi matin, beaucoup de socialistes avaient dans la tête les propos au lance-flammes du président battu du conseil général du Jura, le socialiste Christophe Parny, un ancien proche de Jean-Luc Mélenchon, qui a annoncé quitter la politique et le PS : « La politique de Manuel Valls est un fiasco. »

L’exécutif est désormais confronté à un problème politique complexe. Avant le congrès socialiste de juin, les régionales de décembre, et la présidentielle de 2017, il doit tenter de retisser un semblant de majorité avec les "frondeurs", contre lesquels l’exécutif a utilisé le 49-3 en février pour faire passer la loi Macron, et avec les écologistes. Et ce, alors même qu’il a déjà fixé le cadre en annonçant pour les prochains mois de nouvelles réformes du marché du travail et une deuxième loi Macron cet été portant sur les investissements, les PME et le numérique.

Une première réunion, lundi, entre le PS et les écologistes, a débouché sur des groupes de travail, mais pour l’heure, l’entrée au gouvernement n’a pas été évoquée. « La place des écologistes est dans la majorité et au gouvernement », a redit Manuel Valls, mardi à l’Assemblée, qui avait évoqué plus tôt un hypothétique « pacte de majorité » avec EELV. « Le rassemblement ça se construit, avec du dialogue mais aussi avec des actes. Il faut un projet pour répondre aux angoisses des Français », rétorque Emmanuelle Cosse. « Le logiciel de Manuel Valls est dépassé », assène de son côté dans Le Mondel’ancienne ministre écologiste Cécile Duflot, opposée à tout retour des écologistes dans un gouvernement Valls.

Les "frondeurs", eux, réclament des inflexions de la politique menée et un « contrat de majorité ». Ils savent déjà qu’ils risquent d’être déçus. « Le gouvernement va bouger sur des points mineurs mais sans changer de politique, déplore Laurent Baumel, un des animateurs de la contestation interne au PS. Il entend rester dans la ligne qui plaît à Angela Merkel, à la Commission européenne, aux économistes libéraux, à Pierre Gattaz (le patron du Medef, ndlr) et à Franz-Olivier Giesbert (l’ancien patron du Point). »

Mardi dans la soirée, les proches de Martine Aubry devaient se retrouver à l’Assemblée nationale pour analyser le résultat des départementales, et discuter de l’opportunité de participer à une motion alternative à celle du premier secrétaire, Jean-Christophe Cambadélis, lors du congrès du PS qui se tiendra en juin – le dépôt des motions est prévu le 11 avril. Selon des proches, la maire de Lille pourrait ne pas sauter le pas pour « ne pas ajouter de la division à la division » dans le chaos socialiste, et laisser ses proches choisir leur camp.

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Philippe Martinez (CGT): «Nous devons être présents auprès des salariés précaires»

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Philippe Martinez, le nouveau secrétaire général de la CGT, reçoit dans le bureau rénové à grands frais par son prédécesseur. Mais il balaie les remarques sur les scandales qui ont émaillé la fin de mandat de Thierry Lepaon. Le nez à la fenêtre dans le froid du petit matin, le nouveau patron de la centrale de Montreuil termine sa cigarette, confie que « ce n’est pas la première de la journée ». Il a mal au dos, à force de courir le pays dans l’espoir de renouer le fil avec les salariés et la base CGT, après des années d'une crise interne larvée. Son objectif : redorer l’image de son syndicat ternie par les révélations de l'automne dernier pour peser à nouveau sur la politique du gouvernement, alors que ce dernier promet un nouveau train de réformes et doit annoncer prochainement son projet de loi sur le dialogue social. Entretien.

La droite est la grande gagnante de ces élections départementales. Le Front national rate son second tour mais confirme de solides implantations localement. Le gouvernement, lui, continue de vanter son bilan économique et social tout en annonçant une nouvelle série de réformes. Quelle est votre analyse ?

Ces résultats électoraux attestent l’échec de la politique économique et sociale menée par François Hollande et Manuel Valls. Les salariés et les retraités les plus modestes ont sanctionné la gauche qui n’a pas tenu ses promesses de campagne et leur a rendu la vie plus difficile. Plus grave, on n'en parle peu, toute une partie de la population ne se sent plus concernée par la politique, dans les quartiers populaires notamment. Ces votes de rejet révèlent un malaise profond au sein de la population. Hollande, qui avait été élu en partie sur le rejet de Sarkozy, se retrouve aujourd’hui devant le même phénomène et tout porte à craindre qu’en 2017, on surfera sur l’anti-hollandisme. Dans cette équation, le FN a un boulevard en surfant sur la crise économique et en voulant faire porter le chapeau aux immigrés, aux étrangers qui seraient les responsables de tous nos maux.

Mais les syndicats n’ont-ils pas aussi leur part de responsabilité ?

Oui et on assume. La crise des institutions nous touche de plein fouet. Nous vivons des temps très dégradés et c’est notre capacité à convaincre, à proposer et faire entendre des alternatives qui est aussi remise en question. Mais la poussée de l’extrême droite n’est pas propre à la France. C’est toute l’Europe qui est touchée, y compris des petits pays, présentés comme des modèles sociaux, la Suède ou le Danemark où le chômage n’atteint pas des sommets. Il faut rappeler les alternatives pour sortir de la crise. Il y a de l’argent mais il est mal réparti.

Philippe Martinez dans son bureau au siège de la CGT, Montreuil, 30 mars 2014Philippe Martinez dans son bureau au siège de la CGT, Montreuil, 30 mars 2014 © Rachida El Azzouzi

La précarité et la pauvreté explosent dans le monde du travail. Toute une frange du salariat échappe aux syndicats, souvent très mal perçus. Que proposez-vous ?

Ce n’est pas parce que nous souffrons d’une mauvaise image qu’il faut baisser les bras. Je suis père de famille. Mon fils est resté trois ans au chômage et il s’interroge sur le rôle de son père. J’ai du mal à lui expliquer à quoi je sers car il vit en plein décalage entre ce qu’il a appris dans le cadre de ses études sur la vie des entreprises et la réalité du monde du travail. C’est la conséquence des stratégies des entreprises qui cherchent à éviter toute cohésion, tout repère commun entre salariés en clivant, en externalisant, en ayant recours aux contrats précaires, à l’intérim.

L’un de nos plus grands chantiers est là : être présent aux côtés de ces salariés fragilisés de par leur statut, auprès des jeunes et auprès de cette catégorie de précaires difficilement atteignable hormis par les réseaux familiaux ou connaissances, qui n’est inscrite nulle part. On a tendance à passer à côté d’eux sans les voir. Dans certaines entreprises, la boîte d’intérim est au cœur de l’usine, c’est la deuxième RH, et c’est là où nous devrions redoubler d’efforts.

En période de crise, plus rien n’est rationnel. Les intérimaires, par exemple, sont souvent ceux qui cassent la grève mais on n’essaie pas de comprendre pourquoi. J’ai des souvenirs d’embauche d’équipes de nuit dans l’automobile, six cents jeunes qui arrivaient d’un coup. On se contentait de dire que c’était mal au lieu de se battre pour obtenir leurs embauches. Notre souci face à un patronat qui divise est de rassembler.

Après l’échec de la négociation entre syndicats et patronat sur “la modernisation du dialogue social” qui doit notamment réformer les seuils sociaux, le gouvernement s’apprête à légiférer. Quelle est votre position ?

Elle n’a pas changé. Nous ne voulons pas que cette loi soit la copie conforme des désirs du Medef. Quand aucun syndicat ne signe un texte, soit le gouvernement en tire les leçons, soit il continue dans sa démarche pro-entreprises. C’est la première fois qu’un accord interprofessionnel n’est pas signé depuis que Hollande est président et cela devrait le faire réfléchir. Quant à Rebsamen, ministre du travail, il use de la méthode Coué, nous dit de ne pas nous inquiéter mais il est toujours dans la ligne du patronat qui veut supprimer les CHSCT, la seule instance qui protège les salariés, et remettre en cause les organisations du travail dans les entreprises.

Depuis que la gauche est au pouvoir, on a l’impression que les syndicats de salariés regardent passer les trains de réformes, de l’accord sur l’emploi à la remise en cause du CDI en passant par le travail du dimanche. La CFDT accompagne les grandes réformes quand la CGT refuse de signer dans une posture radicale…

On est dans une crise profonde en France, en Europe et dans le monde. La CGT essaie de s’adapter à cet environnement défavorable, de porter des idées mais on nous caricature en permanence en « hibernatus ». Nous rêvons d’un modèle social où la notion de partenaires sociaux existe vraiment. Est-ce qu’un syndicat doit se noyer dans une institution avec des syndicalistes professionnels, des cadres qui discutent dans un cadre gentillet, ou est-ce l’émanation de débats avec des citoyens et des salariés qui proposent autre chose ?

Partenaire social, le terme ne vous convient pas ?

Si c’est pour avaliser sans pouvoir contester et sans pouvoir être entendu des textes qui ne nous conviennent pas, ce n’est pas un partenariat. C’est le roi et ses vassaux.

Le siège de la CGT à Montreuil Le siège de la CGT à Montreuil © Rachida El Azzouzi

La politique économique et sociale est-elle pire sous ce quinquennat que sous le précédent ?

Nous sommes dans la continuité avec une crise qui s’aggrave. C’est pour cela que le FN monte. Pour les salariés, la notion de gauche et droite est la même. En 1997, j’étais délégué central chez Renault. Le PDG de l’époque, Louis Schweitzer, ancien directeur de cabinet de Fabius, annonce la fermeture d’une usine peu après la dissolution de l’Assemblée nationale. Et toute la campagne électorale des législatives s’est jouée sur la fermeture de l’usine Vilvoorde en Belgique qui mobilisera Français, Belges. La première décision du gouvernement Jospin a été de dire : « On ne peut pas faire autrement. » Cinq ans plus tard, qui était au second tour face à Chirac? Le FN.

Quel est votre sentiment sur l’accord de compétitivité (un instrument auquel le Medef veut pouvoir recourir plus massivement), que vous avez refusé de signer à l’époque chez Renault où la CGT était majoritaire. Aujourd’hui, alors que Renault se vante de procéder à 100 embauches en CDI, regrettez-vous votre opposition ?

Absolument pas. Pour cent CDI, il y a eu 2 500 suppressions d’emplois et trois ans de gel de salaires. Il s’agit d’accompagner la compétitivité de qui, pour qui ? On nous dit qu’il faut nous serrer la ceinture et le PDG augmente de plus 160 % son salaire cette année, c’est normal ça ?

Vous parlez de réduire le temps de travail et plaidez même pour les 32 heures. Est-ce audible alors même qu’Emmanuel Macron et François Rebsamen disent vouloir revenir à 39 heures dans certaines circonstances ?

Il est parfois nécessaire de jeter un pavé dans la mare. Et travailler moins est dans le sens de l’histoire. Or, à chaque fois, le patronat traite de fous ceux qui osent le proposer. En disant cela, c’est sûr qu’on se met des gens à dos. Ceux-là, je les invite à venir faire simplement trois mois le boulot des ouvriers comme des ingénieurs ou des cadres. Certains cadres travaillent du lundi au dimanche, sur leur ordinateur en permanence. Au technocentre Renault où je travaillais, avant, on prenait des pauses dans les cafés du centre commercial. Maintenant, on voit les cadres descendre avec l’ordinateur au café. C’est de la folie. Donc oui, il faut réduire le temps de travail car ça crée de l’emploi. Mais il faut aussi prendre en compte les dérives des 35 heures et notamment que ça n’aggrave pas les conditions de travail, comme par exemple le volume d’heures supplémentaires que cette réforme a généré à l’hôpital.

Pour porter des propositions radicales, il faut être crédible. Or la CGT souffre des scandales récents autour de son ex-premier secrétaire, et des critiques faites par les militants sur le manque de démocratie interne. Qu’avez-vous fait depuis votre arrivée pour mettre fin à cette dérive ?

Il faut d’abord éviter d’adapter en permanence notre conception du syndicalisme à l’air ambiant. Donc rééquilibrer la part de temps qu’on passe dans les institutions avec le temps qu’on passe avec le syndicat et les salariés. Moi-même, si je n’y prends pas garde, durant toute une semaine, je ne vois aucun salarié, aucun syndiqué. Et c’est valable à tous les niveaux. Je connais des délégués centraux, dans les grandes entreprises dont le siège est à Paris, qui, entre le temps de transport et les réunions, vont passer quatre jours par semaine avec leur patron. On en revient au dialogue social : le patronat tente en permanence d’essayer de nous attirer sur une conception d’un syndicalisme d’expert, mais ce n’est pas là que nous serons audibles.

Philippe Martinez dans son bureau au siège de la CGT, Montreuil, 30 mars 2014Philippe Martinez dans son bureau au siège de la CGT, Montreuil, 30 mars 2014 © Rachida El Azzouzi

Sur le registre de la démocratie interne, la semaine dernière a eu lieu le congrès de la fédération santé, la deuxième plus grosse fédération de la CGT. Nathalie Gamiochipi n’a pas été réélue à la direction fédérale, comme tout son bureau à l’exception d’une personne. C’est la troisième fédération après les banques et assurances et le commerce qui change brutalement de tête et dénonce une forme d’autoritarisme. Est-ce un désaveu ?

Bien sûr, ça m’interroge. Même si je respecte les décisions du congrès, ce qui m’étonne c’est que le rapport d’ouverture de l’équipe sortante a été validé ainsi que les orientations dans leur grande majorité.

Il s’agissait de lutter contre la loi santé, ce qui fait plutôt consensus… Vous pensez que c’est une affaire de personnes ?

Je ne dis pas ça, mais le bilan d’activité ainsi que le bilan financier n’ont pas été votés, alors même qu’on a progressé en nombre d’adhérents et qu’on s’est développé dans le privé. Pourquoi cette défiance ? Au final, ce qui m’inquiète c’est qu’on a une organisation qui ressort très mal en point de ce congrès. On a désormais une direction divisée en deux.

Est-ce que ce n’est pas directement lié au fait que Nathalie Gamiochipi, qui est votre compagne, a donné son feu vert pour votre élection lors de la démission de Lepaon, contre le mandat de sa fédération ?

Non, ce n’est pas ça qui s’est passé. Le mandat était d’aller au comité confédéral et de prendre une décision à l’issue de cette réunion. Et c’est ce qui s’est passé. Ensuite, quand presque tout le bureau d’une si grosse fédération se fait dégager, c’est forcément un désaveu ! On peut considérer que c’est de ma responsabilité, et mon boulot c’est aussi de voir ce que les syndiqués ont à dire.

L’année prochaine, vous tenez votre congrès confédéral. En 2017, la mesure de votre représentativité va se poser et la CFDT pourrait bien vous passer devant. Vous êtes également en baisse dans de grandes entreprises, France Télécom, Air France, SNCF, Renault. Comment expliquez-vous cette perte de vitesse ?

On parle beaucoup de là où on perd mais nous avons aussi gagné certaines entreprises, comme la Croix-Rouge, où il y a 25 000 salariés, les restaurants KFC… Nous progressons énormément dans la santé privée et ça a de l’importance, car c’est une fédération où il y a désormais plus de salariés du privé que du public. Et puis il y a une vraie modification dans les entreprises que vous citez, qui sont toutes anciennement publiques ou para-publiques. Aujourd’hui s’y côtoient des salariés fonctionnaires et des contrats privés. Et donc ce n’est plus le même statut, la même histoire, la même vision au sein d’une même entreprise.

Là comme ailleurs, si on reste uniquement sur la défense des statuts historiques, ce sera un échec. Il faut aussi s’adresser davantage aux ingénieurs et aux cadres. Quand j’ai été embauché à Renault, il y a 30 ans, il y avait 110 000 salariés. Aujourd’hui, 45 000, filiales comprises, et seulement 15 % d’ouvriers. On nous colle une étiquette de syndicat ouvrier mais nous avons plein de propositions pour les cadres et ingénieurs, comme le droit à la déconnexion. Il faut réussir à rendre cela visible.

Vous prévoyez une manifestation le 9 avril contre l’austérité. Comment mobiliser au-delà des bastions syndicaux du public et pensez-vous pouvoir faire évoluer le gouvernement par ce biais-là ?

Si les discussions entre patronat et syndicats n’aboutissent pas, qu’est-ce qu’on fait ? Il y a plein d’entreprises qui font la grève ou qui débrayent mais ça ne fait pas une ligne dans les journaux. La manifestation, c’est le moyen, partout dans le monde, de se faire entendre, et ce n’est pas simplement une posture idéologique avec le béret, la moustache, et la pancarte. Quand les indignés à Madrid manifestent on dit que c’est génial et ça devient ringard quand ce sont les syndicats ? Bien sûr, ça ne marche pas à tous les coups, mais au moins on a 15 secondes à la télé et un quart de page dans les journaux. Et puis il faut savoir qui les politiques écoutent. Plein de ministres de droite ou de gauche assurent que « ce n’est pas la rue qui gouverne ». Qu’ils assument aujourd’hui. Montebourg a été le spécialiste de « je vais m’occuper de vous »… Vous avez vu les scores du Front national près de Florange ? 

Vous dites vouloir mieux rassembler les syndicats selon un concept cher à Louis Vianney (secrétaire général de la CGT de 1992 à 1999). Quelle vision avez-vous de vos rapports avec la CFDT notamment ?

Si les syndicats discutent plus avec les patrons qu’entre eux, il y a un problème. Donc quand on n’est pas d’accord, il faut le dire, mais sinon il faut avancer ensemble. Le refus commun des propositions sur le dialogue social montre qu’on peut se mettre d’accord. Cela dit, il se trouve que c’est plus compliqué avec la CFDT qu’avec d’autres. Laurent Berger n'est pas d’accord avec moi sur l’austérité. Mais on va se retrouver sur le racisme par exemple.

Sur les principes économiques et sociaux, il y a quand même un gouffre entre la CFDT et la CGT actuellement…

Ce n’est pas un scoop. On l’assume. Mais les positions communes, j’y tiens beaucoup. J’ai plus d’ambitions pour le syndicalisme que seulement les questions économiques et sociales. À Saint-Nazaire, ou à Brest à la réparation navale, quand les camarades de la CGT commencent à pointer du doigt le Polonais qui travaille 12 heures par jour, c’est grave. Si on commence à trier les salariés en fonction de leur origine et de leur couleur de peau, c’est grave. Ce n’est pas le syndicalisme qu’il faut rassembler, ce sont les salariés car ces divisions font le terreau du Front national.

Quel rapport doit entretenir le secrétaire général de la CGT avec les partis et les hommes politiques, le Front de gauche en particulier ?

D’abord, je le redis, je n’ai pas ma carte au PC et ce depuis plus d’une dizaine d’années. Je suis un citoyen comme les autres et quand les choses ne me plaisent pas, je le fais savoir. Mais les syndicalistes discutent avec les élus des partis républicains, et c’est normal. Au parti socialiste, Cambadelis veut me convaincre d’aller dans le même sens que lui, en arguant qu’on est tous dans la même galère mais celui qui pilote, ce n’est pas moi. Le PS doit assumer sa responsabilité. Hormis le Front national, on peut discuter avec tout le monde. Même à droite, parce que ce sont aussi des gens qui font les lois, donc c’est tout à fait normal de les interpeller.

BOITE NOIRECet entretien a été réalisé lundi 30 mars au siège de la CGT à Montreuil. Il a duré une heure.

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Contrôle au faciès: couleur de peau et vêtements sont des déclencheurs

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Qu’est-ce qui fait qu’un étudiant est plus ou moins contrôlé par la police ? Au printemps 2012, le sociologue Nicolas Jounin et ses étudiants de l’université Paris 8 ont interrogé 2 400 étudiants sur leurs expériences de contrôles d’identité, via des questionnaires distribués dans des facultés d’Île-de-France. Selon leur étude intitulée « Le faciès du contrôle » et récemment publiée par la revue Déviance et société, le sexe, la race et le style vestimentaire apparaissent comme des variables clés de la décision policière.

© Hervé Pinel

En 2009, une étude du CNRS avait prouvé que la police pratique des contrôles « au faciès ». Sur les cinq sites parisiens étudiés par des chercheurs du CNRS, les Arabes et les Noirs avaient respectivement 7,8 et 6 fois plus de chances d'être contrôlés que les Blancs (lire l'étude en entier).

L’enquête des sociologues Fabien Jobard et René Lévy montrait également l’importance du style vestimentaire. Sur les cinq sites étudiés, les personnes en tenues « jeunes » (hip-hop, tecktonic, punk ou gothique) avaient 11,4 fois plus de chances d’être contrôlées que celles qui portaient une tenue « de ville » ou « décontractée ». Cette apparence physique se croisait bien souvent avec un critère racial, deux tiers des individus habillés « jeunes » relevant de minorités visibles.

Cette fois, Nicolas Jounin et ses étudiants ne sont pas partis de l’observation de l’activité policière dans la rue, mais ont cherché à comprendre, à partir de l’expérience des étudiants, « les éléments susceptibles de retenir l’attention des policiers ». Quel rôle joue la couleur de peau (résumée à Blanc/Non-Blanc) articulée au look et au sexe ? Leur terrain d’étude ne se résume plus à des passants mais concerne des étudiants d’une moyenne d’âge de 21 ans, et il est composé de 56 % de Blancs, de 37 % de non-Blancs et de 6 % d’enquêtés ayant refusé de répondre ou dont la réponse est inclassable. Cet échantillon, où les enfants de cadres et professions intellectuelles supérieures sont naturellement surreprésentés, a été construit pour être représentatif des étudiants français. Mais pas de l'ensemble d'une classe d'âge.

Sans surprise, l’une des variables les plus importantes en matière de contrôle d’identité reste le sexe. Un homme blanc a 3 fois plus de chances d’avoir été contrôlé au cours de sa vie qu’une femme, un homme non-blanc 4,5 fois plus de chances. La couleur de peau semble, à première vue, moins déterminante : un étudiant non-blanc a seulement 1,3 fois plus de chances d’avoir déjà été contrôlé dans sa vie qu’un étudiant blanc. L’écart se creuse quand on regarde la fréquence de ces contrôles. Les étudiants non-blancs déjà contrôlés ont subi plus de contrôles que leurs camarades blancs. Ils sont également bien plus nombreux à déclarer modifier leurs déplacements, leur attitude ou leur apparence pour tenter d’échapper à ces contrôles.

Et il faut tenir compte des différences de comportement. Les étudiants blancs questionnés semblent s’exposer bien plus aux contrôles d’identité que leurs camarades non-blancs. Ils circulent plus en voiture, scooter ou moto, sortent plus fréquemment (et plus souvent en bar ou en boîte de nuit) et sont plus nombreux que les non-Blancs à déclarer détenir du cannabis.

« Autrement dit, les non-Blancs sont plus "sages" que les Blancs, c’est-à-dire qu’ils adoptent moins les pratiques qui exposent au contrôle d’identité », constate l’étude. Les auteurs effectuent un calcul – une régression – pour annihiler cette différence de comportements et raisonner « toutes choses égales par ailleurs ». À pratiques équivalentes, les hommes étudiants non-blancs apparaissent bien comme la cible des contrôles policiers : ils ont 1,5 plus de chances d’avoir été contrôlés que des étudiants blancs.

L’étude constate également que les policiers justifient moins souvent auprès des étudiants non-blancs les raisons de leur contrôle. Non seulement ces étudiants font donc « plus l’objet de l’attention policière que d’autres » mais ils obtiennent « moins d’explications sur les contrôles dont ils font l’objet ». « Pour eux, la police ne fait pas qu’exercer un pouvoir particulier ; elle tend à le revendiquer en refusant de rendre des comptes », concluent les auteurs. Ce qui prouve à leurs yeux, « la formation d’une "clientèle policière" », à travers « la répétition et la manière dont se déroulent les contrôles ».

« Dans ces cas-là, ce n'est pas seulement que le contrôle est arbitraire, c'est qu'il est revendiqué comme tel par les policiers, estime Nicolas Jounin, joint par téléphone. On retrouve là une logique de l'État français lorsqu'il s'adresse à des personnes qu'il considère comme des sous-citoyens, qu'il s'agisse d'étrangers ou de Français racisés. Par exemple, les refus de visa ou de titres de séjour aux étrangers sont rarement motivés. C'est le même refus de rendre des comptes que l'on retrouve dans ces contrôles sans motifs affichés. »

© NJ

Le « look » apparaît également déterminant. L’enquête visait large en proposant 24 signes distinctifs : cheveux longs, barbe, crâne rasé, keffieh, baggy, mini-jupe, tatouages, piercings, signe religieux, etc. Parmi ceux qui déclenchent le plus de contrôles, la palme revient – dans l’ordre – à la casquette, au jogging et à la fameuse capuche. La combinaison gagnante de ces trois éléments, « ordinairement reliés par l’imaginaire collectif au banlieusard », note l’étude, multiplie par cinq la probabilité d’avoir été contrôlé au cours des douze derniers mois (par rapport à un étudiant qui n’en porte aucun). 

Mais peut-être ces étudiants au look de banlieusard font-ils plus la bringue dans la rue, ce qui expliquerait qu’ils soient plus contrôlés ? Que nenni, à comportement équivalent, ils restent plus contrôlés. Ou alors est-ce leur couleur de peau ? Non plus. Même si les non-Blancs revêtent plus souvent les habits classés comme remarquables, « l’introduction du look dans le modèle ne supprime pas le caractère significatif de l’effet de la race : chacune de ces deux variables semble avoir un effet propre ». « C’est-à-dire que quelle que soit la façon dont il est habillé, un étudiant a plus de chances d’être contrôlé s’il est non-blanc », résume Nicolas Jounin.

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Pour tous les étudiants, le fait de porter une casquette, un jogging et une capuche augmente le risque d’être contrôlé. Mais l’effet est nettement plus prononcé pour les étudiants blancs. « Le look fait décisivement basculer les Blancs dans la clientèle policière, tandis que l’effet est plus léger pour les non-Blancs, qui étaient déjà plus proches du cercle de cette clientèle », constatent les auteurs. Ils poursuivent : « En forçant le trait (…), du point de vue policier, le look banlieusard fonctionne pour les Blancs comme une altération de leur être apparent, tandis qu’il serait pour les non-Blancs une confirmation. »

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Avec le Yémen, l'Arabie saoudite militarise un peu plus sa diplomatie

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Au Yémen, l’enchevêtrement de conflits en cours connaît un nouveau développement depuis le début de l'opération « Tempête décisive », jeudi 26 mars, au cours de laquelle l’Arabie saoudite bombarde les rebelles zaydites (branche minoritaire du chiisme) houthis. Mardi 31 mars, le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) a annoncé qu’au moins 62 enfants ont été tués et 30 autres blessés dans les combats depuis une semaine. « Les combats ont gravement endommagé les services sanitaires les plus rudimentaires ainsi que le système éducatif », détaille l’Unicef, qui évoque par ailleurs « l’insécurité alimentaire généralisée et la malnutrition » comme problèmes affectant les plus jeunes. Six civils ont en outre trouvé la mort mardi, brûlés vifs après les bombardements saoudiens. Mercredi, l'ONG Action contre la faim appelait de son côté la communauté internationale à « reconnaître la sévérité de la crise humanitaire » qui s’amplifie au Yémen, ainsi qu'à la mise en place d'« une assistance humanitaire massive et rapide ». Le conflit a également conduit les premiers Yéménites à s’expatrier.

Le président yéménite, Abd Rabbo Mansour Hadi – élu à la place du président Ali Abdallah Saleh, déchu par le processus révolutionnaire de 2011 – s'était lui-même réfugié fin mars dans son fief d'Aden après avoir fui la capitale Sanaa. Il est désormais installé en Arabie saoudite. Dans le même temps, les Houthis, qui ont pris la capitale en septembre avant d’encercler le palais présidentiel fin janvier, continuent de progresser au sud du pays, notamment dans la province d’Abyan. Une intervention terrestre au Yémen n'est toutefois « pas nécessaire » pour l'instant, a affirmé, mardi 31 mars, le porte-parole de la coalition dirigée par l'Arabie saoudite.

Conséquence de la marginalisation par le pouvoir central des Houthis au nord du pays, la guerre dite de Sa’da (ville de 50 000 habitants située au nord-ouest) qui oppose les Houthistes au pouvoir central, a en fait commencé dès 2004. Dans un long article consacré à ce conflit, le chercheur Laurent Bonnefoy détaille avec une grande précision les origines et agendas des forces en présence. Loin d'adhérer à l'idée d'un conflit uniquement confessionnel, ce spécialiste du Yémen estime en particulier que « les accusations de soutien iranien à la rébellion (houthie) prononcées de façon récurrente par le pouvoir yéménite depuis 2004 sont peu éclairantes. Bien qu’il soit possible, et dans ce cas vraisemblablement sous une forme financière, ce soutien iranien, qui révélerait la dimension régionale, voire géopolitique du conflit, n’est en tout état de cause pas central, les griefs des rebelles portant avant tout sur des enjeux locaux ».

 

© DR

Au-delà de l’offensive houthie, le Yémen demeure plongé dans une crise à tiroirs, l’organisation Al-Qaïda dans la péninsule Arabique (AQPA) menée par Nasir al-Wahayshi, estimée à 2 000 hommes, masquant aujourd’hui la contestation sécessionniste dans l’ex-Yémen du Sud, qui met en péril l’unité territoriale du pays réuni en 1990, tout comme les catastrophes écologiques et sociales qu’annonce l’appauvrissement des ressources aquifères.

Pourquoi l’Arabie saoudite s’est-elle alors engagée dans une grande offensive diplomatique et militaire, au risque de déstabiliser encore davantage un pays frontalier ? « Le feu de la guerre » va pousser « toute la région à jouer avec le feu », a menacé de son côté le vice-ministre iranien des affaires étrangères, Hossein Amir-Abdollah, lors d'une conférence de pays donateurs pour la Syrie qui se tient au Koweït depuis le début de la semaine. « Les opérations militaires doivent s'arrêter immédiatement », a insisté le diplomate iranien lors d’une rencontre avec la presse internationale.

Il ne semble pourtant dans les intentions des Saoudiens, qui ont réuni la plus large coalition régionale depuis la guerre Iran-Irak (1980-1988), de s’arrêter là.

Ce n’est certes pas la première fois que l’Arabie intervient dans la région : en novembre 2009 déjà, l’armée saoudienne fut partie prenante du conflit de Sa’da, qui sera dès lors analysé comme un duel sur le sol yéménite entre Riyad et Téhéran.

Si l’implication réelle de l’Iran dans le conflit au Yémen demeure sujette à caution, Riyad s’est bel et lancé dans une lutte très active pour la préservation de son régime, qui trouve son prolongement dans la lutte actuelle contre les Houthis. Pour comprendre comment l’Arabie est passée d’une politique attentiste à une véritable militarisation de sa diplomatie, il faut se souvenir d’une autre intervention, en 2011 à Bahreïn, où les troupes saoudiennes ont réprimé les manifestations pour réduire à néant les espoirs d’un printemps bahreïni.

Début 2011, Riyad considère en effet que quatre périls menacent son régime :

  1. Le processus révolutionnaire en cours dans le monde arabe, qui pourrait contraindre le Royaume à répondre aux demandes de démocratisation de la part de sa propre population.
  2. L’arrivée au pouvoir des partis liés aux Frères musulmans, prévisible dès février 2011 puisque ces mouvements sont alors les seuls à disposer d’une capacité de mobilisation large dès les premiers mois qui suivent les révolutions tunisienne et égyptienne. Or ces Frères musulmans constituent une menace idéologique pour l’hégémonie que cherche à exercer l’Arabie sur l’Islam sunnite, via le wahhabisme, une version rigoriste et archaïque de cet islam sunnite.
  3. Les djihadistes, qui ont déclaré le régime saoudien « royaume apostat », et mènent une lutte à mort avec Riyad malgré la proximité idéologique entre une partie du conseil des Oulémas saoudiens et plusieurs idéologues de l’Organisation de l’État islamique et d’Al-Qaïda.
  4. La République islamique d’Iran qui, depuis 2003 et le démantèlement de son voisin irakien, exerce une grande influence sur toute la région. L'Iran menace de se rapprocher des États-Unis à la faveur d’un accord sur le nucléaire dont il a besoin pour desserrer l’étau de l’embargo international qui le frappe depuis plus de trente ans. Un tel accord est d’ailleurs actuellement en négociation à Genève.

À partir de 2011, l’Arabie va s’appliquer méthodiquement à réduire l’importance de ces quatre menaces. Dans ce but, Riyad a déjà convoqué une première coalition, sous l’égide du Conseil de coopération du Golfe. Créé en 1981, le CCG est composé de six pétromonarchies arabes et musulmanes du golfe Arabique : Arabie saoudite, Koweït, Bahreïn, Oman, les Émirats arabes unis et le Qatar. Au printemps 2011, le CCG va d’abord s’investir pour annihiler la révolte à Bahreïn en envoyant des troupes au sol, puis en participant jusqu’à aujourd’hui à la répression active contre les manifestants. En 2012, le CCG se réunira en outre pour étudier les possibilités de réduire l’influence régionale iranienne, entreprises qui rencontrent jusqu'ici moins de « succès ». 

Manifestation d'étudiants houtistes contre l'offensive saoudienne au Yémen, sur le campus de Sanaa, le 30 mars 2015Manifestation d'étudiants houtistes contre l'offensive saoudienne au Yémen, sur le campus de Sanaa, le 30 mars 2015 © Reuters

L’intervention à Bahreïn sert de répétition à Riyad, qui réunit en 2015 une coalition à plus large échelle, avec notamment le Pakistan, la Turquie, le Maroc, et le soutien d’États comme la Tunisie. L’Arabie saoudite a surtout impliqué un nouvel acteur, qu’elle a remis en scelle pour les besoins de sa politique : la dictature égyptienne d’Abdel Fattah al-Sissi. Après le coup d’État militaire contre le président issu des Frères musulmans, Mohamed Morsi, et le massacre de plusieurs centaines de militants « Frères » à l’été 2013, l’Arabie saoudite a annoncé un plan d’aide à l'Égypte de 12 milliards de dollars. Une manne financière pour consolider une dictature qui n’a rien à envier aux années de l'ancien président Moubarak. Mais qu’importe : Riyad cherche un allié de poids sur la durée pour le seconder dans sa nouvelle politique étrangère, et l’Égypte apparaît comme le candidat tout indiqué. Se rangeant derrière cette stratégie, les États-Unis viennent de leur côté de lever très opportunément, ce mercredi 1er avril, l’embargo sur les armes qu’Obama avait imposé au régime de Sissi au lendemain du coup d’État de l’été 2013.

En pointe dans l’offensive contre les Houthis au Yémen, l’Égypte a toutefois fait part d’une divergence sur le dossier syrien le week-end passé au sommet de la coalition à Charm El-Cheikh. Alors que le souverain saoudien tient à ce que Bachar al-Assad soit renversé, les Égyptiens s’affirment davantage prêts à un compromis avec le dictateur toujours en place à Damas.

Un autre indicateur montre bien à quel point les Saoudiens ont planifié cette montée en puissance militaire, qui n'est pas uniquement fonction de l'avancée récente des Houthis depuis l'été 2014 : le marché de l'armement. L'Arabie saoudite est en effet devenue en 2014 le premier importateur mondial d'équipements militaires, indique un rapport publié dimanche 8 mars par le cabinet d'experts londonien IHS Janes. Les importations saoudiennes d'armes ont augmenté de 54 % en 2014, pour atteindre 6,4 milliards de dollars l'an passé. Le spectaculaire contrat de 3 milliards de dollars conclu en novembre avec les entreprises françaises à destination de l’armée libanaise (lire notre précédent article, L'Arabie saoudite tient la France et les Etats-Unis en otages) n’est que l’un des volets de ce processus de militarisation saoudien.

Si elle est parvenue à écraser les Frères musulmans en Égypte et à réduire l’influence de leurs alliés (le Qatar...), si elle a mis fin aux espoirs de démocratie des Bahreïnis, la stratégie militaire saoudienne a, pour l’heure, échoué à prévenir l’émergence d’une nouvelle entité antagoniste installée sur un territoire uni et disposant de revenus réguliers, à savoir l’Organisation de l’État islamique. Au-delà du Yémen, l’avenir de la coalition formée autour de Riyad va s’orienter vers cette seconde lutte. L'opération « Tempête décisive » réunit en effet des pays qui, comme la Turquie, ont vécu les développements de la crise syrienne comme une humiliation et ne souhaitent plus dépendre de l’intervention de Washington pour résoudre les conflits d’une région que la destruction de l’État irakien en 2003 par les États-Unis a déstabilisée, et pour longtemps encore.

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Radio France : une crise très politique

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D'abord, accuser son chien d'avoir la rage. La rage de la dépense. Donc le mettre au pain sec. Et tant pis si l'État a signé en 2010 un contrat d'objectif et de moyens (Com) prévoyant une augmentation des crédits jusqu'en 2015, puis décidé en 2012 de revenir sur sa signature pour baisser les dotations. Et tant pis si le chantier de rénovation de la Maison de la radio a dérapé dans ses coûts. Il manquera donc 20 millions d'euros dans le budget 2015 de Radio France.

Constater ensuite la colère provoquée sur les personnels par ces restrictions successives, puis par l'annonce d'un plan social. Y ajouter les révélations sur les dépenses du jeune PDG présumé prodige, et en déduire que décidément ce chien a bel et bien la rage.

Glisser enfin d'un problème purement budgétaire, qui incombe aux errances de l'État et aux erreurs des directions successives, pour jeter le bébé avec l'eau du bain, en proposant de régler leur compte à des antennes écoutées chaque jour par le quart des Français. Adieu France Inter, France Info, France Culture, France Musique. C'est le sens de ce que recommande la Cour des comptes dans un rapport publié ce mercredi. Radio France serait donc au bord du gouffre, si on s'en tient au discours du gouvernement, et désormais de l'UMP, laquelle emboîte le pas de la Cour des comptes pour demander le regroupement des rédactions, ainsi que la fusion des deux orchestres. À les entendre il y aurait le feu au lac. La quantité d'argent public engouffrée dans ce tonneau des Danaïdes serait effrayante.

Quelle est donc l'ampleur du drame ? Radio France, c'est-à-dire une cinquantaine d'antennes nationales et locales, ainsi que deux orchestres de renommée mondiale, coûtera 650 millions d'euros en 2015, essentiellement prélevés sur la redevance. Cela représente donc environ 10 euros annuels par Français, soit 80 centimes par mois. Voilà l'enjeu qui fait frémir !

Le déficit qui justifie l'effroi public sera quant à lui de 20 millions d'euros cette année, et sera le premier de toute l'histoire du groupe Radio France. 20 millions ! Une horreur économique si l'on en juge par l'émotion suscitée. Une somme presque cinq fois moins élevée que ce que coûte le seul Zlatan Ibrahimovic au Paris Saint-Germain (95 millions d'euros annuels). Bien sûr l'argent de la radio est public, et celui du foot est privé, mais tout de même ! Dans ce pays, le patrimoine national que constituent France Inter, France Info, France Culture, France Musique, ainsi que deux formations symphoniques, vaudrait moins qu'un buteur ?

On a donc du mal à croire que le mélodrame politico-économique qui se joue devant le pays puisse reposer sur des ressorts aussi modestes. Il faut chercher ailleurs la nature des enjeux véritables, et la Cour des comptes vient étrangement d'en révéler les dessous.

Le procès en dépenses excessives ne date pas d'hier à Radio France. En 1986, le programme législatif de la droite alors dans l'opposition prévoyait déjà des fermetures d'antenne. À l'époque, les locales implantées depuis 1981 étaient accusées de coûter trop, et d'être moins écoutées que les radios locales privées. C'est vrai, on payait des journalistes pour faire de l'information, et des animateurs pour distraire en informant, et cela avait un prix. C'est vrai, mais trente ans plus tard quel autre réseau subsiste ? Et qui peut ignorer que le Réseau Bleu talonne ou dépasse RMC Info en terme d'audience ?

Quant aux antennes nationales, qui peut sérieusement soutenir que France Inter n'est pas une radio différente, que France Info n'a pas été imitée partout, et ne prouve pas chaque jour son utilité, que France Culture n'occupe pas un créneau irremplaçable ? Qui peut soutenir que ces radios ne sont pas différentes entre elles ? Or, au nom d'une crise financière très relative (20 millions d'euros de déficit représentent 3 % du budget), voilà qu'on ressort le dogme ultralibéral : différentes ou pas, les antennes de Radio France seraient identiques et coûteraient cher puisqu'elles seraient publiques. Et puisqu'elles sont les mêmes il faudrait les regrouper !

Supprimer, tailler, concentrer, l'idée fixe est obsédante, et son principe circule depuis longtemps dans les travées de la Maison ronde. L'innovation de la Cour des comptes est simplement de la porter à un niveau que personne n'avait osé formuler. On ne fusionnerait plus des services, sport ou politique par exemple, mais toutes les rédactions. Il n'y aurait plus trois ou quatre voix, susceptibles d'apporter trois ou quatre messages différents, mais le vieux rêve pompidolien de « la voix de la France ».

Le remède ne serait pas de se livrer à une chasse aux gaspillages (il en existe), pas de réduire les abus (il en existe aussi, marginalement), pas de renégocier des avantages excessifs (s'ils existent...), pas de nommer des dirigeants compétents, mais de liquider les antennes ! Officiellement Inter, Culture, Info, Musique, ne disparaîtraient pas, puisque seules les rédactions seraient concernées. Vaste blague ! Comment se traduirait cette innovation sur les antennes, au moment stratégique des matinales ? À France Inter, le 6-9 est exclusivement présenté et préparé par la seule rédaction. Donc il disparaîtrait. Même chose avec France Info. Et à France Culture la rédaction occupe la moitié du temps. Donc à la trappe avec les autres, au profit d'une voix unique comme le Parti du même nom...

L'objectif ultime de la séquence n'est donc pas de nature économique mais de nature politique. Il s'agit de réduire la part du public dans le secteur de la radio, alors même que ce service public avait su, tout au long de son histoire, apporter une offre différente. Aujourd'hui encore, à l'heure du développement d'Internet, Radio France tire son épingle du jeu. Le site de France Culture est par exemple l'un des plus podcastés de France...

Il est d'ailleurs symptomatique, dans ce domaine comme dans bien d'autres, que la Cour des comptes, d'abord chargée de contrôler l'exécution des dépenses, prétende aujourd'hui dicter leur politique aux politiques, au seul nom de « la dépense ». Imaginez un peu la même Cour dans les années 1960, enjoignant le pouvoir d'interrompre le programme du Concorde au nom de raisons d'argent. Charles de Gaulle aurait tonné : « La politique de la France ne se décide pas à la corbeille » ! Les temps ont changé. Aujourd'hui, la Cour recommande à l'État de se faire tout petit, dans tous les domaines. Enfin presque tous... Chaque année les 735 magistrats de la Cour des comptes coûtent au pays 214 millions d'euros.

BOITE NOIREAncien journaliste de France Culture, j'ai dirigé le SNJ de Radio France.

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A l'UMP, tout est bon pour sauver le chef

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Les ennuis judiciaires de Nicolas Sarkozy ? Un non-sujet. Sa mise en examen pour “corruption active”, “trafic d'influence” et “recel de violation du secret professionnel” dans l’affaire “Paul Bismuth” ? Un acharnement. Son placement, ce mercredi 1er avril, sous le statut de témoin assisté dans celle des pénalités ? La preuve qu’il n’y est pour rien. Ses convocations à répétition devant les juges ? La routine. Sa garde rapprochée cernée de toutes parts ? De pures sornettes. Le calendrier judiciaire qui rythme le calendrier politique de l’UMP ? Une fatalité.

Rue de Vaugirard, au siège du parti, chaque question concernant les affaires qui cernent le patron de l'opposition a ses réponses toutes faites. Et qu’importe si ces dernières n’éclairent en rien le fond des dossiers, si elles ne soulèvent jamais le problème que pose le retour de l’ex-chef de l’État à la tête de l'UMP et si elles confinent bien souvent à la mauvaise foi. Elles remplissent leur rôle, celui de balayer un sujet fort encombrant, tout en faisant de Nicolas Sarkozy un martyr, victime d’un hypothétique complot politico-judiciaire.

Nicolas Sarkozy à Marseille, le 5 mars.Nicolas Sarkozy à Marseille, le 5 mars. © Reuters

Depuis le temps que l'ancien président et son entourage ont maille à partir avec la justice, les arguments sont rodés. On pourrait s’étonner que ses adversaires en interne ne s’emparent pas davantage des affaires pour en faire une arme en vue de la primaire de 2016. Qu’ils ne se soient pas inquiétés outre mesure lorsqu’ils l’ont entendu expliquer, durant la campagne pour la présidence de l’UMP, que lesdites affaires avaient « beaucoup renforcé [sa] détermination » et motivé son retour en politique. Ce serait oublier que les rares figures à s’être aventurées sur ce terrain s’y sont rapidement embourbées.

Ce fut notamment le cas de François Fillon à qui les attaques répétées contre le patron de l’opposition ont valu d’être qualifié de « pire des traîtres ». Car le noyau dur de l’UMP reste farouchement sarkozyste. Et il ne supporte pas qu’on s’en prenne à son champion. L’ancien premier ministre l’a bien compris, lui qui a cessé de critiquer ouvertement Nicolas Sarkozy, tout en continuant à croiser les doigts pour que les affaires empêchent ce dernier de franchir à nouveau le seuil de l’Élysée en 2017. Alain Juppé, qui avait lui-même été condamné en 2004 dans l’affaire des emplois fictifs de la ville de Paris, sait que les ennuis judiciaires signent rarement la « mort politique » des élus incriminés. Il préfère donc ne même pas y penser.

Pourtant, le nombre de procédures dans lesquelles apparaît le nom de Sarkozy est tel, que la tentation de les utiliser supplante parfois le bon sens politique. C’est ce qui ressort de l’histoire du déjeuner que Fillon avait partagé avec Jean-Pierre Jouyet en juin 2014, et durant lequel il aurait demandé au secrétaire général de l’Élysée d’accélérer les enquêtes visant l’ex-chef de l’État. Après les révélations du Monde, s'ensuivirent moult démentis, plusieurs plaintes pour “diffamation” et la publication, par Mediapart, du verbatim de la conversation balbutiante entre Jouyet et les deux journalistes à l’origine de l’affaire. En attendant le procès qui se tiendra le 28 mai, l’histoire s’est quelque peu tarie et n'a eu pour seul effet que d'offrir au patron de l'UMP une nouvelle occasion de ressortir la bonne vieille antienne du complot.

C’est un des arguments préférés des sarkozystes quand ils n'ont plus grand-chose à dire. Si les affaires se multiplient autour de leur héros, ce n’est pas parce qu’il a quelque chose à se reprocher, bien sûr que non, c’est simplement parce que tout le monde veut sa peau : les politiques, de gauche comme de droite, les journalistes, mais aussi les juges. Les attaques répétées contre la magistrature sont devenues monnaie courante à l’UMP, comme dans l’intelligentsia de droite.

En témoignent les sorties récurrentes d’Henri Guaino sur le sujet. Après la mise en examen de son « ami » dans l'affaire Bettencourt, l’ex-conseiller spécial de Nicolas Sarkozy s’en était pris directement au juge Gentil, estimant qu’il avait « déshonoré la justice » et « sali la France en direct et devant le monde entier ». Des propos qui lui avaient valu d’être poursuivi pour “outrage à magistrat” et “discrédit jeté sur une décision de justice”, avant d’être finalement relaxé.

En février dernier, lorsque nous l'interrogions sur l’imminence d’une nouvelle convocation de l’ex-chef de l’État devant les juges dans l'affaire des pénalités, Guaino pestait encore. « Les juges se permettent n’importe quoi », s'est-il agacé face à Mediapart, en dénonçant « les dérives de l’institution judiciaire », mais aussi celles des journalistes qui « sortent des affaires tous les jours sans faire de distinction » quant à la nature de leur importance. « Quand on pourrit tout, il ne faut pas s’étonner que tout soit pourri », a-t-il fini par trancher. Il aura suffi que le Syndicat de la magistrature (SM) épingle un portrait de l'ancien président sur son “mur des cons” pour parfaire la démonstration de cet avocat bénévole.

Nicolas Sarkozy n'est pas le dernier à jouer les martyrs, façon Berlusconi. Le 2 juillet 2014, au lendemain de sa garde à vue dans le cadre de l’affaire “Paul Bismuth”, l’ex-chef de l’État en personne s’offrait une tribune sur TF1 et Europe 1 pour expliquer combien il s’était senti « humilié » par les « deux dames » qui l’avaient convoqué en pleine nuit pour lui notifier sa mise en examen. « Monsieur Cahuzac, le ministre du budget de monsieur Hollande, qui était en charge de la lutte contre la fraude fiscale et à qui on a découvert un compte en Suisse, n’a pas fait une seconde de garde à vue », avait-il plaidé, usant d’une autre rhétorique chère à cette droite qui ne manque jamais de pointer les problèmes du camp adverse lorsqu’on la place devant ses propres turpitudes.

Nicolas Sarkozy lors de son intervention sur TF1 et Europe 1, le 2 juillet 2014.Nicolas Sarkozy lors de son intervention sur TF1 et Europe 1, le 2 juillet 2014. © Reuters

Quelques mois plus tard, en pleine campagne pour la présidence de l’UMP, l'ancien président profitait encore d’un meeting à Vélizy-Villacoublay (Yvelines) pour ironiser sur les procédures judiciaires qui le visent. « Vous savez, j'ai consacré 35 ans de ma vie à la politique, j'ai été maire de Neuilly, président du conseil général, et je me dis quand même “la politique c'est quand même autre chose que ça, cela ne peut pas être que la boue tout le temps”, se plaignait-il au sujet de l’affaire Bettencourt. En pleine campagne présidentielle, voilà qu'on explique à tous les Français que j'aurais abusé d'une vieille dame. 22 heures d'interrogatoires et de confrontations, 4 perquisitions, je suis successivement sur les mêmes faits témoin assisté, mis en examen et non-lieu, en sept mois. Y a peut-être eu une erreur à un moment ? »

Il y a une erreur, en effet. Elle est principalement due à la lecture pour le moins partielle que font les sarkozystes de la décision prise par les juges d’instruction dans cette affaire. Le délit de “financement illégal de campagne électoral” étant prescrit, l’ex-chef de l’État avait été poursuivi pour “abus de faiblesse”. Les juges lui ont certes accordé un non-lieu pour insuffisance de charges, mais ils ont également signé des conclusions au vitriol. « Le comportement incriminé de Nicolas Sarkozy, à savoir sa demande d’un soutien financier occulte, nécessairement en espèces, formulée à Liliane Bettencourt, personne âgée et vulnérable, alors qu’il exerce les fonctions de ministre de l’intérieur, et qu’il est candidat déclaré à l’élection présidentielle, est un comportement manifestement abusif », ont-ils notamment écrit dans leur ordonnance.

Vérité de faits ou non, le matraquage des éléments de langage étant ce qu’il est, l’opinion publique n’aura retenu qu’une chose : dans l’affaire Bettencourt, Nicolas Sarkozy a été innocenté. Mieux encore, son ex-trésorier pour la campagne présidentielle 2007, Éric Woerth, jugé en février dernier à Bordeaux pour “recel” dans le cadre de la même affaire, semble bien parti pour être relaxé. Le travail de sape collectif entrepris depuis des mois pour affaiblir le témoignage de l’ancienne comptable Claire Thibout aura porté ses fruits. Le volet politique de l’affaire s’est réduit comme peau de chagrin, jusqu’à finir par disparaître comme par enchantement, offrant un boulevard aux sarkozystes qui ont pu une nouvelle fois s’engouffrer dans la brèche légendaire des affaires qui font pschitt.

À peine Nicolas Sarkozy est-il ressorti, ce mercredi 1er avril, du tribunal de grande instance de Paris avec le statut de “témoin assisté”, que la machine à dégonfler les affaires s'est remise en marche sur les réseaux sociaux. En fanfaronnant parce que leur champion a – pour l'heure – échappé à une deuxième mise en examen, ses défenseurs se sont évidemment bien gardés de rappeler que ce statut signifie qu’il existe « des indices rendant vraisemblable » que l’ex-chef de l’État ait commis une infraction, mais pas d’« indices graves ou concordants ».

Brandir la carte du complot ou celle des affaires sans fondement fait toujours mouche auprès des militants UMP qui continuent de soutenir aveuglément l'ancien président. On pourrait imaginer que les choses se compliquent, une fois dépassé le cercle des quelque 200 000 adhérents du parti de la rue de Vaugirard. Mais c’est compter sans une autre vérité jusqu’alors peu démentie : les ennuis judiciaires que connaissent les politiques influencent rarement leurs électeurs.

Patrick Balkany, autre grand « ami » de Nicolas Sarkozy, en est la preuve vivante. Condamné à plusieurs reprises au cours des vingt dernières années, de nouveau mis en examen en février pour “blanchiment de fraude fiscale”, “corruption” et “blanchiment de corruption”, le député et maire UMP de Levallois-Perret (Hauts-de-Seine) a été reconduit pour un cinquième mandat en mars 2014, et ce, dès le premier tour.

On le sait, la politique, la communication, l’information et la justice progressent à des rythmes différents. Ce mélange des calendriers brouille le message et permet à Nicolas Sarkozy de s’en sortir en tordant les faits et le temps à son avantage. D'autant qu'aux effets de manches réalisés devant les caméras, s'ajoute une offensive plus discrète, organisée par ses avocats sur le terrain judiciaire. Le patron de l’opposition peut plaisanter, jouer les martyrs et feindre le détachement, les efforts qu’il multiplie pour faire place nette d’ici 2017 en disent long sur l'importance qu'il accorde aux affaires.

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Pénalités de campagne : les juges placent Sarkozy sous le statut de « témoin assisté »

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Pour cette fois, il a évité la mise en examen. À l’issue de son interrogatoire dans l’affaire dite « des pénalités », Nicolas Sarkozy est ressorti du tribunal de grande instance de Paris avec le statut de « témoin assisté », mercredi 1er avril. À ce stade, les juges chargés d’instruire sur des soupçons d’« abus de confiance », de « complicité » et de « recel », estiment qu’il existe « des indices rendant vraisemblable » que l’ancien chef d’État ait commis une infraction, mais pas d’« indices graves ou concordants ».

À leurs yeux, la démonstration n’est pas faite – ou pas encore – que Nicolas Sarkozy a enfreint le code pénal quand il a fait régler par l’UMP les sanctions financières que le conseil constitutionnel lui avait infligées, après le rejet de son compte de campagne frelaté à l’été 2013.

Nicolas Sarkozy et François FillonNicolas Sarkozy et François Fillon © Reuters

La loi électorale est pourtant intraitable : en cas d’explosion du plafond de dépenses légales, « le candidat est tenu de verser au Trésor public » un montant équivalent au dépassement. La sanction vise bien « le candidat » en personne.

À l’époque, c’est tout de même une somme de 516 000 euros que le parti, gravement endetté, avait gracieusement adressée au Trésor public (dans la foulée d'un « Sarkothon » lancé pour compenser le non-remboursement par l’État de 10,5 millions d’euros de frais de campagne).

Jusqu’à mercredi, la mise en examen de Nicolas Sarkozy pour « recel d’abus de confiance » semblait d’autant plus logique sur le papier, voire inévitable, que les juges avaient d’ores et déjà mis en examen l’ex-trésorière de l’UMP, Catherine Vautrin, pour « abus de confiance », lui reprochant d’avoir signé les chèques en lieu et place de Nicolas Sarkozy. Jean-François Copé avait d’ailleurs subi le même sort en décembre, en tant qu’ancien patron du parti.

Comment comprendre que les indices réunis à l’encontre du potentiel bénéficiaire d’un délit (le receleur) puissent être moins « graves » et moins « concordants » que les indices compromettant ses probables auteurs ? Le secret de l’instruction empêche de répondre à cette question pour l’instant, mais les juges ont pu tenir compte, dans leur raisonnement, du degré de conscience que Vautrin d’un côté, Sarkozy de l’autre, avaient d’enfreindre la loi au moment des faits.

En cas d’éléments nouveaux, les trois magistrats chargés de l’instruction, Renaud Van Ruymbeke, Serge Tournaire et René Grouman, pourront toutefois revoir le statut de Nicolas Sarkozy « à la hausse » – y compris par simple courrier, sans forcément le re-convoquer.

Au-delà de l’approche strictement pénale, il n’est pas impossible, par ailleurs, que les juges aient interrogé mercredi Nicolas Sarkozy sur ses déclarations fiscales. Comme Mediapart l’a déjà raconté, une question simple peut en effet se poser : si l’UMP a réglé 516 000 euros à la place de son ex-candidat en octobre 2013, celui-ci a-t-il signalé l’opération au fisc et déclaré cette faveur en tant que « donation » ? S’est-il acquitté de « droits de mutation » ? Le devait-il ?

D’après nos informations, l’un des avocats de l’UMP, Me Philippe Blanchetier, avait à l’époque estimé que Nicolas Sarkozy pouvait très bien s’en passer, dans une note confidentielle à la fois consacrée au règlement des pénalités et aux « incidences fiscales » pour le principal intéressé.

Pour tenter de clore toute polémique, l’ex-chef de l’État a en tout cas pris soin, en décembre dernier, de rembourser ces 516 000 euros à l’UMP. Si elle a mis fin au préjudice financier, cette « réparation » tardive n’a toutefois pas éteint les poursuites engagées par le parquet de Paris.

Ce « solde de tout compte » n’a d’ailleurs pas été une mince affaire à gérer pour le nouveau trésorier de l’UMP, le sarkozyste Daniel Fasquelle, qui s’est demandé s’il pouvait l’encaisser en toute légalité. D’après nos informations, il aurait sollicité l’expertise d’un professeur de droit de ses amis, en même temps qu’il réclamait à Nicolas Sarkozy un courrier précisant la nature exacte de ce « remboursement » – on n’est jamais trop prudent. Une personne physique, faut-il le rappeler, n’a pas le droit de donner plus de 7 500 euros par an à un parti politique… Une véritable quadrature du cercle juridique !

Bien d’autres questions, d’ordre non pénal, restent en suspens dans cette affaire, qu’il s’agisse du rôle joué par François Fillon pour encourager la « judiciarisation » du dossier, ou bien de l’attitude ambiguë des ex-commissaires aux comptes de l’UMP.

Reconstituée par les juges, la chronologie des événements montre bien que l’entourage de François Fillon, propulsé co-président du parti en juin 2014 à la faveur de l’affaire Bygmalion (alors que Jean-François Copé explosait en plein vol), a saisi à la fois la potentielle gravité des faits et l’avantage politique qu’il pouvait en tirer.

Ainsi Catherine Vautrin, interrogée par les juges, a-t-elle confié en décembre dernier : « J’ai la très désagréable impression d’être au milieu d’un règlement de comptes politique » (comme l’a rapporté Le Monde). À l’en croire, quand elle a signé les fameux chèques à l’ordre du Trésor public en octobre 2013, l’ancienne trésorière disposait de la fameuse note de Me Blanchetier évacuant tout risque d’« abus de confiance », sorte de « blanc-seing juridique » (l’avocat se retrouve « témoin assisté » dans la procédure, suspecté d’avoir produit une « note de pure complaisance »).

Ce n'est qu'en juin 2014 que l’affaire a pris corps (le 20 précisément), lors d’une réunion des représentants de la nouvelle direction (Fillon, Raffarin, Juppé). La question a alors été remise sur la table : l’UMP n’est-elle pas allée trop vite en besogne ?

Quatre jours plus tard, François Fillon déjeunait à proximité de l’Élysée avec le secrétaire général de François Hollande, Jean-Pierre Jouyet. À en croire ce dernier (enregistré par deux journalistes du Monde), le député de la Sarthe aurait agité ce dossier embarrassant pour Nicolas Sarkozy et suggéré à son interlocuteur de « taper vite » – des propos vigoureusement contestés par François Fillon. Bien entendu, Jean-Pierre Jouyet assure n’en avoir rien fait.

Le lendemain, en tout cas, un avocat proche de l’ancien premier ministre, Me François Sureau, fournissait à la nouvelle direction du parti, en un temps record, une analyse diamétralement opposée à celle de Me Blanchetier, qui se concluait en ces termes : « [Il existe] des indices graves et concordants qu’un abus de confiance a été commis. »

Le 28 mars, les commissaires aux comptes du parti, qui ont l’obligation de signaler toute infraction repérée au fil de leur mission, écrivaient au procureur de Paris pour révéler de possibles « faits délictueux ». Un réveil bien tardif. Le même jour, les mêmes ont certifié les comptes 2013 de l’UMP, déposés dans la foulée à la Commission nationale des financements politiques, sans émettre la moindre réserve.

À l’issue de leur instruction, les juges devront dire si ces experts ont agi conformément à leurs obligations déontologiques et légales, ou navigué au gré de pressions politiques. A minima, cette affaire des « pénalités » aura permis de questionner le sérieux ou la complaisance avec lesquels cette profession, seule en charge du contrôle des comptes des partis en France, exécute sa mission.

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Santé : le «droit à l'oubli» oublie la plupart des malades

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En France, le Code pénal autorise une seule discrimination aux assureurs, celle sur l’état de santé. En clair, pour obtenir un prêt dans une banque, vous devez souscrire à une assurance, qui est censée prendre le relais du remboursement en cas de décès ou d’invalidité. Si l’on souffre d’une maladie au long cours ou que l’on a été malade dans sa vie, les assureurs considèrent que ce risque est multiplié et les surprimes s’accumulent. Devant les plaintes répétées des associations de patients, et notamment du lobbying très actif des malades du cancer, un nouveau protocole d’accord vient d’être signé dans le cadre de la convention AERAS (voir également sous l'onglet Prolonger).

Ce fameux « droit à l’oubli » figure également dans la loi sur la santé examinée ces jours-ci à l’Assemblée nationale. Constituant un « pas décisif » pour François Hollande, le dispositif est pourtant très restrictif, ce que dénoncent les associations de patients souffrant de maladies chroniques. Yvanie Caillé, directrice générale de Renaloo, très active sur les questions de démocratie sanitaire et membre du Collectif interassociatif sur la santé (CISS), fait partie des signataires d’une tribune adressée au président de la République. Elle dénonce un « simple effet d’annonce ».

Le droit à l’oubli, tel qu’il est défini par ce nouveau protocole, va concerner qui exactement ?

Le droit d’oubli est seulement pour les cas de cancers, et encore, de manière restrictive. On parle donc des personnes ayant eu un cancer avant l’âge de 15 ans, totalement guéries et qui ne suivent plus aucun traitement depuis cinq ans. Sont également concernées les personnes touchées par un cancer à l’âge adulte, mais guéries et dont le dernier traitement remonte à plus de 15 ans. Si vous avez eu un cancer du sein à 35 ans par exemple, ce qui est fréquent, vous êtes exclue du dispositif, à un âge où vous pourriez avoir besoin d’emprunter.

Tous les autres malades continueront à payer les mêmes surprimes sur leurs assurances et mutuelles ?

Oui, toutes les personnes souffrant d’un cancer, ainsi que tous les malades chroniques. Et quand on regarde les questionnaires des assurances, vous pouvez vite basculer du mauvais côté : une hospitalisation longue durée, une opération, et le mécanisme de surtaxation peut se déclencher. Les niveaux de surprimes sont d’ailleurs totalement aléatoires, selon les cas individuels ou les compagnies d’assurances.

Quelle est la justification de telles restrictions ?

C’est lié à des discussions qui datent du plan cancer III, et au fait que les assureurs sont réticents à s’engager sur des cancers où il y a des risques de récidive. Donc, finalement, on aboutit à une disposition qui ne concerne que des gens guéris, ce qui ne constitue pas une avancée majeure…

Il n’y a aucun texte pour contrebalancer cette discrimination attestée par le Code pénal ?

Non, il n’y a pour l’instant aucun texte, aucun contrôle sur la manière dont les malades peuvent conclure un contrat d’assurance. La convention AERAS oblige seulement les assureurs à répondre, dans un délai défini, aux malades. Mais aucune obligation à dire oui ou à se soumettre à des taux n'est définie.

A-t-on jamais tenté de s’y opposer ?

Lors de la loi Kouchner sur le droit des patients de 2002, un amendement prévoyait de revenir sur cette discrimination scandaleuse. Mais à la suite d’un intense lobbying des assureurs, il a été retiré. Mais ce qui nous embête le plus aujourd’hui, c’est que le droit à l’oubli entérine cet état de fait. Il serait normal de pouvoir se débarrasser de son « casier judiciaire » de malade (comme l’a déclaré Jacqueline Godet, présidente de la Ligue contre le cancer) quand on est guéri. Ce qui revient à dire que lorsque l’on est toujours malade, on est condamné à purger sa peine. Mais la maladie, c’est une perte de chance terrible que la société devrait au contraire se faire un devoir de compenser.

L’UFC-Que Choisir, qui a eu accès à un certain nombre de données de l’AERAS, parle de 60 % de marges pour les assureurs dans le domaine des « risques médicaux aggravés ». C’est lucratif d’assurer les malades ?

C’est un domaine où les assurances font énormément de bénéfices. Non seulement c’est largement surtaxé, mais en plus, il y a très peu de versements d’indemnités pour les personnes malades, car les assureurs multiplient les exclusions de garanties. Un insuffisant rénal, qui va devoir s’arrêter de travailler pendant plusieurs mois car il rentre en dialyse, peut ne plus pouvoir rembourser son prêt pendant un certain temps. Eh bien, il pourrait ne pas être indemnisé à cause de ces exclusions de garanties ! Alors même qu’il a payé une assurance hors de prix. 

Quels sont concrètement les impacts sur les malades ?

Lors des États généraux du rein par exemple, c’est l’une des plaintes qui est revenue le plus souvent. Et ça ne se pose pas seulement lors de l’achat d’un bien immobilier, mais également lorsqu’on veut faire un emprunt pour lancer son entreprise ou négocier un contrat de prévoyance. Pour certains patients, le coût de l’assurance maladie équivaut au montant des mensualités de leur emprunt. Certains se voient même opposer des refus. Les gens se retrouvent donc avec une protection très faible ou hors de prix. C’est un vrai défaut de solidarité.

Pour échapper à ces contrats trop chers, la solution passe par la fausse déclaration ?

Oui, et de nombreux malades y ont recours, par nécessité. Ce qui les met dans une position risquée. Certains, plus fortunés, peuvent apporter des garanties alternatives mais même là, ce n’est pas normal.

Les contrôles sont-ils fréquents ?

Tant qu’il n’y a pas de demandes d’indemnisation, non, les assureurs laissent couler. Mais la plupart des malades ne font pas de demandes même en dehors de leur maladie, de peur de se faire coincer. Par exemple, si je me casse une jambe et que je dois m’arrêter longtemps, je ne vais pas demander à cesser temporairement les mensualités pour mon prêt, car je vais avoir peur qu’ils aillent fouiller dans mon dossier médical. Quand on fait ce choix de la fausse déclaration, on est en réalité assuré de rien.

Avez-vous des propositions pour un droit à l’oubli alternatif ?

Nous voudrions, en premier lieu, adapter le montant des surprimes à la réalité des risques médicaux.

Ce qui veut dire que vous validez le fait que plus on est malade, plus on paie cher ?

Si la discrimination disparaissait, ce serait fabuleux, mais ce n’est pas très réaliste, vu la pression des assureurs. Donc, a minima, on voudrait que cette surtaxation folle des malades cesse et que les offres soient adaptées à la réalité médicale des risques. Nous souhaitons aussi qu’un certain montant des indemnisations non distribuées serve à la constitution d’un fonds qui permette de mutualiser les surprimes.

Les assureurs sont-ils selon vous capables d’avancer sur ces questions ?

Sur les pathologies rénales, certains nous ont dit que s’ils avaient accès aux chiffres de l’agence de la biomédecine concernant la morbidité, ils pourraient affiner les montants des surprimes. Il y a d’ailleurs un article dans le protocole actuel du droit à l’oubli sur l’accès à ces grilles de données. Mais ça ne va pas être une solution pour tout le monde, loin de là, car on reste dans le cadre de personnes stabilisées ou guéries. Sur le plan législatif, un député a déposé un amendement à la loi santé pour élargir le droit à l’oubli à tous les malades chroniques, guéris ou pas, dans le cadre de l'examen de la loi santé.

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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Crimée et finances du FN: les textos secrets du Kremlin

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La présidente du Front national est mentionnée à plusieurs reprises dans les textos d'un responsable du Kremlin révélés mardi. Rendus publics par un groupe de hackers russes, ces messages datés de mars 2014 évoquent des contacts entre les Russes et le Front national pour obtenir une prise de position officielle du parti d'extrême droite en faveur du rattachement de la Crimée à la Russie. Ils font aussi état de discussions financières.

Le 17 mars, Marine Le Pen prend effectivement position sur le sujet et son conseiller international se rend en Crimée en qualité d'« observateur ». Selon les documents hackés, les Russes ne cachent pas leur satisfaction et envisagent comment « d'une manière ou d'une autre remercier les Français ». Dans les mois qui suivent, Jean-Marie Le Pen et Marine Le Pen obtiennent tous deux des prêts russes pour leur financement politique à hauteur de 11 millions d'euros. 

En février, les « Anonymous International » ont annoncé sur leur site Shaltaï Baltai avoir lancé une attaque contre Timur Prokopenko, chef-adjoint du département de politique intérieur au Kremlin. Ce jeune homme, ancien du mouvement pro-poutinien « Molodoya Gvardia » (la branche junior de Edinaïa Rossia, le parti de Vladimir Poutine), était de l’automne 2012 à décembre 2014 en charge des médias et d’Internet, travaillant sous les ordres de Viatcheslav Volodine, chef-adjoint de l'administration présidentielle russe. Son portable et sa boîte e-mail ont été hackés, et une partie de leur contenu publié. Les fuites portent sur la période 2011-2014.

Le 5 février 2015, sous le titre « Trois ans de la vie au sein d’un département politique de l’administration présidentielle : provocations, articles commandités, contrôle sur les médias et autres », 9 500 courriels ont été rendus publics, sans que le principal intéressé, Timur Prokopenko, ne réagisse ni ne démente. Lancé en décembre 2013, le site Shaltaï Baltaï est à l'origine de nombreuses révélations. Si le groupe de hackers fait parfois payer ses services, instrumentalisé par les uns et les autres, le sérieux des documents et photos publiés n'a jamais été mis en cause.  

Timur ProkopenkoTimur Prokopenko © DR

Dans les courriels de M. Prokopenko, on découvre la manière dont le Kremlin met toutes ses forces pour reprendre le contrôle d’Internet et des réseaux sociaux. Comment les activités du blogueur Alexeï Navalny, devenu l'une des principales figures de l'opposition en Russie, sont en particulier suivies pas à pas. Comment la pression est mise pour discréditer tel ou tel site d’opposition, bloquer certains accès, s’acheter la connivence de certains journalistes. Prenant très au sérieux ces révélations, le journal en ligne Meduza en a fait un long un résumé. 

Le 31 mars, Shaltaï Boltaï a publié une seconde salve de fuites. Il s’agit cette fois-ci de 40 000 SMS échangés, toujours entre 2011 et 2014. C'est là que l'on trouve les passages concernant Marine Le Pen. L’authenticité des textos ne semble pas mise en doute. L’un des interlocuteurs de Timur Prokopenko, le directeur du journal et de la télévision RBK Nikolaï Molibog, a déjà confirmé sur sa page Facebook que ces échanges avaient bien eu lieu. Plusieurs médias ont repris cette information, se demandant qui serait le prochain visé par les KremlinLeaks. 

Dans la masse de e-mails piratés, le Front national, son soutien à la Russie sont mentionnés à 66 reprises, mais ce sont surtout trois échanges de textos qui intriguent (lire notre traduction sous l'onglet "Prolonger"). Ils ont été écrits en mars 2014, alors que le référendum pour le rattachement de la Crimée à la Russie se préparait activement (il s'est tenu le 16 mars). L'interlocuteur de Timur Prokopenko est un certain « Kostia ». Selon les « Anonymous International », il s’agit de Konstantin Rykov, l'un des plus actifs blogueurs, utilisateur de twitter et concepteur de sites Internet pro-Poutine. Il a été député de la Douma d'État pour le parti Edinaïa Rossia de 2007 à 2012. 

  • Premier échange

Le 10 mars 2014, Timur Prokopenko écrit à « Kostia ». Il lui demande s’il peut faire venir Marine Le Pen en Crimée, « comme observatrice » du référendum qui doit se tenir six jours plus tard. « On en a extrêmement besoin. J'ai dit à mon chef que tu étais en contact avec elle ???? », lui écrit Prokopenko. « Oui j'essaye de savoir demain », répond « Kostia ».

  • Deuxième échange

Le lendemain, Prokopenko relance « Kostia », qui revient avec de bonnes nouvelles :
- 15h17: Kostia, réponds.
- 15h20: À propos de Marine. C'est la campagne électorale pour les municipales. Elle est en tournée. Aujourd'hui ou demain, le Front national prendra officiellement position sur la Crimée. On saura alors si elle est prête (ce qui est peu probable) à venir en Crimée ou si l'un de ses adjoints viendra.. J'aurai des détails ce soir..
- 15h22: Oh ! c'est super. On peut les convaincre..
- 15h22: À propos des financements non.
- 15h23: Merci beaucoup, le ministère des affaires étrangères va encore discuter avec elle.
- 15h23: Elle a parlé à Philippo (Florian Philippot, vice-président du FN - ndlr). Il réfléchit )))
- 15h23: Quelqu'un du fonds t'a contacté sur les financements ?
- 15h24: Oui le vice-ministre des affaires étrangères lui téléphonera.
- 15h25: Nous avons aussi le soutien des Danois, mais je ne peux pas m'expliquer avec eux. Je ne parle pas leur langue ;(

  • Troisième échange

Le 17 mars, nouvel échange de textos entre les deux hommes :
- 15h49: Marine Le Pen a officiellement reconnu les résultats du référendum en Crimée !
- 15h51: Elle n'a pas trahi nos attentes ;)
- 15h57: Il faudra d'une manière ou d'une autre remercier les Français.. C'est important.
- 16h09: Oui, super !

Ce 17 mars, Marine Le Pen, en déplacement à Saint-Gilles (Gard) pour les municipales, s’exprime en effet sur la Crimée lors d’une conférence de presse. « À mon sens, les résultats du référendum sont sans contestation possible », déclare-t-elle, en ajoutant que la Crimée ne faisait partie de l'Ukraine que depuis 60 ans. La présidente du FN demande à l’Union européenne « de ne pas rester dans l’incohérence » vis-à-vis de cette région. Sa déclaration est reprise sur plusieurs sites et réseaux sociaux frontistes (notamment le compte Facebook de Marion Maréchal-Le Pen), mais aussi des sites de propagande russes à l’étranger.

Marion Maréchal-Le Pen relaye sur son compte Facebook la déclaration de Marine Le Pen sur la Crimée, le 18 mars 2014.Marion Maréchal-Le Pen relaye sur son compte Facebook la déclaration de Marine Le Pen sur la Crimée, le 18 mars 2014.

La veille, son conseiller international Aymeric Chauprade, pilier des réseaux russes du FN, était en Crimée comme « observateur » du référendum, à l’invitation d’une organisation pro-russe. Il livre un « témoignage » abondamment relayé sur les sites frontistes et pro-russes, et « loin de la propagande médiatique des médias de l’Ouest », dit-il. À quel titre s’est-il rendu en Crimée ? Le 13 mars, son porte-parole avait fait savoir qu’il irait « en tant que géopolitologue », mais aussi « en tant que conseiller spécial de Marine Le Pen », car le Front national « a été invité de son côté ».

Mais la présidente du FN avait démenti dans la foulée à l'AFP : « Le FN officiellement n’envoie pas d’observateur. » Selon le journal d’extrême droite Minute, Florian Philippot aurait « bombardé d’appels » Marine Le Pen « pour lui faire part de ses craintes et de l’aspect négatif de ce voyage », et l'aurait convaincue de n'envoyer personne officiellement.

Le 12 avril, Marine Le Pen se rend en revanche elle-même à Moscou, en visite privée, pour y revoir le président de la Douma Sergueï Narychkine, un très proche de Poutine qu'elle avait déjà rencontré en juin 2013. Quelques jours plus tard, un premier financement russe arrive. Comme l'a révélé Mediapart, l'association de financement Cotelec, présidée par Jean-Marie Le Pen, reçoit le 18 avril deux millions d’euros d’une société chypriote alimentée par des fonds russes. C'est Aymeric Chauprade, l'observateur frontiste en Crimée, qui sert d'intermédiaire pour ce premier prêt, signé par Jean-Marie Le Pen le 4 avril. Cet argent a permis à Cotelec d'avancer des fonds aux candidats aux européennes.

En septembre 2014, c'est au tour de la présidente du FN de décrocher un prêt de 9 millions d’euros de la First Czech Russian Bank (FCRB), une banque basée à Moscou. Grâce à un autre intermédiaire cette fois-ci : l'eurodéputé frontiste Jean-Luc Schaffhauser.

Marine Le Pen, Louis Aliot et Thierry Légier reçus par Sergueï Narychkine, un proche de Vladimir Poutine, le 19 juin 2013.Marine Le Pen, Louis Aliot et Thierry Légier reçus par Sergueï Narychkine, un proche de Vladimir Poutine, le 19 juin 2013. © dr

Y a-t-il eu des contreparties politiques à ces prêts russes ? Quel est ce "remerciement" à adresser « aux Français », évoqué dans les textos à propos du référendum en Crimée ? Sollicitée via son cabinet et le directeur du service de presse du FN, Marine Le Pen n'a pas donné suite. Joint par Mediapart, le trésorier du FN Wallerand de Saint-Just, qui avait signé le prêt de 9 millions d'euros, explique qu'il n'est « pas du tout au courant de ce qui s'est passé en amont [de la signature] ». « Je ne sais pas qui est M. Prokopenko. Je n'ai rien à voir avec les positions internationales de Marine Le Pen. Je n'ai vu que les techniciens de la banque. On m'a dit : "Tu vas voir ces techniciens, tu signes". »

De son côté, l'intermédiaire Jean-Luc Schaffhauser affirme à Mediapart qu'« il n'y a pas eu d'interventions politiques ». S'il connaît Timur Prokopenko « parce qu'on m'a fait une fiche sur lui », il assure qu'en mars 2014, « on n'était pas en négociations » avec les Russes, « enfin pas moi en tout cas », précise-t-il. « Les négociations ont commencé en avril, après l'échec avec une banque d'Abou Dhabi (Émirats arabes unis - ndlr), qui devait nous prêter de l'argent. »

L'eurodéputé raconte par ailleurs avoir lui-même renoncé à se rendre en Crimée lors du référendum : « On m'avait invité aussi, Marine m'a dit : "Tu n'y vas pas". Elle ne sentait pas le truc, elle m'a dit : "Imagine qu'il y ait un bain de sang". J'ai obéi aux ordres. Aymeric [Chauprade] y est allé, à titre personnel. » Alors comment expliquer les échanges de textos des Russes ? « Je pense que c'est Aymeric qui s'est engagé », répond M. Schaffhauser. Sollicité, Aymeric Chauprade n'a pas donné suite.

Le site de Konstantin Rykov, grand fan de Marine Le Pen.Le site de Konstantin Rykov, grand fan de Marine Le Pen.

Konstantin Rykov est-il en contact direct avec Marine Le Pen comme il le laisse entendre dans les textos piratés ? Il ne cache en tout cas pas son admiration pour la présidente du FN, élevée au rang d'icône sur son site. Le grand manitou des réseaux sociaux pro-poutiniens suit les moindres faits et gestes de la présidente du Front national. 

Celui qui se présente comme l'un des plus grands patriotes de la blogosphère russe a des liens étroits avec la France. En août 2014, Alexei Navalny a révélé que Rykov était propriétaire, avec ses parents, d'une luxueuse villa à Mougins près de Cannes, acquise pour 2 millions d'euros en décembre 2013. Certains documents relatifs à cette transaction ont été publiés (voir ici l'acte de constitution de la SCI). On y découvre que le Russe paie ses impôts en France, enregistré comme « résident au sens de la réglementation fiscale ». Pour obtenir ce statut, certaines conditions sont nécessaires : soit résider la plupart du temps en France, soit y exercer son activité, soit faire du pays son centre d'intérêt économique (investissements, business, etc.).

Nos demandes concernant Konstantin Rykov sont restées sans réponse. 

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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Favoritisme sur des marchés immobiliers : le maire de Tarbes est mis en examen

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Le maire UMP de Tarbes, Gérard Trémège, a été mis en examen, jeudi 2 avril, pour « prise illégale d'intérêt, favoritisme et trafic d'influence passif » lors de ventes de terrains et biens immobiliers municipaux.

S'il « conteste tout », le conseiller régional de Midi-Pyrénées « reconnaît des erreurs possibles dans la passation de marchés publics », selon son avocat,  Me Didier Seban. Sa compagne, qui a racheté un bien de la ville à vil prix, a également été mise en examen pour « recel de prise illégale d'intérêt ».

Mediapart a révélé les dessous de cette affaire en février dernier dans un article intitulé : « L’immobilier très familial du maire de Tarbes ». Nous le republions ci-dessous.

___________________

C’est une « jolie maison » située au centre-ville de Tarbes, dotée de « très belles prestations » sur « 200 m2 habitables ». En 2012, quand la compagne du maire l’a revendue à plus de 400 000 euros, quelques années après l’avoir achetée à la ville pour une bouchée de pain, la petite annonce stipulait : « Curieux s’abstenir. » La justice est passée outre.

Dans le cadre d’une information judiciaire ouverte sur des soupçons de « prise illégale d’intérêts et recel », une juge d’instruction de Pau décortique depuis septembre 2013 cette drôle d’affaire immobilière, en même temps qu’elle épluche une série d’opérations signées ces dernières années par le maire de Tarbes, l’ancien député Gérard Trémège. En cause : des ventes de parcelles municipales qui auraient profité à plusieurs de ses proches.

Gérard Trémège, le maire de Tarbes, lors des municipales de 2008, avec François FillonGérard Trémège, le maire de Tarbes, lors des municipales de 2008, avec François Fillon © DR

Egalement conseil régional de Midi-Pyrénées, Gérard Trémège dénonce depuis le début une « machination politique » ourdie par ses adversaires socialistes, notamment l’ancien ministre Jean Glavany. 

Mais les gendarmes s’interrogent sur une ribambelle de cessions de parcelles opérées par la ville depuis le milieu des années 2000, notamment celles vendues aux sociétés d’Isabelle Bonis (la compagne de Gérard Trémège), de son fils, voire de son arrière-petit-cousin.   

La première opération remonte à mars 2005. Par une délibération en conseil municipal, Gérard Trémège fait voter la vente d’une vieille bâtisse, propriété de la ville, à une SCI (société civile immobilière) baptisée L’Amandier, pour 15 000 euros seulement, soit deux fois moins que la valeur arrêtée par le service des Domaines. L’opposition regrette qu’on « brade ce bien municipal » mais ne tique pas sur le bénéficiaire. Et pour cause : le texte soumis au vote ce jour-là précise simplement qu’il s’agit d’une SCI « en cours de constitution ».

En réalité, d’après des documents récupérés par les enquêteurs, cette SCI est déjà constituée et appartient à Isabelle Bonis, sa compagne depuis plus d'un an, à hauteur de 50 %. Le maire le sait parfaitement. Dix jours avant le conseil municipal, les actes de création de la société ont d’ailleurs été déposés au tribunal de commerce par la Sofec, la société d’expertise-comptable de Gérard Trémège. Huit mois plus tard, c’est encore lui qui signe l’acte de vente définitif, comme représentant de la collectivité.

Isabelle Bonis, architecte, se lance alors dans la rénovation du bâtiment, avec une simple « déclaration de travaux ». D’après une source proche du dossier, l’agent qui instruit son dossier à la mairie juge pourtant que l’ampleur des modifications prévues nécessite la délivrance d’un permis de construire en bonne et due forme. Bizarrement, le service urbanisme ne réclame rien de tel à la compagne du maire – lequel visite régulièrement les lieux.

Pour comprendre si une faveur a été accordée, les gendarmes ont placé le responsable du service urbanisme en garde à vue le 12 février dernier. D’autant que les plans fournis lors de sa « déclaration de travaux » par Isabelle Bonis, pour décrire son futur aménagement de façade, semblent bien éloignés de la réalité finale (voir les documents ci-dessous).

« Je n’ai pas su qu’un fonctionnaire de la ville estimait un permis de construire nécessaire, réagit Isabelle Bonis, sollicitée par Mediapart. En tant qu’architecte, je ne vois pas pourquoi, il n’y avait pas d’augmentation de la surface habitable... » D'autres critères existent, cependant.

Surtout, les enquêteurs se penchent sur les factures de l’entreprise sollicitée pour les travaux, Gallego, bien connue pour contracter avec la mairie. Ils soupçonnent que des ristournes aient pu être accordées à Isabelle Bonis, alors salariée de la Semi-Tarbes, la société d’économie mixte financée par la ville pour construire du logement social – la compagne du maire en a pris la direction depuis. « Tout ceci est d'ordre privé, nous déclare l'intéressée. J’apporterai mes réponses au juge ou aux gendarmes. » En 2012, Isabelle Bonis a en tout cas réalisé une sacrée plus-value en revendant sa maison aux alentours de 450 000 euros.

Au gré de leurs investigations, les gendarmes se sont par ailleurs arrêtés sur d'autres opérations étonnantes, dont la vente d’une parcelle située dans le quartier de l’Arsenal, actée en juin 2010 sur délibération du conseil municipal. « La SARL le Flamingo souhaite (…) y installer une station de lavage », est-il alors indiqué aux élus. Fixé à 44 400 euros, le prix n’est pas inférieur à l’estimation des Domaines. Mais là encore, l’identité des deux associés du Flamingo n’est pas précisée : il s’agit de Benjamin Trémège, « fils de », et de Laurent Teixeira, conseiller municipal. « Celui-ci s’est abstenu lors du vote ! » nous fait savoir Gérard Trémège, tout en refusant de répondre à nos « questions manifestement orientées, extrapolées ». « Je répondrai devant le juge, quand le moment sera venu », balaye-t-il.

En juin 2011, enfin, la ville cède l'un de ses bâtiments du quartier de l’Arsenal à une SCI baptisée L’Hostellerie, qui « envisage » d'y relocaliser son restaurant, d'après la délibération présentée aux élus. Le co-gérant ? Un certain Ludovic Trémège. Aucun restaurant n’a été installé depuis, mais le 17 février dernier, lors de l’ultime conseil municipal, cette zone d'activité commerciale aurait été requalifiée en zone immédiatement habitable, d'après des élus d'opposition. Bien plus profitable.

Par ailleurs, le premier édile de Tarbes, dirigeant jusqu’en janvier 2010 d’une grosse entreprise d’expertise-comptable (la Sofec), ancien président des chambres de commerce et d’industrie françaises, s’est vu signifier en 2012 un redressement fiscal d’ampleur, d’après nos informations. « Qu’est-ce que cela a à voir avec mes fonctions électives ? s’insurge Gérard Trémège, quand on l’interroge sur le sujet. C’est une affaire privée ! »

Mais pourquoi ses administrés devraient-ils l’ignorer ? Après avoir revendu ses actions de la Sofec début 2010 à un prix dépassant les 3,3 millions d’euros, l’entrepreneur a gonflé, dans sa déclaration au fisc, le prix auquel il avait acquis ses actions au départ, minorant ainsi sa plus-value. Et par là-même, le montant de ses contributions sociales. Le fisc ne l’a pas laissé passer. Le 17 juillet 2012, c’est donc un chèque de 446 607 euros (dont une pénalité d'environ 130 000 euros) que le maire de Tarbes a dû signer à l’ordre du Trésor public.

Dans un document consulté par Mediapart, l’administration fiscale a pointé « l’importance des droits fraudés en matière de contributions sociales » et jugé la déclaration de l’élu « délibérément minorée ». « En ses qualités d’expert-comptable et de commissaire aux comptes, M. Trémège ne pouvait ignorer (…) les règles applicables en la matière », soulignait l’agent chargé du dossier.

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Bartolone a biaisé la désignation du prochain PDG de La Chaîne parlementaire

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Le président de l’Assemblée nationale, le socialiste Claude Bartolone, a visiblement une curieuse conception de la liberté de la presse et du droit à l’information des citoyens. Lors de la revente des grands quotidiens régionaux du sud-est de la France, il en avait déjà apporté une première illustration, en multipliant secrètement des interventions en faveur de son encombrant ami, Bernard Tapie, qui a finalement mis la main sur La Provence. Et voici qu’il en apporte une nouvelle, à l’occasion de la procédure de nomination du nouveau PDG de La Chaîne parlementaire-Assemblée nationale (LCP-AN) : actuelle chef du service politique de France Info, Marie-Ève Malouines, qui a ses faveurs, est certaine de l’emporter, au terme d’une procédure qui a été gravement malmenée.

Avec un budget de 16,6 millions d’euros bloqué depuis trois ans et un peu moins de 80 salariés, LCP est certes une télévision publique de taille modeste, par comparaison avec les mastodontes du secteur. Comme son homologue Public Sénat, elle n’en a pas moins une mission démocratiquement importante, puisqu’elle a la charge de faire le lien entre les élus de la Nation et la Nation elle-même. Chaîne citoyenne dont le cahier des charges est de décrypter l’actualité politique et parlementaire, elle devrait donc être au-dessus de tout soupçon.

La procédure de nomination du PDG ne donne, certes, pas toutes les garanties qui devraient assurer l’indépendance d’une telle chaîne publique au service des citoyens et des élus. Car si, tous les trois ans, la délégation du bureau de l'Assemblée nationale chargée de la communication et de la presse lance un appel à candidatures qui dure un mois et demi, étudie tous les plans stratégiques déposés alors par les candidats, procède à des auditions publiques et dresse enfin une « short list » composée des deux meilleurs candidats, c’est au bout du compte le président de l’Assemblée nationale qui choisit entre les deux derniers candidats et propose son choix au bureau de l’Assemblée. C’est donc toujours un peu le fait du prince !

Mais enfin ! Cette fois, même ces maigres garanties ont été battues en brèche car Claude Bartolone a fait en sorte que Marie-Ève Malouines soit certaine de remporter la compétition, avant même que celle-ci ne s’engage.

C’est notre confrère de Challenges (son article est ici) qui a révélé le pot-aux-roses – nous avons obtenu confirmation de ses informations – en divulguant le fait que très peu de candidats se sont déclarés candidats au poste de PDG de LCP : « Première surprise : pour la première fois depuis la création de la chaîne en 1999, ces candidats ne sont que… deux, contre cinq à dix lors des éditions précédentes. Seuls se présentent le PDG actuel Gérard Leclerc, nommé en 2009 par le président de l’Assemblée nationale d’alors, l’UMP Bernard Accoyer, et Marie-Ève Malouines. » Et le magazine explique ensuite pourquoi : « Simplement, parce que personne n’a souhaité subir l’humiliation d’un échec dans une désignation jouée d’avance. Claude Bartolone répète en effet en privé depuis des semaines qu’il entend nommer une femme à la tête de La Chaîne parlementaire. » En somme, tout le monde a su que Marie-Ève Malouines serait proposée par le président de l’Assemblée nationale, et cela a asséché les candidatures.

La Société des journalistes (SDJ) de LCP s’en est émue. N’osant pas élever le ton de peur de représailles, elle n’en a pas moins fait comprendre par un communiqué prudent que la procédure avait déraillé. « La SDJ s'inquiète du déroulement de cette procédure, notamment du nombre de candidats : seulement deux, là où trois candidats avaient été auditionnés en 2012 (sans compter deux dossiers non retenus parmi le comité de sélection des candidatures), et quatre en 2009. Comment expliquer qu’il y ait si peu de candidatures ? Pour LCP-AN (…), la confrontation de plusieurs projets et idées nouvelles serait bienvenue pour lui permettre d’évoluer et de se développer encore. Une désignation plus collégiale du PDG de LCP-AN donnerait certainement lieu à une compétition plus ouverte. »

Par le biais de son délégué syndical (SNPCA/CFE-CGC), Fabien Jeanne, le personnel de la chaîne a adressé jeudi une lettre beaucoup plus vive au conseil d’administration de la chaîne : « Au moment où vont s'ouvrir les auditions des candidats à la présidence de LCP, le personnel représenté par son délégué syndical tient à vous faire part de ses inquiétudes concernant le déroulé de la procédure de nomination. Nous n'avons pas à prendre parti pour l'un ou l'autre des candidats et ne remettons pas en cause les compétences professionnelles des candidats. (…) Pour la première fois depuis l’existence de la chaîne il n’y a eu que deux dépôts de candidature, celui du président sortant et un autre. Pour la première fois, il semblerait que le président de l’Assemblée nationale veuille imposer son candidat. De plus un nom de "candidate" a circulé avec insistance dans les médias. Pour la première fois, le déroulé de cette procédure semble biaisé. Nous tenons à rappeler que derrière ces enjeux hautement politiques, il y a aussi 65 personnes, tous services confondus, dont il ne faut pas oublier le travail. Nous travaillons pour cette chaîne et tenons à en défendre les valeurs. Salariés et citoyens, nous souhaitons nous faire entendre et comprendre comment l'avenir de la chaîne de la République qui se doit d’être exemplaire et le nôtre vont être décidés. »

Et la lettre se termine par cette mise en garde : « Nous demandons au conseil d’Administration et à la Délégation du Bureau en charge de la communication de nous assurer que le choix qui sera bientôt fait, le soit seulement sur des critères de compétences télévisuelles et managériales. »

Dans l’entourage de Claude Bartolone, on conteste avoir voulu biaiser la procédure. On admet certes que le président de l’Assemblée a émis le souhait en privé qu’une femme soit présidente de LCP, mais on assure qu’il n’a jamais prononcé le nom de celle qui pourrait être l’heureuse élue. Et l’on veut voir, allez savoir pourquoi, de la misogynie dans tout le tohu-bohu que suscite cette affaire. De son côté, notre consœur Marie-Ève Malouines nous a fait ces observations : « Je respecte la procédure telle qu'elle a été rendue publique : d'abord un dossier écrit (CV, lettre de motivation et projet stratégique avec 4 volets). Je prépare maintenant l'audition qui aura lieu le 13 avril. Je n'ai pas du tout le sentiment d'avoir d'ores et déjà été choisie par Claude Bartolone. Je n'ai personnellement aucune information en ce sens. Tu sais comme moi que les rumeurs sur les supposés favoris sont toujours destinées à les discréditer par crainte de la confrontation de fond. Pour ma part, je considère la candidature de Gérard Leclerc comme très solide mais reposant sur d'autres orientations que moi. »

Quoi qu’il en soit, cette intervention du président de l’Assemblée nationale donne à la procédure une curieuse allure : le 13 avril prochain, la délégation du bureau de l'Assemblée nationale est supposée procéder à l’audition des candidats, mais la séance risque de prendre une tournure un peu surréaliste puisque les dés semblent dès à présent jetés. Et pour Gérard Leclerc, l’histoire risque d’être passablement amère. Malmené sous la droite du temps où il était à France 2, raillé pour cette même raison par Nicolas Sarkozy en ouverture d’une émission alors qu’il ne se savait pas encore sous l’observation des caméras (voir la vidéo ci-dessous), le voilà donc bousculé sous la gauche. Preuve sans doute qu’il n’y a pas d’alternance pour les mauvaises manières…

Cette liberté que prend Claude Bartolone avec l’indépendance de la presse n’est, en fait, pas une première. Dans un tout autre contexte, il a aussi lourdement pesé pour que le quotidien La Provence tombe effectivement entre les mains de son ami Bernard Tapie. Quand, à la fin de 2012, deux offres se sont opposées, d’un côté celle du groupe belge Rossel et de l’autre celle de Philippe Hersant allié à Bernard Tapie, pour prendre le contrôle des quotidiens du sud-est de la France issus du groupe Hersant Média, Claude Bartolone est en effet intervenu de manière très empressée auprès de François Hollande à l’Élysée pour que Bernard Tapie, avec lequel il est très lié depuis de longues années, obtienne gain de cause. Nous en avions obtenu confirmation à l’époque de très nombreuses sources.

Pourquoi Claude Bartolone a-t-il rendu ce service à son vieil ami ? Dans son entourage, on s’offusque de la question, et on refuse d’y répondre, au prétexte que le journaliste qui la pose prépare un article forcément malintentionné. Nous avons eu beau insister, dire que notre seul souci était de vérifier cette information, et qu’il suffisait que l’on nous dise que c’était faux pour que l’on en fasse état… peine perdue ! Dans l’entourage de Claude Bartolone, on n’a voulu nous apporter aucun commentaire à cette autre affaire. Ni même simplement démentir nos informations.

Il faut dire qu’un démenti serait périlleux car même Bernard Tapie – dont la discrétion n’est pas la première qualité – a un jour vendu la mèche, sans que quiconque ne le relève. C’était en novembre 2013, à l’occasion d’un long entretien vidéo avec Le Monde.

 

Interrogé sur l’opération de rachat des quotidiens, Bernard Tapie a en effet expliqué ce jour-là qu’il ne se serait jamais lancé dans cette aventure s’il y avait eu un veto à son encontre venant de l’Élysée. Il a donc dépêché son « facteur » – c’est le mot qu’il a employé – auprès de François Hollande pour savoir si ce dernier était opposé à son investissement. Réponse : « Mon facteur m’a répondu : il ne s’y intéressait pas. » Et c’est ainsi que Bernard Tapie, mis en examen pour escroquerie en bande organisée, est devenu le propriétaire de La Provence. Grâce à des aides multiples et occultes, dont celle de son petit « facteur »

Et le petit « facteur » de Bernard Tapie, on l'aura compris, c'est Claude Bartolone, son vieil ami, avec lequel il fête parfois son anniversaire.

D’une histoire à l’autre, il n’y a pas de relation. Sauf qu’à chaque fois, c’est Claude Bartolone qui en est l’acteur principal, et le droit à l’information la première victime…

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Au cabinet médical de Souppes-sur-Loing, « on refuse tous les jours des patients »

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Au bar “La République”, sur la place du même nom (qui, en réalité, est celle de l’église), il faut se méfier des apparences : « Vous tombez bien, j’ai quelque chose à dire. Mon médecin est parti à la retraite. Depuis, impossible d’en trouver un nouveau. On a fait tout l’annuaire, appelé tous les médecins à 20 kilomètres à la ronde. Tous sont surchargés. Les urgences de Nemours, c’est zéro, il faut attendre des heures. Pour nos deux enfants, on est obligés d’aller chez le pédiatre à Fontainebleau, à 45 minutes de route », se désole Céline Rigault.

Place de la République, Souppes-sur-Loing.Place de la République, Souppes-sur-Loing. © CCC / MP

À Souppes-sur-Loing, commune de 6 000 habitants de Seine-et-Marne (77), à la limite sud-est de l’Île-de-France, il n’y a plus que quatre médecins généralistes. Aux alentours, il y en a encore un autre, à mi-temps, puis plus rien, pour un bassin de 20 000 habitants. Quatre médecins sont partis à la retraite ces dernières années, aucun n’a été remplacé. Tous ont plus de 55 ans, et personne ne se souvient précisément à quand remonte la dernière installation. Souppes-sur-Loing n’est pas dans une situation exceptionnelle : « La moitié est du département, du nord au sud, est touchée par la désertification médicale, explique David Bresson, chargé de mission santé au conseil général. Même à Melun, la préfecture, les médecins ne prennent plus de nouveaux patients. Tout le monde est touché : trouver un médecin est devenu un sujet récurrent dans les couloirs du Département. Ici, le libre choix de son médecin est une illusion. »

Au cabinet des docteurs Bauwens et Braun, la secrétaire médicale, Anita Da Silva Campos, a la lourde tâche de « refuser des patients à longueur de journée, par dizaines. Ce n’est pas très agréable. Combien de fois j’ai entendu : “Vous nous laissez mourir !” Mais je me mets aussi à la place des malades. »

Pour Michel Bauwens, l’équation est insoluble : « La demande de soins augmente, alors que l’offre de soins ne cesse de diminuer. » Dans une telle situation, les professionnels de santé ont plusieurs stratégies. Celle du Dr Bauwens est de « rallonger le suivi des malades chroniques, parfois au-delà du raisonnable… Par exemple, je vois les diabétiques tous les 3, 4 ou 6 mois. Auparavant, je renouvelais leurs traitements tous les mois ou tous les 3 mois. » Mais ce n’est plus suffisant. « Pour l’instant, nous refusons d’être les médecins traitants de nouveaux patients, explique son associé, Joël Braun. Il y a eu deux départs en retraite ces derniers mois, nous sommes incapables d’absorber la demande. Nous consultons déjà 55 heures par semaine, nous ne pouvons pas faire plus. J’ai 66 ans, je voudrais au contraire lever un peu le pied. »

Le cabinet médical vient de sortir, pas tout à fait indemne, de l’épisode de grippe hivernale. Pour Michel Bauwens, « localement, le système de soins a craqué, nous n’avons pas réussi à absorber la pathologie. Il y a eu beaucoup de morts ». Selon les dernières estimations de l’Institut national de veille sanitaire (Invs), il y a eu 12 000 décès supplémentaires cet hiver par rapport à la moyenne des huit derniers hivers, surtout chez les plus de 65 ans. Les médecins de Souppes sont sortis de l’épisode hivernal « épuisés, le stress professionnel est important ». Certains en viennent même à « refuser des patients lourds », selon Michel Bauwens.

C'est ce qui est arrivé à une ancienne maîtresse d’école de Bagneaux-sur-Loing, un village industriel de près de 2 000 habitants, situé à près de 6 kilomètres de Souppes, dont les deux médecins généralistes, en couple, sont partis simultanément à la retraite fin 2014. La vieille dame s’en est à peine rendu compte, elle est « atteinte d’une maladie neurologique, elle est totalement invalide », raconte son infirmière libérale, et ancienne élève, Alexandra Bendyoukoff. « L’hôpital l’a laissée rentrer chez elle sans médecin traitant, j’étais scotchée… Elle n’avait plus de médicaments, c’est moi qui ai contacté le Dr Bauwens pour lui expliquer la situation. Il a bien voulu se déplacer, exceptionnellement. Mais il se contente de renouveler ses ordonnances. Aujourd’hui, elle n’a plus de suivi médical. »

Une autre vieille dame, Éliane Labe, ne voit son médecin que tous les trois mois. Cela ne la gêne pas : « Avec les docteurs, on est mal mariés. » Diabétique, elle a été amputée d’une jambe après une lésion sur un pied qui a évolué vers une gangrène. Un risque bien connu de cette pathologie. Cette ancienne gardienne de château vit constamment alitée, dans un tout petit intérieur, avec son fils, lui aussi handicapé. La maison de retraite n’est pas une option, elle perçoit moins de 600 euros de retraite. « Je ne me plains pas, avec mon fils, on s’accorde bien. » Des infirmières lui prodiguent des soins deux fois par jour, week-end compris.

Véronique Magniadas, infirmière libérale à Souppes-sur-Loing.Véronique Magniadas, infirmière libérale à Souppes-sur-Loing. © CCC / MP

C’est le tour de Véronique Magniadas, infirmière libérale à Souppes, qui se sent parfois « un peu seule face aux patients. Nous renouvelons les ordonnances, nous prescrivons les pansements, nous surveillons l’insuline des diabétiques… C’est à nous d’être vigilantes et d’alerter le médecin. » Ce transfert de tâche des médecins vers les infirmières est-il bien légal ? Les intéressés éludent…

Dans la salle d’attente des docteurs Bauwens et Braun, les patients s’impatientent. Pour une dame et son mari handicapé, « les jeunes médecins n’aiment pas la campagne. Et nos vieux médecins, ils ne se déplacent plus la nuit. Même pour mon mari cardiaque, il faut appeler les pompiers ». Une femme, mère au foyer de quatre enfants, « a le sentiment que les médecins travaillent surtout pour l’argent. Je ne comprends pas pourquoi ils refusent de voir un enfant qui a 40° de fièvre. Cela ne me fait pas plaisir d’engorger les urgences, d’y attendre une journée entière, tout ça pour un rhume… ». Pour le jeune Ricardo Gomez, « les zones rurales sont à l’abandon ». Sa mère est à côté, c’est elle qui va avancer le prix de la consultation, 33 euros, car les deux médecins pratiquent des dépassements d’honoraires. Ricardo est en stage, il gagne 300 euros et « compte chaque sou ». Il n’a pas la couverture médicale universelle (CMU) et n’a pas pensé à demander le tiers payant aux médecins. Les docteurs Braun et Bauwens le pratiquent pourtant, mais uniquement lorsque les malades le réclament. Tous les patients dans la salle d’attente savent qu’un projet de loi prévoit la généralisation du tiers payant, et l’attendent.

La vallée du Loing, de Montargis à Nemours, fut largement industrielle. À Bagneaux-sur-Loing, l’industrie du verre a employé jusqu’à 3 500 ouvriers. Ils ne sont plus que 500 aujourd’hui. L’économie locale vit un peu d’agriculture, et beaucoup de services. Le revenu moyen par foyer fiscal est de 21 000 euros, le taux de chômage était de 15,7 % en 2011, seuls 55 % des ménages paient des impôts. Ce qui caractérise le mieux ce territoire, c’est le « phénomène des franges franciliennes, explique le maire, Pierre Babut, sans étiquette. Nous arrive une population rejetée par les grandes villes, sans emploi, dans des situations difficiles ». Dans les quartiers pavillonnaires, où « il y a un fort turn-over », selon le maire, vivent des classes moyennes venues acheter une maison, mais qui s’épuisent dans de longs trajets quotidiens vers leur travail. « Sommes-nous en déclin social ? La question mérite d’être posée », admet-il. Les habitants ont à leur manière répondu, à l’occasion des élections départementales : à Souppes, le
Front national a recueilli 47 % des voix au second tour face à la droite (53 %), et 42 % sur l'ensemble du canton de Nemours.

Pierre Babut, maire sans étiquette de Souppes-sur-Loing.Pierre Babut, maire sans étiquette de Souppes-sur-Loing. © CCC / MP

Le maintien d’une offre médicale est devenu une des priorités de la mairie. Un projet de maison de santé commence à prendre forme. Avec la construction d’un supermarché Auchan, c’est le principal projet de la mandature de Pierre Babut. Le site est choisi, les architectes commencent à dessiner les plans. Le tour de table financier est presque bouclé : « C’est un projet à 1,8-2 millions d’euros pour une maison de 700 mètres carrés, explique Pierre Babut. L’État, via la préfecture, débloquerait une subvention de 400 000 euros, la région 200 000 euros, le conseil général 300 000 euros. La commune devrait emprunter 1 million d’euros, pas plus », détaille le maire. Elle percevrait ensuite le loyer des professionnels de santé qui couvrirait l'emprunt, en partie seulement. Seule la directrice générale des services, Sylvie Legros, émet une critique : « La santé n’est pas une compétence municipale. » Cet investissement vient corriger un dysfonctionnement majeur de l’organisation du système de soins, qui est une compétence de l’État et de l’assurance maladie. Et il s’inscrit en prime dans un contexte de baisse des dotations budgétaires de l’État : Souppes voit ainsi fondre son budget de « 20 %, soit 1 million d’euros sur trois ans », explique Pierre Babut.

Le docteur Bauwens devant le site choisi pour construire la maison de santé de Souppes-sur-Loing.Le docteur Bauwens devant le site choisi pour construire la maison de santé de Souppes-sur-Loing. © CCC / MP

Mais le projet est consensuel, soutenu par tous les professionnels de santé de la ville – médecins, infirmières, dentistes, kinésithérapeutes, podologues – constitués en association et prêts à rejoindre la structure. À Souppes, la maison de santé est même attendue « avec impatience », constate le maire. Il s’engage sur « une ouverture en 2016 ». Mais certains n’y croient plus : « J’entends parler de cette maison de santé depuis mon installation en 2008, explique la pharmacienne de la ville, Véronique Fugeray. Je suis très sceptique. La désertification médicale a un impact direct sur notre chiffre d’affaires, qui commence à baisser. Dans les villages alentour, certaines pharmacies sont en grande difficulté. La ville change : la population se paupérise, les médecins partent, j’ai l’impression de vivre au fin fond de la Lozère… » L’infirmière libérale Véronique Magniadas trépigne elle aussi : « Si rien ne se passe avant la fin de l’année, on laisse tomber, prévient-elle. Pourtant, sans cette maison de santé, Souppes n’aura sans doute plus de médecins dans quelques années. »

Il y a un jeune médecin généraliste à Souppes-sur-Loing. Marc Alix, 30 ans, remplace les docteurs Bauwens et Braun deux jours par semaine et pendant les vacances. Tout le monde ici se demande, en chuchotant, s’il souhaite s’installer dans la commune. « J’ai suivi ma femme, professeur au collège, et je suis très content d’être ici, dit-il. Cet exercice semi-rural ne me fait pas peur. » Mais un simple constat le décourage de s’installer : « Si la maison de santé n’aboutit pas, dans cinq ans, tous les médecins généralistes seront partis à la retraite. Si je m’installe, je me retrouverai seul. » S’il est conscient des conséquences sanitaires et sociales de cet abandon d’une partie de la population par les médecins, il rappelle que « cette désertification médicale était prévue, attendue. Les politiques ont laissé faire. Je ne sais pas comment la situation va évoluer. Nous sommes des libéraux, libres de nous installer où nous le voulons. D’un autre côté, nous sommes payés par la Sécurité sociale, et tout le monde a le droit d’être soigné. Il y a là un antagonisme. Un débat de société est nécessaire. »

En “off”, un cadre du département, passé dimanche dernier de gauche à droite, relève les faiblesses de la politique santé du gouvernement : « Marisol Touraine veut engager le virage ambulatoire, en rééquilibrant le système de soins vers la prise en charge à domicile. C’est une très bonne idée. Mais comment fait-on dans des déserts pareils ? Les politiques incitatives à l’installation des jeunes médecins sont des mesurettes, pas du tout à la hauteur de la situation. Les syndicats de médecins, qui refusent toute réflexion sur la démographie médicale, portent eux aussi une lourde responsabilité. Qu’attend-on ? Qu’il y ait des morts ? Au quotidien, pour avancer, j’essaie de faire abstraction des conséquences sanitaires. Sinon, je désespère. » 

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A la tête des départements, les cumulards écrasent les femmes

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La politique reste un privilège d’hommes. Jeudi 2 avril, seules huit femmes ont été élues présidentes d’un conseil départemental. Si l'on y ajoute la maire de Paris Anne Hidalgo et Josette Manin en Martinique, qui n’étaient pas concernées par le scrutin du jour, moins de 10 % des 101 départements sont dirigés par des femmes. C’est un petit peu plus que lors du mandat précédent – elles étaient cinq –, alors que, pour la première fois, les assemblées sont strictement paritaires, conséquence des binômes imposés par la dernière loi électorale.

En métropole, seuls les Bouches-du-Rhône, la Creuse, le Doubs, le Finistère, la Lozère et les Pyrénées-Orientales ont désormais une présidente. Le bilan est particulièrement cruel pour l’UMP et ses alliés, qui ont ravi la majorité des départements à la gauche et qui ne seront représentés que par trois femmes en métropole. Avec La Réunion, et l’UDI Nassimah Dindar, la droite ne compte que quatre femmes (seulement deux pour l’UMP) parmi les 10 qui sont à la tête d’un exécutif local.

Les sept départements métropolitains dirigés par une femme

L’UMP Martine Vassal, figure du renouvellement dans les Bouches-du-Rhône après le règne de Jean-Noël Guérini, fait figure d’exception. Mais qu’on se rassure : elle est « couillue », dixit le sénateur UMP Bruno Gilles, cité dans Libération. « Le camp Guérini venait d’obtenir trois sénateurs. On était la tête dans le sac et elle a voulu repartir immédiatement dans la bataille. Elle a été la plus couillue dès le départ ! », a-t-il expliqué.

La gauche a quant à elle manqué l’élection de Geneviève Lagarde, désignée par les militants et investie par le PS dans le Lot, mais qui a largement perdu face au dissident socialiste Serge Rigal, président du conseil général sortant. Et que dire de Jean-Michel Baylet ? C’est seulement quand il a été sûr de sa défaite qu’il a choisi une femme parmi ses partisans pour prétendre à la présidence du Tarn-et-Garonne. Elle a été battue par un homme, Christian Astruc, ex-PRG en rupture de ban, élu avec les voix de la droite. 

Les présidents des départements de Champagne-ArdenneLes présidents des départements de Champagne-Ardenne

Concrètement, les femmes ne sont représentées que lorsque la loi oblige les partis à les présenter. Le « symptôme d’une véritable schizophrénie démocratique », selon le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes. « Cette surreprésentation masculine anachronique au sommet du pouvoir est un modèle bien ancré au sein de toutes les collectivités, puisque 84 % des maires, 92 % des président.e.s des intercommunalités et 95 % des président.e.s des régions sont des hommes », dénonce l’HCEFH dans un communiqué.

L’instance salue cependant le « grand bond en avant » qu’a constitué l’élection de binômes paritaires. Jusque-là, 12 départements comptaient encore moins de 10 % de femmes conseillères. En 2011 encore, trois conseils généraux ne comptaient aucune femme élue : Haute-Corse, Tarn-et-Garonne et Deux-Sèvres. Les vice-présidences devront également être strictement paritaires.

Comme à chaque élection, les partis politiques concernés se défendent en jurant que le vivier de femmes éligibles est trop faible et qu’il faudra attendre les prochains scrutins, où davantage d’élues se seront impliquées dans les exécutifs départementaux, pour voir la parité progresser. C’est par exemple l’argument du monsieur Élections du PS, Christophe Borgel, élu député sur une circonscription qui aurait dû revenir à une femme. « L’argument du vivier ne tient pas, conteste Réjane Sénac, présidente du Haut Conseil. Des vice-présidentes, des maires adjointes, des militantes qui ont de la bouteille, qui détiennent le capital politique, les réseaux, il y en a. Mais les hommes choisissent de préférence des candidates novices. Pour eux, la prime au sortant, pour elles, une prime… au renouvellement. »

Par ailleurs, un seul président de conseil départemental est ouvertement homosexuel : le socialiste Mathieu Klein, 39 ans, élu en Meurthe-et-Moselle. Il côtoiera à l'Assemblée des départements de France (ADF) le nouveau patron UMP des Vosges, François Vannson, qui s'était illustré pendant les débats parlementaires autour du pacte civil de solidarité (Pacs), en 1999, en lâchant dans l'hémicycle : « Pourquoi pas avec des animaux de compagnie ? »

La loi sur le non-cumul des mandats, qui interdit aux parlementaires d’exercer une fonction exécutive locale, à compter de 2017, a beau avoir été adoptée en janvier 2014, elle n’a été que très peu respectée. Sur les 101 présidents de départements, 37 sont déjà élus à l’Assemblée nationale ou au Sénat. La droite ayant remporté une grande majorité de départements, c’est aussi elle qui compte le plus de cumulards dans ses rangs (13 députés, 14 sénateurs et 1 eurodéputé, l’UMP Alain Cadec, 61 ans, nouveau président du conseil départemental des Côtes-d’Armor).

Les élus des Alpes-Maritimes assistent à la réélection de l'UMP Eric Ciotti. Les départements restent très masculins.Les élus des Alpes-Maritimes assistent à la réélection de l'UMP Eric Ciotti. Les départements restent très masculins. © Twitter/@rudysalle

La gauche n’est pas en reste, puisque 27 % de ses présidents de conseils départementaux sont également députés (5) ou sénateurs (4). Parmi eux, figure l’une des rares femmes élues ce jeudi 2 avril : la sénatrice PS des Pyrénées-Orientales, Hermeline Malherbe, 46 ans, entrée au palais du Luxembourg en août 2014. Les autres cumulards de gauche sont tous étiquetés parti socialiste, à l’exception du sénateur PCF du Val-de-Marne, Christian Favier, 64 ans, patron du dernier département communiste depuis 2001. Aux élections départementales, comme pour les autres scrutins, le cumul dans le temps ne semble gêner personne.

La nouvelle carte politique des conseils départementaux métropolitains © Mediapart

Seule bonne nouvelle : le rajeunissement des présidents des conseils départementaux, en partie dû au redécoupage des cantons et au nouveau mode de scrutin actés par la loi du 17 mai 2013. La moyenne d’âge est désormais de 58 ans, soit quatre ans de moins que les sortants (62 ans), même si la moitié des chefs de file dans les départements a encore plus de 60 ans. Les dix femmes élues sont en moyenne plus jeunes (53,4 ans) que leurs 91 collègues masculins (58,5 ans).

Pour autant, la doyenne des présidents de départements est une femme (la socialiste Josette Borel-Lincertin, 74 ans, présidente de la Guadeloupe), tandis que le plus jeune élu du 2 avril est un homme (l’UMP Sébastien Lecornu, 28 ans, nouveau patron de l’Eure, maire de Vernon et proche de Bruno Le Maire).

Les départements faisaient jusque-là office de véritable gérontocratie : jusqu’au 29 mars dernier, seuls 10 conseillers généraux sur 4 030 (0,25 %) avaient moins de 30 ans et 106 moins de 40 ans (2,6 %). En revanche, 6 sur 10 avaient plus de soixante ans… et 1 conseiller général sur 100 plus de 80 ans !

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Le conflit à Radio France est dans l'impasse

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Comment en sortir ? Ce vendredi, les salariés de Radio France entament leur seizième jour de grève, et paralysent toujours une bonne partie des antennes de la radio publique. On n’est plus loin des records de l’histoire récente de la maison : 18 jours de grève des journalistes en 2004, 19 jours pour les ouvriers et les employés l’année suivante. Ce vendredi, le SNJ, le syndicat majoritaire des journalistes de la radio publique, s’est joint à la mobilisation pour la journée, alors qu’il s’en était tenu à l’écart jusqu’à présent. Et pour l’heure, personne ne sait dire quelle sera l’issue du conflit, ni la façon dont il se dénouera. Une drôle d’ambiance règne, où la direction, les salariés et le gouvernement forment un triangle dont chaque pointe réclame que les autres fassent mouvement pour dénouer la situation, mais dont les positions n’ont que peu évolué depuis le début du mouvement.

Lors d'une manifestation des grèvistes, le 31 marsLors d'une manifestation des grèvistes, le 31 mars © Reuters - Charles Platiau

Mercredi 1er avril au matin, le PDG de Radio France Mathieu Gallet, fragilisé par les révélations du Canard enchaîné sur le coût de rénovation de son bureau et sur l’embauche de son conseiller en communication, a remis au ministère de la culture son projet stratégique quant à l’avenir de son entreprise. Un document que lui réclamait officiellement sa tutelle avant d’émettre le moindre avis sur la direction à donner à la radio publique. Le même jour, la Cour des comptes rendait public un rapport consacré à Radio France, sous la forme d’un brûlot réclamant notamment la fusion des rédactions de France Info, France Inter et France Culture.

La ministre Fleur Pellerin a fait savoir qu’elle donnerait son sentiment sur le projet de Gallet dans les jours, voire les heures, à venir. Mais il y a peu de chances que la parole ministérielle satisfasse les centaines de salariés en grève qui se réunissent en assemblée générale depuis plus de deux semaines : ils contestent au premier chef la diminution de la dotation publique, enclenchée en 2012, et l’État n’a aucunement l’intention de revenir sur cette décision.

Les syndicats, eux, souhaitaient que le dirigeant leur présente son projet avant de le soumettre au gouvernement. Ils ont été déçus, une fois de plus. « Mathieu Gallet a accumulé les erreurs, la dernière étant de ne pas nous avoir montré son projet, dénonce Jean-Paul Quenesson, délégué syndical Sud et l’une des têtes du mouvement. Pour nous, Radio France est un modèle, qui a de plus en plus de mal à se maintenir. Et nous craignons de vivre la fin de ce modèle. » Jeudi, une délégation de salariés a été reçue par des députés et à Matignon. Ils ont demandé une médiation aux services du Premier ministre, mais n’ont obtenu qu’une audition de leur PDG, mercredi 8 avril, par la commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale.

C’est le jour même qu’a choisi le PDG pour convoquer un comité central d’entreprise en vue, enfin, de dévoiler ses choix. Et il compte bien rester en poste d’ici là. Ce jeudi soir sur iTélé, il a assuré qu'il ne comptait pas démissionner. « J'irai jusqu'au bout, a-t-il martelé. Seul le CSA peut me retirer mon mandat. » Ce que l’autorité indépendante ne semble pas envisager pour le moment…

En clair, la situation n’a pas beaucoup bougé depuis le début de la semaine, quand les salariés en grève issus de toute la maison lançaient sur le Net une émission expliquant leurs revendications, leurs inquiétudes et leurs ambitions.

 

D’où vient cette grève ? Quelle est sa signification pour le service public de la radio ? Trouvera-t-elle une issue satisfaisante pour les salariés ? Pour le comprendre, il faut remonter le temps et les couloirs de la maison ronde.

Quatre préavis différents

Les personnels de Radio France ont été appelés à la grève le 19 mars par cinq syndicats (CGT, FO, SUD, UNSA, CFDT), pour une durée indéterminée, sur des points précis. Quatre préavis différents ont en fait été déposés (ils sont ici). Ils demandaient l’arrêt d’un grand nombre de réformes engagées ou prévues. Avec des objectifs aussi divers que l’abandon de la réorganisation du service propreté, le maintien des effectifs au service accueil et sécurité, l’abandon de la réforme des modes de production pour les émissions, le maintien des effectifs dans le réseau France Bleu, le refus de la syndication sur ces antennes (qui, à certains horaires, ferait passer de 44 programmes différents diffusés sur le territoire à sept), et le maintien de l’ensemble des quatre formations musicales financées par Radio France (orchestre national de Radio France, orchestre philharmonique, chœur et maîtrise). Cet article sur le site de France Culture réussit très bien à expliquer et à incarner par des visages les métiers concernés par les réformes en cours, et les inquiétudes qu’elles déclenchent.

Les préavis ont été lancés après le comité d’entreprise du 13 mars, où Mathieu Gallet n’a pas apaisé les craintes de ses salariés sur les réformes en cours et à venir. Tout juste a-t-il pu répéter qu’il fallait trouver des millions d’euros d’économies et qu’il était en attente des arbitrages du gouvernement, dans le cadre de la négociation en cours sur le contrat d’objectif et de moyens (COM). Ce plan stratégique crucial est celui par lequel l’État dira ce qu’il attend, et combien d’argent il fournira, pour la période 2015-2019.

Gallet a tout de même dû annoncer que, pour la première fois de son histoire, Radio France présenterait un budget 2015 en déficit, avec un trou de 21,3 millions d’euros sur un total de 685,2 millions. Et si rien n’est fait, le déficit pourrait atteindre près de 280 millions en 2019. Entré en fonctions en mai 2014, le PDG avait alerté pour la première fois son conseil d’administration en octobre, prévoyant un déficit de 5 millions d’euros sur 2014. « Lors de ce conseil d’administration, il y a eu un échange à fleuret moucheté avec la représentante de l’État, qui a dit à Mathieu Gallet qu’il saurait bien boucher le trou, raconte Valeria Emanuele, déléguée nationale SNJ de Radio France, présente lors de cet échange. Il a répondu qu’il ne voyait pas comment faire. »

Et le 24 mars, c’est la douche froide pour les salariés. La direction évoque en comité d’entreprise un plan de 200 à 300 départs volontaires d'ici à 2019 (sur 4 600 salariés en tout), qui concernerait essentiellement les « seniors », pour une économie attendue de 17 millions à 24 millions d'euros. Une première dans l’histoire de la radio publique. En tout, sait-on aujourd’hui, le PDG table sur des économies de 50 millions d’euros à réaliser en cinq ans.

© Reuters - Charles Platiau

L’équation budgétaire est en effet intenable pour Radio France. Et elle se résume à deux points chauds. Incandescents, même. D’une part, l’interminable chantier de rénovation du bâtiment lui-même, inauguré en 1963 et ayant besoin d’un sérieux coup de neuf. Acté en 2003 sur le principe, ce chantier colossal a débuté en 2009 et devrait s’achever fin 2017 au mieux. Le devis préalable aux travaux, largement sous-évalué, estimait le coût total à 175 millions d’euros, désamiantage des structures et rénovation de 60 000 m2 de locaux et de 38 studios inclus. En fait, la facture devrait avoisiner les 584 millions d’euros ! C’est cette explosion des coûts que Radio France paye aujourd’hui, et qu’elle est censée absorber… alors qu’elle voit ses rentrées d’argent baisser inexorablement.

Car c’est le deuxième trou béant dans le budget de la maison ronde : l’État donne de moins en moins d’argent à la radio publique. Et même moins qu’il s’était engagé à en verser dans le dernier COM, en 2010. « Entre 2012 et 2015, il nous aura manqué 87,5 millions d’euros que le gouvernement précédent avait promis, par écrit, de verser, calcule Jean-Paul Quenesson. En bloquant la contribution financière de l’État, on met Radio France dans une situation intenable. Il faut donner à Radio France les moyens de fonctionner sur les bases d’un projet solide. Il s’agit de garantir l’indépendance de l’information, la transmission de la culture, un espace qui permet l’esprit critique. »

Depuis 2012, le montant de la dotation publique a en effet baissé de 610 millions à 601 millions d'euros, alors qu’elle devait augmenter. Très problématique pour le groupe public, dont 90 % des ressources dépendent de la redevance. D’autant que les recettes publicitaires (40 millions d’euros en 2014) sont en baisse. « En 2012, nous avons demandé un effort à Radio France comme à tous les opérateurs publics. La contrepartie était que l’entreprise s’adapte à cette nouvelle donne, ce qui n’a pas été le cas », assumait Fleur Pellerin le 25 février dans une interview au Monde.


Les journalistes rejoignent le mouvement

C’est dans ce contexte que se débat Mathieu Gallet. Les grévistes ne nient pas la difficulté du tableau général, mais ils contestent avant tout la méthode employée. « Tout le monde a conscience que nous sommes dans un environnement contraint. On pouvait bien sûr envisager de modifier des choses, convient Jean-Paul Quenesson. Personne n’est contre le dialogue. Par exemple, sur la réforme des modes de production, tout le monde était prêt à monter des groupes de discussion pour travailler sérieusement. Mais Mathieu Gallet a commandé un audit externe pour faire soi-disant baisser les coûts. Il n’a aucun tabou, et surtout aucun projet, hormis faire des économies... »

« Avec l’audit et les première décisions annoncées par la direction, nous avons compris clairement que c’est toute une organisation du travail qui est en train d’être remise en cause », confirme Aude Lavigne, productrice sur France Culture de l’émission « Les carnets de la création ». Elle suit le mouvement de près et s’enthousiasme du sursaut collectif, qui touche toutes les catégories de personnel : « La grève révèle toute la richesse de cette maison. Pour faire de la radio, il faut être plusieurs, et la grève manifeste au plus haut point cette collaboration nécessaire entre services, à tous les niveaux. »

Comme tous les interlocuteurs que nous avons contactés, la productrice conteste les chiffres de la direction, qui communique sur un taux de grévistes allant de 7 à 11 % selon les jours. Mais selon les salariés mobilisés, ces chiffres ne comprennent pas les employés travaillant l’après-midi, qui se déclarent grévistes après le point de 10 heures transmis aux médias. Par ailleurs, de nombreux grévistes se relaient afin de ne pas perdre trop d’argent à la fin du mois. Quant aux salariés en CDD ou aux très nombreux « cachetiers » de la maison, ces personnes qui sont à l’antenne sans être journalistes (comme les producteurs et présentateurs d’émissions, dépendants du statut des intermittents du spectacle), ils hésitent souvent à s’afficher au rang des contestataires. Ce qui n’empêche pas les antennes d’être très perturbées.

Jusqu’à présent, une seule catégorie de personnels était en retrait : les journalistes. De nombreux journalistes participent au conflit à titre individuel, notamment la moitié de la quarantaine de membres de la rédaction de France Culture. Mais le principal syndicat les représentant dans la maison ronde, le SNJ, n’a pas appelé à la grève illimitée. FO non plus, et s’en explique ici, arguant que « les 4 préavis de grève de jeudi 19 mars portent sur 4 motifs différents et catégoriels » et qu’aucun « ne concerne les journalistes, qui sont les seuls personnels de Radio France à n'être plus couverts par un accord collectif ». Un accord qui est justement en cours de négociation.

Valeria Emanuele, du SNJ, insiste sur le fait que son syndicat « a appelé à une grève d’une journée dès le 12 mars, avec la CFDT et l’UNSA contre le plan social annoncé » et précise bien qu’elle comprend les raisons du mouvement. Pour autant, selon elle, les revendications affichées sont à la fois larges et floues, « et n’offrent pas de porte de sortie au conflit, alors que la grève déclenchée est illimitée ». Le SNJ a tout de même acté son soutien en rejoignant le mouvement pour ce vendredi.

« Le climat est assez dégueulasse en interne : on passe pour les nantis qui se désintéressent de la maison », soupire un journaliste de France Inter. Ce type de remarque peut en effet être entendu dans les rangs des grévistes. « Pourtant, on sait bien qu’on va démarrer, mais plus tard : le plan d’économies est inévitable, il faudra se battre, souligne le journaliste. Mais pour l’instant, on ne sait pas encore contre quoi. On a l’impression que la grève, c’est une cartouche tirée dans le vide, et personne n’a même eu le temps de poser une cible ! »

En attendant, des journalistes se plaignent de n’avoir pas pu travailler sérieusement lors des élections départementales, ou lors du crash de l’Airbus de Germanwings en France le 24 mars. Et la crainte est forte de ne pas retrouver les auditeurs, partis voir ailleurs pendant la grève. « Les plus mobilisés sont soit ceux qui connaissent la maison depuis plus de 10 ans et ont assisté à sa dégradation (à tous points de vue), soit les nouveaux qui ont des conditions très précaires, estime Aude Lavigne. Les autres, en place et souvent à de bonnes places, ont intégré les comportements sociaux nécessaires pour essuyer toutes les tempêtes, et ils restent discrets. »

Pourtant, justement, la lutte contre la précarité ne fait pas partie des revendications officielles du mouvement. Étonnant, alors que le recours à l’intermittence, aux CDD et aux pigistes est partout dans les couloirs de la radio. « Pour les journalistes, Radio France s’est créée sa propre agence d’intérim, un système de précarité très institutionnalisé. C’est une machine à broyer des CDD », témoigne Anne-Laure Chouin, reporter gréviste à France Culture, titularisée en janvier 2014 après avoir aligné 250 CDD en sept ans, « dans une vingtaine de locales de France Bleu, et dans à peu près toutes les antennes nationales ». Aujourd’hui, on compte plus de cent journalistes en CDD, aux conditions de vie et d’emploi très précaires (comme l’atteste par exemple ce témoignage). Jean-Paul Quenesson assure que les revendications contre la précarité imprègnent toutes les autres demandes des grévistes : « La réduction de l’ambition éditoriale ne peut avoir comme impact qu’une baisse des budgets qui sont accordés aux CDD et aux pigistes, et donc l’augmentation de leur précarité. Cette question est donc englobée dans notre mouvement. »

Fusionner les rédactions, suggère la Cour des comptes

Mais un nouvel élément pourrait de toute manière changer la donne chez les journalistes : le rapport au canon de la Cour des comptes, publié le 1er avril. Comme l’a expliqué sur France Info son président Didier Migaud, la Cour estime qu’il faut revoir tout le modèle, sans rien s’interdire. Le rapport dépeint la « dérive financière » du groupe sur la période 2006-2013, sous les mandats de Jean-Paul Cluzel et Jean-Luc Hees.

« La gestion de Radio France souffre de défaillances qui ne sont pas acceptables pour une entreprise de cette taille et doivent donc être corrigées », tranche la Cour. Elle pointe un chiffre d’affaires ayant progressé moins vite que les charges entre 2010 et 2013 (4,5 % pour le premier, 7,7 % pour les secondes), le rôle insuffisant du conseil d’administration, des procédures qui « tendent à reconduire les dépenses antérieures » et une « politique des achats chaotique ». Elle estime aussi que le chantier de rénovation a été « mal maîtrisé » et s’est révélé « une occasion manquée de se réinventer ».

Parmi ses recommandations, certaines ont fait sauter au plafond bien au-delà des grévistes. Elle propose notamment de décider rapidement s’il faut supprimer le Mouv’, la station jeune qui n’a jamais trouvé son audience, mais aussi de fusionner les rédactions des trois principales antennes. « L'objectif ultime de la séquence n'est donc pas de nature économique mais de nature politique. Il s'agit de réduire la part du public dans le secteur de la radio », fulmine par exemple notre confrère de Mediapart Hubert Huertas, ancien de France Culture et ex-responsable SNJ de Radio France.

La Cour des comptes préconise encore de fusionner les deux orchestres symphoniques de Radio France, coupables de ne pas être assez distincts, et de se livrer une concurrence impitoyable (le sujet est bien expliqué par @rrêt sur images et par Le Monde). Sur ce dernier point, comme sur d’autres, les avis sont très partagés dans la maison. Ils sont nombreux à ne pas s’offusquer outre mesure lorsque Mathieu Gallet affirme qu’il n’a « pas les moyens de financer deux orchestres symphoniques, un chœur et une maîtrise pour un coût de 60 millions, ne générant que 2 millions de recettes de billetterie ». Au grand dam de Jean-Paul Quenesson, délégué Sud mais surtout corniste de l’orchestre national. « Une partie de la direction pense que la musique classique ne touche que des vieux. C’est faux, et il faut que nous nous réinventions chaque jour. Et il faut arrêter de proposer des places qui vont jusqu'à 85 euros pour nos concerts ! » Autre sujet qui fait « grimper aux rideaux » le syndicaliste : la diversification, et notamment « la location de nos locaux à des groupes du CAC 40 ». Mais plusieurs autres syndicalistes ne voient pas le problème, voire sont « tout à fait d’accord d’aller dans cette direction pour ramener quelques millions d’euros »

On est de toute manière encore très loin de discuter de ces points pendant les négociations au sein de la maison ronde. En fait, les discussions, quasi quotidiennes, avancent très peu. « Certains jours, les négociations durent une demi-heure ! En fait, la direction revient toujours avec le même texte, plus ou moins reformulé », décrit Anne-Laure Chouin. Les dirigeants du groupe public font savoir, par divers canaux, qu’ils estiment être allés le plus loin possible sur les points abordés dans les préavis. Tout le monde s’accorde à dire que les employés du service propreté, qui étaient promis à une externalisation, ont été sauvés, ce qui remplit, à fort juste titre, de fierté les négociateurs. Pour le reste, aucun mouvement de la direction depuis une proposition datant du 30 mars et répondant à certaines revendications, comme un engagement à la concertation, une limitation des mutualisations de programmes dans le réseau France Bleu, et un abandon de la « verticalisation » prévue pour les chargés de réalisation et les techniciens d'antenne : au lieu de dépendre d’une direction centralisée qui les répartit entre les différentes antennes, ils était question que chacun soit rattaché à une antenne précise.

À la vérité, lors des AG, ce ne sont plus tellement ces points précis qui mobilisent et qui occupent les esprits. Peu à peu, les revendications détaillées ont été escamotées par des discours larges sur les valeurs de l’entreprise, et la pertinence du service public. Ces discours révèlent un vrai malaise en train de s’installer. « Radio France est la seule maison où l'on a le temps de faire un travail approfondi, avec un peu de recul, un travail honnête. Ailleurs en radio, on demande de travailler vite, de produire, de sortir du fait, du fait, du fait, témoigne Anne-Laure Chouin. Alors, cette grève, ça me fait mal au cœur de la faire, mais je la fais quand même. » Mercredi, une violoniste de l’orchestre philharmonique a lu en AG un texte appelant à se battre contre « la priorité accordée à une logique de rentabilité absurde, d'un État qui se désengage ». La productrice de France Culture Marie-Hélène Fraïssé ne dit pas autre chose dans Le Monde en clamant « qu’un service public, par définition, n’a pas pour vocation d’être rentable ».

Et immanquablement, les discussions se reportent sur l’attitude de l’État. Car Mathieu Gallet a beau jeu de déclarer qu’il ne peut rien décider sans l’aval de la tutelle. C’est au moins en partie exact, et même Didier Migaud est obligé de le reconnaître. « Il y a une responsabilité partagée et de l’État et des directions successives de Radio France (...). L’État a insuffisamment précisé les objectifs qu'il fixe à une radio de service public », a déclaré le président de la Cour des comptes sur France info. Or, l’État refuse jusqu’à présent d’apparaître comme responsable des choix de l’entreprise, en appelant Gallet à prendre ses responsabilités. « Le rôle de l’État est d’arbitrer, celui de la direction de l’entreprise de proposer un projet concret : nous ne sommes plus en gestion directe », a déclaré Fleur Pellerin au Monde le 25 mars. Six jours plus tard, elle gardait ce cap, dans Le Parisien : « Ce n’est pas au gouvernement de faire ses choix, sinon nous serions revenus au temps de l’ORTF. »

Et pourtant, la ministre de la culture n’hésite pas à tancer publiquement le patron de Radio France, ni à le convoquer deux fois en moins de deux semaines pour lui demander des comptes et « des propositions précises et fermes ». Et cette position floue ne passe pas auprès des équipes. « L’État porte une responsabilité particulière dans la situation financière critique que connaît aujourd’hui Radio France. Il doit assumer cette responsabilité s’il ne veut pas que le service public de la radio perde son identité, son indépendance, sa diversité et sa qualité », plaide la société des journalistes. « Depuis plus d’un mois et demi, Mathieu Gallet a fait plein de propositions d’économies à la tutelle, peut-être de façon brouillonne, détaille Valeria Emanuele du SNJ. À chaque fois, il lui a été répondu par la négative, sauf concernant le plan de départ, qui n’a pas obtenu de réponse, négative ou positive… Mais quand Fleur Pellerin, dans un rappel à l’ordre violentissime, déclare qu’elle attend un vrai projet, que veut-elle ? Quelle est l’option qui n’a pas encore été envisagée ? Personne ne comprend ce que le gouvernement attend de Radio France. »

Gallet a en effet multiplié les pistes de travail : suppression d’antennes (FIP, France Musique), élargissement du type d’annonceurs autorisés, suppression de la diffusion sur ondes longues et moyennes (qui économiserait 12 millions d’euros), cofinancement d’un des deux orchestres avec la Caisse des dépôts (cette dernière a refusé)… Et paradoxalement, la distance et la dureté affichées par le gouvernement ont alimenté un certain soutien de Gallet au sein de ses équipes, qu’on aurait été bien incapable de prédire il y a encore une semaine.

Alors qu’il était donné pour mort, Gallet a encore peut-être une chance de s’en sortir. Pourtant, semaine après semaine depuis le 18 mars, le Canard enchaîné multiplie les révélations sur ses légèretés. Le premier article révélait qu’il avait fait rénover son bureau pour plus de 105 000 euros. La faute à la restauration des boiseries en palissandre, et le chantier avait été commandé avant son arrivée à son poste, a plaidé son entourage. « Dans le contexte financier qui est le nôtre, j’aurais dû reporter cette opération de restauration. C’est ma responsabilité, et je tiens à m’en excuser auprès de vous tous », a-t-il tout de même déclaré dans Le Monde. Le 25 mars, l’hebdo satirique enchaînait sur l’embauche à 90 000 euros annuels de son consultant en communication Denis Pingaud, alors que dans les entreprises publiques, un appel d’offres doit être lancé au-delà de 60 000 euros. Le Canard a aussi affirmé depuis que Gallet avait dépensé 125 000 euros pour rénover ses deux bureaux lorsqu’il dirigeait l’INA, son précédent poste, ce qu’il dément fermement.

Sur toutes ces accusation, l’État a demandé une enquête à l’inspection générale des finances, attendue pour la fin de semaine prochaine. Si aucun scandale réel n’est dévoilé, les salariés de Gallet préféreront peut-être le voir rester en poste encore quelque temps. « Les première révélations du Canard nous ont mis hors de nous, raconte Anne-Laure Chouin. Mais les choses évoluent et le conflit se déplace de plus en plus vers le rôle exact de la tutelle. » « Si tu affaiblis le PDG, tu affaiblis ses marges de négociation, personne chez nous ne veut de cela, souffle Valeria Emanuele. D’autant que le gouvernement feint la surprise sur l’état des finances, mais il est présent au conseil d’administration et il a forcément vu les choses venir… »

Un bras de fer État-CSA ?

Devant l’attentisme gouvernemental, une hypothèse émerge de plus en plus fréquemment dans les rangs de Radio France : celle de servir d’échiquier pour un jeu opposant l’exécutif et le CSA, qui nomme les patrons des médias publics. « Nous sommes peut-être avant tout des pions dans cette histoire », ose un journaliste de France Info. Qui imagine, comme d’autres, que la vraie bataille en cours concerne en fait la tête de… France Télévisions.

En octobre 2013, était votée la loi sur l’indépendance de l’audiovisuel public, par laquelle l’exécutif laissait les clés au CSA. Il s’agissait de rompre avec la pratique instituée par Nicolas Sarkozy, qui nommait les dirigeants des médias publics. Et la nomination de Mathieu Gallet, le 27 février 2014, s’est faite exactement dans cet esprit : à 37 ans, il était principalement l’ancien bras droit de Frédéric Mitterrand au ministère de la culture sous Nicolas Sarkozy. En le choisissant, le président du CSA Olivier Schrameck, ancien directeur de cabinet de Lionel Jospin à Matignon, envoyait sans doute un signal d’indépendance à François Hollande, qui l’avait nommé.

Cette bravade est-elle en train de se retourner contre l’institution ? En laissant Gallet se dépêtrer du bourbier Radio France, ou s’y noyer, l’exécutif a tout loisir de faire passer un message : le CSA pourrait avoir mal choisi son poulain. Et aurait intérêt à être plus attentif lorsqu’il s’agira de choisir le nouveau dirigeant de France Télévisions, pour remplacer Rémy Pflimlin en juillet. Le nouveau patron aura la lourde tâche de surveiller la télé publique pendant la campagne présidentielle de 2017 et il n’est pas certain que le pouvoir laisse passer l’occasion de faire nommer un ami. Face à cet enjeu, le sort de Mathieu Gallet est sans doute bien dérisoire pour le pouvoir. Et en attendant, ce dernier se garde bien de faire un signe qui hâterait le dénouement de la crise.

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Une enquête de la chambre régionale des comptes ulcère François Rebsamen

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Un contrôle poussé de la gestion et des finances de la ville de Dijon, de son centre communal d’action sociale (CCAS) et de la communauté urbaine du Grand Dijon, est discrètement effectué depuis plus d’un an par des magistrats de la chambre régionale des comptes (CRC) de Bourgogne/Franche-Comté. Cette enquête crée actuellement de fortes tensions et des interférences politiques assez curieuses, selon des informations obtenues par Mediapart.

Selon plusieurs sources informées, François Rebsamen, maire (PS) de la commune de 2001 jusqu’à son entrée au gouvernement, en avril 2014, en tant que ministre du travail, vit assez mal ce contrôle approfondi, qui semble pourtant tout ce qu’il y a de plus normal pour une grande collectivité. L'édile bourguignon aurait déjà, dit-on, été meurtri par un rapport épinglant, en 2012, la gestion de la Société d’économie mixte d’aménagement de l’agglomération dijonnaise (SEMAAD ; on peut lire le rapport définitif ici).

Cette fois-ci, l’actuel ministre du travail a manifesté son agacement devant certaines questions des magistrats financiers, et il aurait notamment fait part de son intention d’en référer personnellement à Didier Migaud, le premier président de la Cour des comptes (la tutelle des CRC).

François RebsamenFrançois Rebsamen © Reuters

Quoi qu’il en soit, les deux magistrats financiers en charge de ce contrôle (les « rapporteurs » de la phase d’instruction) se sont ouverts récemment auprès de leur hiérarchie et de leurs collègues de plusieurs bizarreries rencontrées dans l’exercice de leur mission.

Selon les récits parvenus à Mediapart, le ministre du travail aurait notamment mis en garde l’un des deux magistrats rapporteurs, sur le thème « Attention, vous avez une carrière à faire ». Un face-à-face assez tendu s’est en effet déroulé, voici un mois, entre magistrats et représentants de la ville, dont l’ancien maire de Dijon, lors de l’entretien de fin de contrôle qui résumait les investigations effectuées.

On rapporte également deux coups de fil – tout aussi peu orthodoxes – de la préfecture au second magistrat rapporteur, sur le thème « Où en êtes-vous ? Le ministre n’est pas content ». Et enfin, dernier événement en date, l’apparition en marge de cette procédure d’un magistrat financier de la CRC de Bourgogne/Franche-Comté qui a pour particularité d’être un ami de 30 ans de François Rebsamen, et d'avoir été son directeur adjoint des services à la mairie de Dijon (après l'élection de 2001). Ce magistrat financier aurait informé discrètement François Rebsamen de l’avancée du dossier d’instruction, et aurait joué le "go-between" avec le président de la CRC, selon ces mêmes sources. Ce mélange des genres fâcheux scandalise la juridiction de Dijon et le petit monde de la justice financière, faisant craindre un étouffement du dossier.

Après la remise du rapport d’instruction au ministère public voici quelques semaines, ce contrôle approfondi a fait l’objet d’une délibération collégiale de la CRC, la semaine dernière : elle a arrêté les observations provisoires qui seront prochainement adressées à la Ville pour qu'elle y réponde.

Selon des sources informées, l’instruction du dossier aurait déjà fait apparaître plusieurs anomalies au sein de la mairie : elles concerneraient des primes et indemnités de collaborateurs, l’attribution et l’utilisation de véhicules, et enfin la passation de plusieurs marchés publics. Ces dernières anomalies seraient susceptibles d’entraîner plusieurs signalements au parquet, et seraient qualifiables pénalement en délit de favoritisme, selon des sources proches du dossier. L’analyse la plus sévère du dossier ferait émerger une dizaine d’infractions. Mais le tout étant couvert par le secret de l'instruction, et vu les forces en présence, personne ne se risque à confirmer quoi que ce soit.

Seule certitude, aucune dénonciation au parquet n’a été décidée par la CRC à ce stade ; cela se produit parfois, dans les cas les plus graves. Lorsque les observations provisoires seront rédigées, ce qui peut prendre plusieurs semaines, la mairie de Dijon aura deux mois pour répondre et éventuellement demander à être entendue, avant que ne démarre la rédaction du rapport définitif de la CRC.

La mairie de DijonLa mairie de Dijon

Sollicité par Mediapart, Vincent Sivré, le président du Syndicat des juridictions financières unifié (SJF-U, largement majoritaire), explique avoir été saisi de ces incidents, et dit suivre l’affaire de près, tout en se montrant très prudent. « Nous contrôlons des élus locaux, c’est une composante importante de notre activité, et nous sommes habitués à ce genre de difficultés. Il faut garder de la distance et de la sérénité », se borne-t-il à déclarer, tout en appelant – de façon elliptique – à une amélioration des obligations déontologiques des magistrats financiers relatives à la mobilité professionnelle et à la neutralité. Une façon détournée de dire qu'il n'est pas normal de pouvoir contrôler une collectivité dans laquelle on a exercé des responsabilités ? Le président du syndicat élude.

Le président de la chambre régionale des comptes de Bourgogne/Franche-Comté, Roberto Schmidt, se montre lui aussi très prudent. Questionné par Mediapart sur le magistrat financier de la CRC ayant auparavant travaillé à la mairie avec François Rebsamen, il assure que celui-ci n'a en rien été associé au contrôle en cours de la ville de Dijon, bien qu’il soit en poste dans la section qui en est chargée. « Vous imaginez bien que le président de la CRC ne va pas associer ce magistrat à un délibéré qui doit être impartial et autonome », répond Roberto Schmidt. Tout en disant ne pas savoir si ce même magistrat a suivi le cours de l’instruction du dossier, ou s’il est intervenu d'une façon ou d'une autre…

« Ce dossier a été confié non pas à un, mais à deux magistrats, dont une présidente de section très chevronnée ; ils ont tous les moyens de mener leur mission. En ce qui me concerne, je n’ai été l’objet d’aucune pression ni réflexion désagréable », assure-t-il. « On rencontre souvent des difficultés dans ces dossiers, poursuit Roberto Schmidt. Ces deux magistrats m’ont fait remonter des informations de façon normale, mais je n’ai pas ressenti que les difficultés étaient différentes de ce que l’on rencontre habituellement. » Le président de la CRC l’assure, ni Didier Migaud ni François Rebsamen ne se seraient manifestés auprès de lui dans cette affaire.

François Rebsamen a accepté lui aussi de se prêter aux questions de Mediapart. « J’ai répondu aux demandes des magistrats instructeurs depuis deux ans maintenant, et c’est normal. En tant qu’ancien du cabinet de Pierre Joxe, je défends les chambres régionales des comptes », expose en préambule le ministre du travail.

« Voici un mois, poursuit-il, nous avons eu une séance un peu rude entre les représentants de la Ville et quatre magistrats financiers. Je trouve normal d’expliquer les dépenses de fonctionnement pour les années qui me concernent, mais la période de contrôle ne m’a pas parue très définie. On nous a posé des questions parfois sur 2014, d’autres fois sur 2008… Ça a pris l’après-midi, et je reconnais que cela a été rude. Je leur ai fait remarquer que la mairie n’avait jamais été contrôlée sous Robert Poujade (maire de Dijon de 1971 à 2001 – ndlr), et leur ai demandé pourquoi le conseil général de François Sauvadet n’a jamais été contrôlé non plus, alors qu’il y a eu des affaires. Je leur ai aussi parlé des plateaux-repas à 30 euros de François Patriat au conseil régional »

« Certaines questions m’ont paru suspicieuses et orientées », raconte François Rebsamen. « Un jeune magistrat financier a posé des questions curieuses, sur les personnes avec qui j’avais pris des plateaux-repas le soir, ou si j’avais mis en place un "shadow cabinet" à la mairie. Maintenant, ils diront ce qu’ils veulent. J’attends le rapport provisoire, et je répondrai devant la chambre », lance François Rebsamen, sûr de lui.

En revanche, le ministre du travail est beaucoup moins prolixe quand on lui parle du rôle discret qui est prêté dans cette affaire à son ami et ancien collaborateur actuellement en poste à la CRC de Bourgogne/Franche-Comté. « Un ami ? D’où sortez-vous ça ? », demande François Rebsamen. Pourtant, lors de son élection en 2001, il avait remercié publiquement cet ami de 30 ans. À croire que cela pourrait paraître gênant, voire suspect aujourd’hui.

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«Salles de shoot» : le retard français face au voisin allemand

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De notre envoyé spécial à Berlin.- Comme à la maison. Il y a des snacks, des petits gâteaux et du café pas chers, du thé gratuit, une table au centre de la pièce pour discuter ou lire les journaux, un ordinateur pour consulter ses mails ou son compte Facebook. Vers midi, à l’ouverture, une dizaine d’hommes de tous âges déboulent dans le petit local. Les habitués lancent des « Guten Tag ! » retentissants. Certains prennent le temps de discuter du temps, de la vie, de tout et de rien. D’autres ouvrent illico leur sac, en sortent des seringues usagées, qu’ils échangent contre du matériel stérile. D’autres encore filent directement vers les deux salles du fond. Dans la première, la salle d’injection, ils peuvent se faire un « shoot » en intraveineuse, sous supervision médicale. Dans la seconde, ils peuvent fumer leur dose d’héroïne ou de cocaïne.

Le "Fixpunkt" se trouve dans un quartier résidentiel, pas très loin d'une écoleLe "Fixpunkt" se trouve dans un quartier résidentiel, pas très loin d'une école

Les plus jeunes repartent bien vite. « Tu devrais penser à un test », a le temps de lancer Dennis Andrzejewski, le travailleur social présent ce matin-là : un test pour détecter l’hépatite C ou le VIH, qui touchent de nombreux usagers de drogues. Certains passeront ici une partie de l’après-midi, le temps de souffler un peu, de voir un médecin, une assistante sociale, un conseiller en addictologie, de prendre une douche ou de laver son linge. « Les gens qui ne connaissent pas ce lieu sont en général étonnés de la normalité de ce qui se passe ici, dit Dennis. On se salue, on se parle, c’est un lieu de convivialité. » Dans un coin de la pièce principale, une table a été recouverte d’un tissu sombre. Dessus, un livre d’or en mémoire d’un des usagers, Daniel Weber, 35 ans, mort récemment dans l’incendie de son appartement. « Fumer, c’est pas bon pour la santé », a écrit un adepte de l’humour noir.

Dennis Andrzejewski, un des travailleurs sociaux du "Fixpunkt"Dennis Andrzejewski, un des travailleurs sociaux du "Fixpunkt"

Le « Fixpunkt » de la Reichenbergerstrasse, une rue résidentielle du quartier de Kreuzberg, a ouvert il y a six ans. À Berlin, les premières salles de consommation à moindre risque (SCMR) sont apparues il y a dix ans, après le feu vert d’une loi fédérale votée en 2000. En Allemagne, il y a désormais 25 salles, dans six États. On en compte au total une centaine dans le monde, aux Pays-Bas (il y en a 30 dans ce pays de 17 millions d'habitants) en Suisse (13), en Espagne (13), au Luxembourg, en Norvège, au Danemark, en Australie, au Canada...

Après un faux départ en 2013, à la suite d'un avis du Conseil d’État exigeant une plus grande sécurité juridique, le projet de loi santé en discussion à l’Assemblée nationale s’apprête à les expérimenter en France dans six villes (dont Paris, Marseille ou Bordeaux), pendant six ans. Une grande partie de l’opposition, criant au « laxisme », y est défavorable. Des arguments moralistes, également entendus en Allemagne, qui laissent Dennis de marbre. « Moi, je vois surtout les résultats. Ici, dans cette salle, nous facilitons la prévention et évitons des surdoses. En moyenne, ce seul centre sauve dix-huit vies par an. » Par rapport aux bénéfices en termes de santé publique, le coût est en général modeste, rappelle dans un entretien à Mediapart Marie Jauffret-Roustide, chercheure à l'Inserm, spécialiste des salles de consommation.

La salle de Kreuzberg, comme les trois autres de Berlin (une fixe, et deux mobiles), est financée par le gouvernement de la ville-État, dirigé par une coalition entre les sociaux-démocrates et les conservateurs. Le dispositif a déjà fait l’objet de deux évaluations, très positives. « C’est un soulagement pour la population, car là où les salles sont installées, la consommation dans les rues se réduit. Le dispositif permet aussi de conseiller les usagers, d’encourager la prévention du VIH ou de l’hépatite C, augmente les chances de survie des consommateurs. Ces dernières années, le nombre de personnes décédées à cause de la drogue a considérablement diminué à Berlin », résume Christine Köhler-Azara, chargée de la prévention des drogues dans la capitale allemande. Selon l’organisation de lutte contre le sida Deutsche-Aids Hilfe, les salles de consommation « ont un impact très fort dans la réduction des décès liés à la drogue ». A contrario, l’État de Bavière, qui n’a pas de salle en raison de l’opposition farouche de la CSU, petite sœur ultraconservatrice de la CDU d’Angela Merkel, ne cesse de voir le nombre de décès augmenter.

La salle d'injection, pour les intraveineusesLa salle d'injection, pour les intraveineuses

« Certains usagers viennent depuis dix ans », raconte Dennis Andrzejewski. Le responsable du "Fixpunkt" de Kreuzberg voit passer une soixantaine de visiteurs (en très grande majorité des hommes) par jour, de midi à 17 heures, du lundi au vendredi. « On en a qui viennent tous les jours, d'autres toutes les semaines ou plus rarement. Le profil est varié. Nos visiteurs ont parfois un métier, un appartement, et viennent juste prendre leur stock de seringues. Ils sont dépendants mais gèrent leur vie quotidienne. » C’est le cas de Marcello, un Italien, qui travaille sur les chantiers et vient « une ou deux fois par semaine ». « Je consomme régulièrement de l’héroïne et de la cocaïne, dit-il. Et je viens souvent ici car ça m’aide à le faire de façon plus "safe". Aujourd’hui, j’en profite pour chercher des annonces de colocation », dit-il, penché sur l’ordinateur.

« À l’autre extrémité de la palette, il y a des gens totalement désintégrés, sans logement, sans travail, sans couverture maladie, dont les journées sont rythmées par l’obsession de la drogue à trouver, 24 heures sur 24, 365 jours par an, sans week-end ni jour férié, reprend Dennis. Sans ce lieu, on ne pourrait pas toucher cette population. Nous utilisons cette petite fenêtre de temps pour mettre un pied dans la porte, entamer la discussion avec eux, savoir ce qu’ils font en ce moment, leur proposer de l’aide. »

À l’entrée, au-dessus du distributeur d’eau chaude pour le thé, le règlement intérieur affiché au mur précise les règles. À Berlin comme ailleurs, les salles de consommation sont strictement encadrées. La vente n’est pas autorisée. Seule certaines substances peuvent être consommées : les opiacées (héroïne, morphine, etc.), la cocaïne, les amphétamines, etc. Mais pas de produits de substitution, pour ne pas mélanger les consommateurs en voie de sevrage et les autres. Il est également impossible de fumer du cannabis ou du tabac. La police s’est engagée à ne pas contrôler les usagers qui viennent. En échange, il leur est demandé de ne pas se droguer dans le quartier. « Consommer ou laisser traîner vos seringues dans l’espace public entraîne des conflits dans le quartier. Nous aimerions l’éviter et vous prions de nous soutenir dans cette démarche », stipule le règlement intérieur. En théorie, le non-respect de cette règle peut entraîner une interdiction de fréquenter la salle. Le personnel (travailleurs sociaux, médecins, etc.) n’a pas le droit d’aider à la prise de drogues. « C’est interdit. Mais on leur apprend à prendre soin de leurs veines, à ne pas les détruire pour ne pas avoir à se piquer partout sur le corps. On parle des doses qu’ils prennent, on encourage à les réduire, quand c’est possible. Et on est surtout présent en cas d’urgence. » Chaque mois, il y a deux ou trois situations d’urgence.

Les produits souillés sont soigneusement nettoyés et triésLes produits souillés sont soigneusement nettoyés et triés

Même à Berlin, où la drogue a longtemps fait des ravages, l’installation des salles de consommation n’est pourtant pas allée de soi. « Le citoyen lambda peut penser spontanément que de telles salles, c’est donner à des personnes dépendantes, en général considérées comme des malades, la possibilité de s’injecter légalement des drogues illégales. Ça peut a priori paraître très étrange, même du point de vue du droit, reconnaît Christine Köhler-Azara, la chargée des drogues à Berlin. Pour chaque implantation, il y a eu des résistances et des protestations de riverains. Nous avons pris les devants, informé, fait visiter les lieux, incité les policiers à dire ce qu’ils constatent, c’est-à-dire que le taux de criminalité n’augmente pas et qu’il n’y a pas de deal dans les environs des salles. La population a joué le jeu, et les salles se sont fondues dans le paysage. »

Berlin pourrait bientôt ouvrir un nouveau lieu dans le quartier de Charlottenburg, où de plus en plus de consommateurs de drogues se réunissent. À Kreuzberg, Dennis estime pourtant que de grands progrès restent à accomplir : « Les consommateurs de drogue sont toujours mal vus par les services sociaux. Il reste très compliqué d’adresser quelqu’un rapidement à l’hôpital pour une cure de désintoxication. Et il faut toujours s’employer à convaincre les politiques. » À Berlin, les salles n’ouvrent ainsi que quelques heures par jour. À Francfort et Hambourg, elles sont quasiment accessibles en continu.

BOITE NOIRECe reportage, texte et photos, a été mené l'automne dernier à Berlin. Le projet de loi santé, qui devait être examiné à l'Assemblée nationale fin 2014, a été décalé à cause de la loi Macron et des mouvements des médecins contre le tiers-payant généralisé.

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Islam: Bernard Godard détaille l'échec de l'Etat et des institutions musulmanes

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Il a été pendant plus de quinze ans le « monsieur Islam » du ministère de l’intérieur. Au bureau des cultes, Bernard Godard a pesé sur l’organisation institutionnelle de la deuxième religion de France, en nombre de pratiquants. Son livre La Question musulmane en France, paru en février chez Fayard alors qu'il quittait le ministère, l'a fait sortir de l’ombre. Homme discret, il connaît par cœur les acteurs de l’islam, leurs préoccupations et les polémiques que la visibilité des musulmans suscite. Le bilan de cet ex-insider est sans appel : les pouvoirs publics ont échoué à créer les structures susceptibles de permettre à cette communauté de se faire entendre. Elle-même n’a pas su inventer ses propres outils de représentation.

Bernard Godard (capture d'écran).Bernard Godard (capture d'écran).

Arrivé à ce poste sous l’ère Jospin, ce diplômé de l’Institut national des langues et civilisation orientales (Inalco), passé par les Renseignements généraux, avec lequel Mediapart s’est entretenu, a pu observer avec précision les mutations de l’islam et son enracinement dans la société française au cours des quarante dernières années. Dans son ouvrage, il fait un état des lieux détaillé des différents courants et de leurs relations avec l’État.

Il relate comment la sphère institutionnelle a été bousculée par l’émergence d’associations plus revendicatives, comment Internet a rebattu les cartes, comment certains imams se sont vu reprocher leur « tiédeur » par des musulmans se référant à une interprétation littéraliste du Coran.

Ce poste au bureau des cultes, d’autant plus intéressant qu’il s’inscrit dans le contexte français d’un État laïc et centralisateur, lui a aussi offert une vue imprenable sur l’action, ou les velléités d’action, des ministres de droite et de gauche qui se sont succédé place Beauvau. Après avoir accompagné la création du Conseil français du culte musulman (CFCM) en 2003, sous la houlette de Nicolas Sarkozy, il a dû constater les méandres dans lesquels cette institution a sombré.

L’arrivée de la gauche au pouvoir en 2012 n’a rien changé. Après les attentats de Paris de janvier 2015 contre Charlie Hebdo et le supermarché casher, le premier ministre a annoncé la tenue d’une consultation visant à réorganiser le culte musulman. Selon Bernard Godard, les leçons de l’échec n’ont pas été tirées. Les récentes déclarations de Manuel Valls, qu’il qualifie de « néo-républicain », le laisse sceptique. « La pire des choses est de lancer ce genre de propositions à chaud. On peut craindre que ce ne soit de la pure communication politique », affirme-t-il, redoutant que le CFCM, faute de relais, ne reste le « centre de gravité » et que l’État continue de vouloir tout contrôler. « À part la sécurisation des lieux de culte, ajoute-t-il, le premier ministre n’a pas annoncé grand-chose. Si tout cela se résume à se réunir deux fois par an, on peut légitimement se poser des questions… »

Le livre de Bernard Godard est paru en février 2015 après les attentats de Paris.Le livre de Bernard Godard est paru en février 2015 après les attentats de Paris.

La gauche, selon lui, doit s’interroger urgemment sur le rendez-vous manqué de 2012 : « On sortait de cinq années d’enfer pour les musulmans. Il fallait alors avoir un discours clair, un nouveau cap politique. Le gouvernement a juste répondu laïcité, sécurité. » Avant d’entreprendre quoi que ce soit, les raisons profondes de l’échec du CFCM doivent être comprises. Son analyse est sans concession. Le fait qu’il ait été lui-même aux premières loges lui donne un relief particulier.

Aux côtés de Jean-Pierre Chevènement, Bernard Godard est l’artisan d’une institution représentative de l’islam, qui deviendra quatre ans plus tard le CFCM. Officiellement créée en mai 2003 par Nicolas Sarkozy alors ministre de l’intérieur sous la présidence de Jacques Chirac, elle est censée permettre un dialogue entre l’État et les musulmans de France. Lancée à l’issue de plusieurs années de tractations, elle est conçue à l’image du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) pour les juifs.

Pendant deux ans, raconte-t-il, l’institution fonctionne tant bien que mal autour du « tripode » constitué par la Fédération nationale des musulmans de France (FNMF), dominée par les Marocains, la Mosquée de Paris d’obédience algérienne et l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) liée aux Frères musulmans. Mais, dès 2005, elle s’enlise dans d’interminables luttes de pouvoir. La concurrence algéro-marocaine prend rapidement le pas sur le reste.

De leur côté, les pouvoirs publics sont « obsédés par la représentativité de la nouvelle institution ». Ils veulent un interlocuteur fiable. Pour cela, ils s’engagent dans l’organisation d’un vote complexe. Les mosquées choisissent des délégués qui eux-mêmes élisent les membres de la structure centrale. Cette organisation rigide ne correspond en rien à la réalité du terrain. Alors que l’islam se développe à l’échelon local, les structures fédératives, toutes liées aux pays d’origine, acquièrent, avec ce système, trop de pouvoir par rapport à leur influence réelle dans les mosquées. Seule l’UOIF tente de représenter les revendications des petites structures de base, estime-t-il, mais cela ne dure pas en raison de l’« apesanteur des appareils ».

Halal, aumônerie, formation des imams, pèlerinage… En plus de dix ans, les questions intéressant les musulmans sont insuffisamment traitées, regrette l’auteur, qui n’observe qu’une avancée notable : en plus de l’aumônerie pénitentiaire qui existait déjà, la création des aumôneries militaires et de la santé. Mais, tempère-t-il, « cela a été le prix pour la loi de 2004 » (interdisant le port des signes religieux à l’école).

Dans un premier temps, les pouvoirs publics sont satisfaits. « L’État y trouve son compte dans la mesure où il peut adresser ses vœux annuels au “culte musulman” et où le CFCM sait produire des communiqués convenables en réaction à l’actualité », analyse-t-il. Mais, progressivement, ils se rendent compte que l’institution qu’ils ont créée est déconnectée des préoccupations des musulmans vivant en France. Affranchi de son devoir de réserve, Bernard Godard tacle les dirigeants qui ont trusté les places de représentants. « Ils ne veulent pas céder leurs sièges », dit-il aujourd’hui sans épargner l’actuel président Dalil Boubakeur – « Il est là parce qu’il fait plaisir aux non-musulmans » –  ni le « réseau ectoplasmique » de la Grande Mosquée de Paris.

Signe patent que le CFCM n’est plus qu’une coquille vide, ses adhérents rechignent à payer leur part. Sur la certification du halal, sur la formation des imams, « ce sont à elles de prendre des initiatives, pas aux pouvoirs publics qui peuvent les aider dans leur tâche ».

Pourtant, les besoins de réforme s’avèrent de plus en plus criants au cours de cette période de crispation autour de l’islam qui voit naître et s'affronter différents courants idéologiques. Bernard Godard en fait la typologie. La nébuleuse « identitaire », avec un socle à l’extrême droite, est la première à instrumentaliser la peur de l’islam, avec des figures telles que l’essayiste René Marchand, théoricien de l’« islamisation de l’Europe ». Elle se fonde « sur le postulat éculé de l’absence de séparation entre le politique et le religieux en islam » et donc sur le supposé impossible respect de la laïcité pour les musulmans. Au centre des campagnes du Front national, elle fait des émules à l'UMP.

« La création d'un ministère de l'identité nationale en 2007, l'activisme d'un courant nettement “identitaire” au sein de l'UMP, la Droite populaire, la place stratégique prépondérante que va occuper à l'Élysée le conseiller de Nicolas Sarkozy, Patrick Buisson, vont “libérer” une parole dont les milieux d'extrême droite, auparavant plus circonspects, vont faire leur fonds de commerce », écrit l'auteur dans son ouvrage.

Parallèlement, l’influence dans le débat public des « néoconservateurs français », atlantistes et libéraux comme Ivan Rioufol, Élisabeth Lévy, André Glucksmann ou Pierre-André Taguieff, se fait de plus en plus sentir, notamment après le 11 septembre 2001. Leur référence est l’historien Bernard Lewis, inventeur avant Samuel Huntington du « choc des civilisations ». « Leur point commun, estime-t-il, est une dénonciation des concessions accordées à l'islam tant du point de vue intérieur – en particulier du fait de la naïveté de la société française face au “double jeu” que mèneraient les responsables religieux musulmans pour imposer subrepticement un certain nombre de pratiques inconciliables avec la tradition laïque – qu'au niveau extérieur face au danger islamiste. »

Les frontières ne sont pas toujours étanches avec le « clan des républicanistes ». Au nom de la laïcité « émancipatrice », ce dernier regroupe les partisans d’une discrétion voire d’une invisibilité de la religion dans l’espace public. À ce titre, le combat contre le voile à l'école en 2004 devient rapidement central pour eux. Dans les médias, la journaliste Caroline Fourest est l'une de ses porte-parole. Dans le champ politique, Manuel Valls en est un représentant revendiqué, comme en témoignent ses prises de position dans l'affaire Baby-Loup, au cours de laquelle il défend publiquement la directrice de la crèche contre l'employée voilée licenciée.

En même temps, Bernard Godard assiste aux transformations de la lutte contre l’islamophobie. Face à la hausse des actes antimusulmans, les acteurs changent. De nouvelles associations voient le jour, prenant le relais des instances institutionnelles inopérantes. Leurs approches et leurs visées sont parfois très éloignées, voire totalement opposées les unes aux autres. À gauche, le développement de l’islam « dans les quartiers » ne laisse pas indifférent certains mouvements.

Dès 2001, rappelle Bernard Godard, la LCR s’interroge sur la proximité avec la critique anti-impérialiste portée par des associations « fréristes ». L’auteur exhume un texte interne de ce parti, où est clairement posée la nécessité de défendre les citoyens musulmans contre l’islamophobie car « dans ces luttes, il peut être possible de convaincre de jeunes islamistes que les idées révolutionnaires répondent infiniment mieux à leur besoin de lutter contre l’impérialisme ».

Une association comme le Comité contre le racisme et l’islamophobie (CRI), dirigé par Abdelaziz Chaambi, est issue de cette mouvance issue de l’extrême gauche lyonnaise. Les Indigènes de la République qui organisent en 2010 des « états généraux de l’islamophobie et de la négrophobie » s’inscrivent eux aussi dans ce courant – qualifié d’« islamo-gauchiste » par le fonctionnaire – selon lequel l’islamophobie perpétue les réflexes racistes de l’empire colonial. « Un peu de Foucault, un peu de Gramsci. Ils sont dans la concurrence victimaire », tranche Bernard Godard.

Passé de l’extrême gauche à l’extrême droite, le polémiste Alain Soral a lui aussi tenté une OPA sur la lutte contre l’islamophobie, mais avec cette fois une conception complotiste où l’axe « américano-sioniste » serait le véritable ennemi à combattre. Fondé par des militants proches de l’UOIF, le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) occupe quant à lui le terrain laissé à l’abandon par le CFCM, notamment dans la production de chiffres.

Née de la société civile, cette exigence d’avoir des outils fiables pour mesurer l’évolution des actes antimusulmans contraint l’État à réagir. La mise en place d’une nomenclature devient une mission centrale, déléguée à Bernard Godard. Les pouvoirs publics français, pourtant épris de statistiques, sont d’abord réticents, se souvient-il. Brice Hortefeux, alors ministre de l’intérieur, ne se décide à signer un accord-cadre avec le président du CFCM, Mohammed Moussaoui, le 17 juin 2010, que pour donner des gages à cette institution qui a vu d’un mauvais œil la résolution examinée un mois plus tôt par le Parlement, affirmant que le port du niqab est contraire aux valeurs de la République. Le projet est de convenir d’un mode de recension à l’image de ce qui se fait depuis des années entre le Service de protection de la communauté juive (SPCJ) et la place Beauvau.

Jusque-là sont pris en compte les actes antisémites, racistes et xénophobes : aucune attention particulière n’est portée aux actes antimusulmans. Au ministère, les données sont fondées sur les plaintes et mains courantes déposées auprès des services de police. Une personnalité du CFCM, Abdallah Zekri, est choisie pour faire le go-between avec le bureau du culte. Il crée, à cette fin, l’Observatoire de l’islamophobie, mais cette structure, selon l’expert, ne parvient pas à faire remonter des données fiables. Le CFCM est « enferré dans des querelles de pouvoir », indique-t-il.

Malgré cette difficulté, le ministère ne cherche pas à travailler avec le CCIF, alors même que cette association, créée en 2004, est dotée d’un service juridique compilant des éléments statistiques. Mais ces derniers sont repoussés pour deux raisons. Ils sont tout d’abord jugés trop larges car ils comptabilisent l’ensemble des incidents signalés, y compris ceux ne se traduisant pas par une plainte. Les agents de l’État, par ailleurs, ne savent pas comment traiter les événements mettant en cause les pouvoirs publics eux-mêmes.

Le bureau des cultes se contente par conséquent d’exploiter ses propres statistiques recouvrant les profanations de cimetières, les attaques contre les mosquées et les insultes contre les musulmans considérés comme pratiquants. De peur de susciter des polémiques « inutiles » susceptibles de freiner les évolutions en cours, il recommande d’utiliser l’expression « actes à caractère antimusulman » plutôt qu’« actes islamophobes ». Deux catégories de chiffres sont publiées en parallèle, ceux du CCIF et ceux de l’État. Les uns et les autres augmentent au fil des ans, sans se rejoindre jamais, ce qui participe à créer du ressentiment de la part des populations victimes de violences.

En quinze ans, Bernard Godard a aussi vu le rapport à l'islam des nouvelles générations évoluer. Filière halal, normes vestimentaires, finance islamique : un « islam identitaire » fondé sur un mode de vie conforme à la religion se développe parmi les jeunes issus des deuxième et troisième générations à partir des années 1980-90. Une personnalité telle que Tariq Ramadan, incitant les musulmans nés en France à participer à la vie citoyenne, tout en portant haut leur identité, est et reste à cet égard centrale pour cette population. 

Plus récemment, il assiste à l'essor de ce qu'il qualifie d'« islam de rupture ». En quelques années, la mouvance salafiste gagne en puissance, non seulement dans les grandes agglomérations mais aussi dans des villes de taille moyenne. Marqué par une lecture littérale du Coran, cet islam fondamentaliste, qui recouvre des réalités diverses, se développe à partir des années 2000. Fondé sur le rejet d’un islam porté par les Frères musulmans, lui-même en rupture par rapport à l’islam culturel des parents, il est le fait de jeunes Français issus de l’immigration, trentenaires, cherchant à affirmer leur identité dans un pays où ils se sentent exclus. C'est cet islam qui, depuis quelques mois, focalise l'attention des services du ministre de l'intérieur.

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